Читать книгу Chignole (la guerre aérienne) - Marcel Nadaud - Страница 4
I—CHIGNOLE SE PRÉSENTE.
ОглавлениеAu fond du parc, près de l'étang tranquille, je suis profondément occupé à donner la pâture aux carpes nonchalantes.
Leurs museaux viennent affleurer à la surface de la nappe, bleutée par le soleil de midi; l'eau se ride de plis minuscules qui se prolongeant jusqu'aux bords, caressent, avant de disparaître, des petites herbes frémissantes.
Je renais peu à peu à la vie; à cette résurrection, j'éprouve des joies de gamin.
Il semble que l'on fait la rééducation complète de ses sens.
L'aspect des choses sur lequel vous étiez blasé au point de l'indifférence la plus absolue vous paraît tout nouveau, tout neuf, et vous découvrez le monde avec de grands yeux éblouis.
Ah! la douceur de revivre, de sentir sa machine humaine fonctionner normalement, sans à-coups, le plaisir de ne plus souffrir, la joie de respirer librement, sans contrainte physique, le bonheur d'être heureux parce qu'on a retrouvé son appétit, son sommeil, sa santé.
Finie, l'amertume des heures d'hôpital longues, longues comme une journée grise, où l'eau pleure sur les vitres; fini le désenchantement d'être un inutile, un impotent, un vidé, forme pâle dans les vêtements réglementaires, que soutiennent d'autres pâleurs. Je vais retourner au front, je suis guéri.
Ma cantine est déjà dans ma chambre, et je considère mes vêtements de travail, usagés, salis, quelque peu rapiécés, avec attendrissement.
Bonjour copains!... Camarades de misère, d'infortune et d'un tout petit peu de gloire, vieux habits déformés, limés aux entournures, défroques des randonnées d'hier, vous qui avez connu mes enthousiasmes et mes craintes, je vous reprends joyeusement car vous personnifiez le passé enfin retrouvé, la vie de là-haut, la bataille en plein ciel, le frisson de l'aile.... Bonjour copains!...
..... Dans l'allée, un pas pressé, puis un cri bien connu de mes oreilles, sonore comme une fanfare, joyeux comme un cocorico.
«T'soin! T'soin!!!...»
«T'soin ... T'soin!!...» C'est Chignole qui me saute au cou:
—Chignole!... soi-même en personne naturelle!... Chignole qui a quitté Nancy ce matin avec une perm de six jours et qui n'a pas voulu venir à Panam, sans radiner en vitesse pour secouer les cuillers de son patron!...
Alors, ma vieille!... cette petite santé?... On prend le dessus.... Dis-donc ... c'est pas un hôpital où tu es ... c'est un château ... c'est un Palace!... Des fleurs ... de la flotte à volonté ... de la verdure jusqu'à perpète ... et avec ça des chaises longues, des rockinges.... On ne doit pas avoir l'esprit ouvrier dans ces meubles-là.... On doit y devenir nerveux comme une éponge ou un plat de nouilles.
... Chignole est mon premier mécanicien. Vingt ans; né à Paris, bien entendu, et à Montmartre, naturellement. Son enfance s'est déroulée de la place Blanche à la place du Tertre; la rue Lepic et la rue des Saules ont connu ses glissades savantes où restèrent plus d'un fond de culotte, et Poulbot campa certainement d'après lui ses premiers «gosses».
Il a gardé de son séjour sur la Butte Sacrée une conversation imagée avec un accent particulièrement savoureux. Sa philosophie se résume dans la puissante maxime «Ne pas s'en faire», aussi son humeur est-elle d'une égalité parfaite. Sur les bancs de la laïque, le sport hanta son imagination; dans ses rêves, il se voyait champion de la pédale, succombant sous les ovations des populaires du Vel-d'Hiv. Mais son père ayant eu le tort de mourir quand il était encore dans les langes, sa mère, ouvrière de fabrique, ne pouvant lui offrir une bicyclette, il entra chez un serrurier, brocanteur, loueur de bécanes.
