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II. Fanfan, Maçonnais et mademoiselle Titi.
ОглавлениеLe jour du jugement de Moïse Klauss accusé de tentative d’assassinat sur Suzanne, avait attiré un assez grand nombre de personnes à la Cour d’assises. Le vicomte de Chatenay, sans entrer dans d’autres détails, avait laissé échapper trois ou quatre mots sur l’événement, et comme Suzanne était fort connue dans ce monde où vivait Titi, ou plutôt la Sirène, et que celle-ci avait même été son amie pendant toute une soirée, elle se fit un plaisir, suivant son expression, d’aller voir condamner l’assassin, et ce fut du ton dont elle aurait dit :Allons-nous aux courses ? » qu’elle interrogea ainsi Bouche-d’Acier, Pervenche et Tricolore, ses trois intimes du moment : Nous payons nous la Cour d’assises ? » La partie fut convenue et le vieux duc de... un sénateur plein de bontés pour Titi, lui procura quatre places réservées... Le bruit se répandit que quelques unes des étoiles parisiennes honoreraient la Cour d’assises de leur présence, et gandins et journalistes, cocodès et cocodettes, d’accourir au jour dit. Les lorettes s’étaient habillées d’une façon très-décente : leurs toilettes étaient celles de toutes les femmes du grand monde... Si Titi avait salué madame de Maufrigneuse, celle-ci lui eût rendu courtoisement son salut, tout en se demandant où elle avait pu là voir auparavant.
L’audience commença : le jeune Charles MoronvaL fut entendu, à titre de renseignements, et seulement pour être confronté avec Moïse qu’il reconnut parfaitement, et dont la vue le troubla profondément. M. de Chatenay se hâta, avec la permission du président, de le faire reconduire chez lui dans sa voiture.
L’interrogatoire de Moïse fut long ; condamné sous différents pseudonymes, forçat libéré, il avait un grand intérêt à égarer, la justice. Mais l’instruction avait été admirablement conduite, et les antécédents de Moïse étaient incontestables. Quant au crime, Moïse déclara qu’il n’avait agi que dans le cas de légitime défense. Que sa volonté était seulement de reprendre à Suzanne une somme de cent mille francs qu’elle venait de lui voler. Selon lui, Suzanne avait été sa maîtresse autrefois ! Elle le savait en possession d’une forte somme et s’était introduite chez lui sous le prétexte de renouer leur ancienne liaison, et elle avait fini par le dépouiller de ses cent mille francs avec une adresse étonnante ; instruite par elle-même qu’elle demeurait hôtel de Lyon, il résolut de rentrer en possession de son argent, mais il n’avait ; jamais eu la pensée de la tuer. Le hasard avait ramené Suzanne plus tôt qu’il ne le pensait à l’hôtel, et c’est en la voyant que, la tête perdue par les cris furibonds qu’elle poussait, il s’élança du côté de l’escalier. Le malheur voulut encore que Suzanne dégringola quelques marches, et qu’ayant par hasard son couteau ouvert à la main, il roula sur la malheureuse, et par une fatalité horrible, la blessa grièvement. Le malheur une fois accompli il prit la fuite ; ce fut alors qu’il fut arrêté par Fanfan. « La destinée me poursuivait, acheva mélancoliquement Moïse ! je n’avais d’autre but, en venant à Paris, que de m’y fixer et d’y vivre honnêtement du fruit de mes économies, car ces cent mille francs étaient bien à moi ; et sans la rencontre de cette malheureuse qui m’avait perdu autrefois, qui m’avait conduit au bagne, je ne me verrais pas aujourd’hui traîné sur ces bancs, les mains couvertes d’un sang que je ne voulais pas verser ! J’ai pu avoir des torts, mais je n’ai jamais ôté la vie à personne. Et non seulement je vois la mort suspendue sur ma tête ; mais encore c’est à Fanfân, à mon fils, que je la devrai ; car cet homme qui m’a livré c’est mon enfant ! Je lui disais : je suis ton père, laisse-moi m’évader ! je suis ton père ! Et il m’a livré au bourreau. »
Moïse retomba sur son banc la tête dans ses deux mains ; la scène était bien jouée. Il avait un costume sévère, il s’était fait soigneusement raser, et un curé de campagne n’aurait pas pu trouver une face plus bénigne, plus paterne, plus contrite que celle du juif. Toute la salle avait été émue, on avait jeté les regards sur Fanfan-Mâconnais, le premier témoin inscrit, et l’on attendait sa déposition avec curiosité. — Un fils qui arrête son père en flagrant délit d’assassinat et qui témoigne contre lui, c’était du fruit nouveau pour des convives qui avaient le palais usé à force d’avoir goûté les mets épicés des cours d’assises
Pour Fan fan il était un peu pâle, mais il n’était pas intimidé. Sa toilette était celle d’un ouvrier aisé. Il n’avait pas mis ses habits à carreaux ; ses vêlements étaient sombres, et avec ses énormes favoris rouges, bien taillés, il avait la tournure et la physionomie d’Hercule déguisé en cockney.
