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II – Versailles

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«Un canal qui fait rêver les plus grands parleurs sitôt qu’ils s’en approchent et où je suis toujours heureux, soit que je sois joyeux, soit que je sois triste.»

Lettre de BALZAC à M de Lamothe-Aigron

L’automne épuisé, plus même réchauffé par le soleil rare, perd une à une ses dernières couleurs. L’extrême ardeur de ses feuillages, si enflammés que toute l’après-midi et la matinée elle-même donnaient la glorieuse illusion du couchant, s’est éteinte. Seuls, les dahlias, les oeillets d’inde et les chrysanthèmes jaunes, violets, blancs et roses, brillent encore sur la face sombre et désolée de l’automne. A six heures du soir, quand on passe par les Tuileries uniformément grises et nues sous le ciel aussi sombre, où les arbres noirs décrivent branche par branche leur désespoir puissant et subtil, un massif soudain aperçu de ces fleurs d’automne luit richement dans l’obscurité et fait à nos yeux habitués à ces horizons en cendres une violence voluptueuse. Les heures du matin sont plus douces. Le soleil brille encore parfois, et je peux voir encore en quittant la terrasse du bord de l’eau, au long des grands escaliers de pierre, mon ombre descendre une à une les marches devant moi.

Je ne voudrais pas vous prononcer ici après tant d’autres, Versailles, grand nom rouillé et doux, royal cimetière de feuillages, de vastes eaux et de marbres, lieu véritablement aristocratique et démoralisant, ou ne nous trouble même pas le remords que la vie de tant d’ouvriers n’y ait servi qu’à affiner et qu’à élargir moins les joies d’un autre temps que la mélancolie du nôtre. Je ne voudrais pas vous prononcer après tant d’autres, et pourtant que de fois, à la coupe rougie de vos bassins de marbre rose, j’ai été boire jusqu’à la lie et jusqu’à délirer l’enivrante et amère douceur de ces suprêmes jours d’automne. La terre mêlée de feuilles fanées et de feuilles pourries semblait au loin une jaune et violette mosaïque ternie. En passant près du hameau, en relevant le col de mon paletot contre le vent, j’entendis roucouler des colombes. Partout l’odeur du buis, comme au dimanche des Rameaux, enivrait. Comment ai-je pu cueillir encore un mince bouquet de printemps, dans ces jardins saccagés par l’automne. Sur l’eau, le vent froissait les pétales d’une rose grelottante.

Dans ce grand effeuillement de Trianon, seule la voûte légère d’un petit pont de géranium blanc soulevait au-dessus de l’eau glacée ses fleurs à peine inclinées par le vent. Certes, depuis que j’ai respiré le vent du large et le sel dans les chemins creux de Normandie, depuis que j’ai vu briller la mer à travers les branches de rhododendrons en fleurs, je sais tout ce que le voisinage des eaux peut ajouter aux grâces végétales. Mais quelle pureté plus virginale en ce doux géranium blanc, penché avec une retenue gracieuse sur les eaux frileuses entre leurs quais de feuilles mortes.

O vieillesse argentée des bois encore verts, à branches éplorées, étangs et pièces d’eau qu’un geste pieux a posés çà et là, comme des urnes offertes à la mélancolie des arbres!

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel

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