Un clou chasse l'autre, l'auto tua le vélo; Chignole, jeune homme de progrès, suivit le mouvement.
Chez un constructeur d'automobiles de Puteaux, il gravit laborieusement la pénible échelle qui mène de l'apprentissage à la mise au point. La mobilisation le surprit au retour du Grand Prix de l'A. C. F., où mécanicien de l'un des champions français, il l'avait accompagné dans une course «à tombeau ouvert».
Engagé volontaire dans l'aviation, ses précieuses qualités se firent jour rapidement, et j'eus la chance de me l'attacher comme premier mécano. Minutieux en paraissant désordonné, travailleur en affectant d'être nonchalant, c'était un as; il n'y avait personne pour lui damer le pion, quand il s'agissait de ramener une magnéto récalcitrante à une plus juste conception des lois de l'allumage.
Son flair était légendaire.
Après quelques aspirations de son nez en pied de marmite, pointé vers le ciel, il laissait tomber dédaigneusement ses prévisions atmosphériques, rarement inexactes.
—Aujourd'hui, vous serez balancés.... S'agira de ne pas cherrer ... de ne pas faire les zouaves.... En revenant, vous trouverez de la crasse à 400 mètres.... Vous en faites pas quand même!...
Ou bien:
—Un temps pour demoiselle ... un vrai voyage de noces.... Ça gazera!... Vous en faites pas!...
Sa virtuosité manuelle surprenait: ses doigts couraient sur le moteur, le caressaient, le chatouillaient; à tout moment, il criait à son second, un petit gars de la Beauce pas très à la page:
—Grouille-toi ... dépêche-toi.... Faut que ça saute!... Passe-moi la clef anglaise ... passe-moi la pince universelle ... passe-moi la chignole....
La chignole, dans notre argot, s'applique à un vilebrequin portatif. Mon premier mécano affectionnait particulièrement cet outil qu'il n'abandonnait que pour le réclamer à son second affolé, d'une voix impérative; d'où son surnom qui avait assis sa popularité.
.....
Les derniers potins de l'escadrille contés, Chignole prend un air sérieux qui lui va mal, et en rougissant:
—Mon vieux ... j'ai un grand service à te demander....
—Je t'écoute....
—J'ose pas....
—Besoin d'argent?
—Penses-tu.... Ça ne me gênerait pas de t'en demander.... Ça ne serait pas la première fois!...
—Alors?
—Voilà.... Tu vas repartir au front.... Qui as-tu choisi pour remplacer ce pauvre V ...?...
—Pas encore fixé.
—Continueras-tu à prendre des observateurs à droite et à gauche?...
—Rien de décidé.
—Parce que voilà ce que je voudrais te proposer... Prends-moi comme observateur....
«... T'en fais pas ... je continuerais à soigner le taxi ... mais comprends-tu ... ma vieille, j'en ai plein le dos d'être un reste-à-terre, tandis que vous vous baladez dans le bleu.... Je me mange le foie.... Ça me ronge d'être comme ça.... Alors tu veux bien me prendre avec toi?...»
—Ecoute ... je ne demande pas mieux ... mais ta maman qui n'a plus que toi ... qu'est-ce qu'elle va dire?... Tu ne risquais pas ta vie, mais enfin tu faisais quand même ton devoir.... Pourquoi chercher le danger .... Que va dire ta maman?
—Maman!... Mais c'est elle-même qui ne veut plus que je sois un embusqué!... Il faut que son petit ait la Croix de guerre comme les autres ... car les types de Montmartre en ont fichu un coup.... Des as, quoi!... Alors ... tu veux bien...? dis que tu veux bien...? on va former équipe ... et quelle équipe!... On ne s'en fera pas une miette ... mais pour gazer ... ça gazera!... Ça, je te le promets....
Sans parler, j'ai pris ses mains dans les miennes, ses mains rugueuses d'ouvrier, et dans le parc frivole, où, le soir, l'ombre de la Pompadour vient rôder dans une robe clair de lune, nous avons scellé un double pacte avec l'inconnu, le destin ... avec demain....