Titi se pencha vers ses compagnes et leur dit ;
— Mes premières amours !
— Pas mal, dit Tricolore !
— Quels muscles, dit Pervenche !
— Il est épatant, conclut délicieusement Bouche-d’Acier.
Le président s’adressa alors à Fanfan, et avec un accent plein d’intérêt, de compassion même, il lui dit :
— C’est grâce à vous que la justice a mis la main sur un dangereux criminel. Vous avez été blessé dans la lutte, et malgré cette blessure, malgré des sollicitations capables d’ébranler un cœur moins honnête que le vôtre, vous n’avez pas failli à votre devoir. La justice vous remercie du concours apporté par vous à la loi, et dans la position exceptionnelle où le sort vous a placé, elle vous donne le choix de parler ou de garder le silence.
Fanfan écouta les paroles du président avec recueillement, et quand celui-ci eut fini, relevant la tête qu’il avait un peu inclinée en signe de respect, il prononça sans émotion, d’une voix ferme et simple, la réponse que nous sténographions :
— Monsieur le président, avec votre permission, je dirai quelques mots. Pardon si je parle mal... je ne sais ni lire, ni écrire... mais tout ignorant que je suis, je crois en effet n’avoir fait que ce que je devais. Je voudrais pouvoir expliquer bien ce que je pense ; enfin je vais tâcher de le faire à ma manière. Je n’avais pas trois ans quand ma mère mourut de faim, abandonnée par son mari, et je fus recueilli aux Enfants-Trouvés. Ce n’est pas mon père qui m’a élevé, c’est la charité publique, c’est la société. Je lui dois tout, à la société, car elle a enterré ma mère ; sans la société, je serais devenu un voleur peut-être, un vagabond pour sûr. Elle m’a donné un bon état, elle m’a dit : Sois honnête, et je lui ai obéi parce qu’elle a toujours été bonne pour moi. Un soir on crie à l’assassin, et je vois passer un homme avec un couteau à la main, La loi, cette mère de tous, qui m’a nourri et élevé, me dit : Tiens ferme ! J’arrête l’assassin... lui me dit : Prends l’argent que j’ai volé, je suis ton père ! J’ai suivi les conseils de cette société qui nourrit les pauvres abandonnés, enterre les mères qui meurent de faim et a fait de moi, gratis, un bon ouvrier et un honnête garçon ! Cet homme-là, je ne le connais pas ! maintenant, monsieur le président, je vous demanderai la permission de me retirer, parce que je ne me sens pas à mon aise et que j’ai dit tout ce que je voulais dire.
Fanfan sortit silencieusement. On s’écartait avec respect sur son passage. Il était vaillant, ce forgeron, et son action comme son discours attestaient que jamais les tentations du mal ne pourraient mordre sur ce cœur de bronze.
Titi était toute rêveuse depuis l’allocution du président et la réponse de Fanfan. Elle se demandait si ce forgeron si beau, si fort, si honnête, ne valait pas mieux que les vieux sénateurs lubriques, les roués de coulisse et les gandins millionnaires qui voltigeaient autour d’elle. 11 lui revint au visage comme une bouffée du passé. Sa sœur, la Bise, était peut-être plus heureuse qu’elle. Elle ne se dit pas qu’elle était, elle, hors la loi et que, comme le père de Fanfan, tout ce qui était honnête ne la connaissait plus ! Elle sortit, avant la fin de la séance, pensive et comme énervée.
Les dépositions des autres témoins furent accablantes. M. de Çhatenay prouva que jamais cet homme n’avait eu cent mille francs, La disparition de Barratte venait corroborer ce que lui avait dit Suzanne à son lit de mort. Bref-j Moïse fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Le misérable avait eu le bénéfice des circonstances atténuantes ; quelques jurés avaient hésité en raison de la cause première de l’arrestation. Ils ne voulaient pas faire tuer le père par le fils, même légalement. Tous jours est-il que Moïse Klauss, qui s’attendait à une condamnation capitale, reprit soudain son insouciance et sa gaieté.
— On se sauve du bagne et de Cayenne, grommelait-il. Ah ! Fanfan, si jamais je te retrouve !
Ses yeux étaient injectés de sang ; mais cela passa vite, et il soupa avec appétit d’un morceau de pain de munition et de trente-trois haricots.
A la forge, on reçut Fanfan à bras ouverts. Jamais, depuis son aventure avec Quoniam, on ne lui parlait de son père. M. Baldy se contenta de lui demander :
— C’est fini ?
— C’est fini, murmura Fanfan. A Cayenné.
— On n’en meurt pas, dit Baldy. Veux-tu dîner avec moi et Quoniam ?
Au moment où Fanfan allait répondre pour accepter l’offre de Baldy, un commissionnaire entra, et remit, une lettre à l’ouvrier, en lui disant :
— Fanfan Maçonnais, forgeron ; — pressé, — rien à donner. — Bonjour !
— Pour moi ça ? Il se trompe, disait Fanfan en tournant et retournant le billet. Je ne connais personne qui puisse m’écrire sur du papier en satin, et qui empoisonne le pain d’épice !
— Donne, dit Baldy ! Mais oui, c’est bien pour toi : — Monsieur Fanfan Maçonnais, forgeron, chez M. Baldy, rue de Lamartine, 26. — Pressé !
— Lisez, patron, dit Fanfan en riant, je n’ai pas mes lunettes.
M. Baldy décacheta le billet et poussa un cri de surprise.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dirent à la fois Quoniam et Fanfan.
— Une lettre de Titi !
— Pas possible, dit Quoniam, et sautant à pieds joints par-dessus une enclume, il se rapprocha du patron.
Fanfan n’avait pas compris, et regardait le forgeron d’un air abruti.
Baldy fit la lecture du billet parfumé :
« Monsieur Fanfan, j’ai à vous parler d’une affaire très-grave ; aussi je vous attends aujourd’hui, chez moi, à cinq heures précises... Je serai seule, et vous me désobligeriez beaucoup en ne venant pas partager mon petit dîner. Vous m’avez assez comblée de petits noirs à la crémerie Rochechouart, pour que j’aie bien le droit de vous offrir la côtelette de l’amitié... Je vous répète encore que c’est grave, très-grave ! Il s’agit d’un service à me rendre... Je compte sur vous, à cinq heures.
TITI.
Rue d’Amsterdam, 43.
P. S-, Demandez mademoiselle Sirène de Saint-Gratien. Je vous attendrai toute la soirée s’il le faut. — Ne parlez à personne de cette lettre ! »
Dire l’ébahissement des trois forgerons est impossible. Baldy relut la lettre deux fois, une pour Quoniam et la troisième pour Fanfan. Celui-ci roulait des yeux hagards, qui rappelaient les yeux en émail des petits pendules qui suivent dans leurs orbites les mouvements du balancier. Quoniam fouillait avec ses mains noires dans sa chevelure inculte, et Baldy poussait des hem ! him ! houm ! capables de fendre des pavés.
— Tiens ferme ! Je n’irai pas ! cria tout à coup Fanfan.
— Cependant, dit Baldy, si elle a besoin de toi ?
— Et puis, c’est la sœur de M. Pierre, glissa Quoniam.
— C’est vrai, dit Fanfan, faut prévenir la Bise !
— Puisque Titi, mademoiselle Sirène, du moins, vous recommande de ne parler à personne de cette lettre...
— Ah ! elle me recommande, J’ai pas vu ça !...
— Je vas relire la lettre, dit Baldy.
Et tous les trois serrés, l’un lisant, les deux autres écoutant, recommencèrent à discuter chaque phrase, chaque proposition, chaque mot de cette lettre qui venait comme un coup de foudre lézarder la cervelle de Fanfan. Le temps pressait : quatre heures venaient de sonner, il fallait prendre un parti.
— Bath ! j’y vas tout de même, décida Fanfan. Tiens ferme ! ça m’intrigue !
Ce disant, il enfonça son chapeau sur sa tête et prit la porte.
— Diable ! diable ! Il est encore malade d’amour !
— Et il n’en sera pas de longtemps guari, Baldy !
Cet atroce calembour ne fut lancé par Quoniam que lorsque le patron eut disparu sous la porte cochère.