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V. Histoire d’une grue (suite). — Les amies de pension d’Hélène.

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Table des matières

Rien n’est perdu, tout se paie.

Hélène avait été élevée à Lyon avec une jeune fille, mademoiselle Euphrasie, appartenant à la bourgeoisie, mais bonne, dévouée, candide, l’aimant à l’adoration, et qui lui avait rendu mille de ces petits services qui se rendent en pension ; plus tard elle lui en avait rendu de plus sérieux encore par ses relations et son influence. Mais Hélène avait des idées singulières sur la propriété, elle ne dédaignait pas les pommes de la voisine de droite ou les poires de la voisine de gauche, et oubliait souvent de leur demander leur avis à ce sujet. Cédant à l’excellente disposition de son cœur, Euphrasie se fit un plaisir dé garder son amie quelques jours chez ses parents pendant les vacances, Hélène en profita pour essayer de lui enlever son fiancé ! Elle fit des médisances, des cancans, de ces petites perfidies dans lesquelles certaines femmes sont passées maîtresses. Elle ne réussit pas à accaparer le fiancé ; mais du moins elle faillit faire rompre le mariage. Deux ou trois ans se passèrent, elles étaient toutes les deux mariées. Euphrasie, bonne âme, heureuse d’ailleurs et sans rancune, après l’avoir boudée et évitée pendant deux ans, lui avait complètement pardonné et vint, avec son mari, rendre à Hélène la visite qu’elle en avait reçue. Celle-ci se trouvait pour deux mois à Ghâlon, et elle chercha à lui en rendre le séjour agréable. Son mari y était receveur et y jouissait d’une certaine autorité en même temps que d’une juste popularité ; les honnêtes femmes ont quelquefois la chance de rencontrer des hommes honnêtes ! Le hasard se trompe quelquefois en faisant le bien ! Euphrasie mit sa loge au théâtre à la disposition d’Hélène et l’invita à dîner. Elle ne reçut que des refus plus ou moins bien motivés. En effet, l’artiste avait retrouvé à Châlon le comte de, T... ministre de... qui avait un château dans les environs et appréciait fort son talent qu’il avait patronné autrefois ; il lui présenta sa femme ; madame Legendre, gonflée de vanité, crut alors pouvoir se passer de son ancienne compagne et résolut de lui faire ce que dans sa petite tête elle appelait une impertinence. Son mari s’étonnait de ce qu’elle n’allait pas plus souvent chez Euphrasie ; mais Hélène inventait des histoires saugrenues pour expliquer sa négligence envers une ancienne amie :

— Que veux-tu, disait-elle ! Elle est si bourgeoise, et il me semble que nous devons et que nous pouvons voir mieux que ça !

A ce propos, son mari se permit de lui faire les quelques observations suivantes :

— Ma chère amie, je ne vois pas trop en quoi la société que tu vois à Paris l’emporte sur celle de ton amie de pension ; il me semble au contraire que les seules personnes bien que tu connais, c’est par elle, est-ce chez madame Agaritha de Bois flotté que tu iras chercher la véritable aristocratie ? C’est une bonne enfant ; mais cela n’empêche pas que sa mère n’ait épousé, à la dernière heure, le pauvre vieillard dont elle était la cuisinière ! Quand nous nous sommes mariés, je ne te le reproche pas, mais tu m’avais un peu surfait ton monde. Je croyais aller dans le faubourg Saint-Germain, et jusqu’à présent tu ne m’as pas encore mené par là, et je crois bien qu’il faudra attendre que je sois de l’Institut pour passer les ponts.

— Je ne parle pas d’Agaritha, répondit la jeune femme impatientée ; mais toi tu as des amis haut placés : M. de Blossiers, par exemple, qui est président delà Cour d’appel et qui vient tous les jeudis ! Nous sommes donc aussi bien posés, sinon mieux, par nos relations, par les hommes influents que nous recevons, que ne le sont Euphrasie et son receveur.

Elle inventa alors quelques petites calomnies, sans se rendre compte que le sentiment auquel elle obéissait n’était autre que le dépit de voir Euphrasie mariée à un homme dont la capacité était incontestable, et l’avenir assuré.

L’heureux mari de son ancienne amie avait résisté aussi à ses jeux innocents deux années auparavant. Il n’avait plus maintenant l’air de l’avoir connue, et faisait en cela preuve d’un grand tact. Il était si heureux dans son gentil ménage, qu’il ne devait plus lui rester aucun souvenir de ce petit trouble-fête dont l’amour-propre souffrait toujours intérieurement. Legendre se résigna, peu convaincu et regrettant fort Euphrasie dont il aimait l’esprit et surtout la bonhomie. — Au lieu d’aller chez Euphrasie, elle ne manquait pas une soirée chez le comte de T. ou chez le président. Là, elle n’était choyée que tout juste, les prévenances étant pour son mari. Cependant son bonheur le plus grand était de pouvoir dire : « J’ai refusé de dîner chez Euphrasie, c’est si bourgeois, son père est le fils d’un épicier ! » Quand elle allait chez Euphrasie le matin, elle essayait de l’éblouir, lui racontait les belles connaissances de son mari et tous les bals où on les invitait. Euphrasie ne la contredisait pas ; mais elle pensait qu’il y avait beaucoup à en rabattre ! Elle savait bien que tout véritable artiste que fût Legendre, il lui était difficile de franchir certains cercles où la vaniteuse Hélène se prétendait recherchée ; qu’en tout cas, y eût-il été admis, lui, il n’eût pu y introduire sa femme. Legendre était sur les épines quand sa moitié débitait ces mensonges dont il devinait bien qu’Euphrasie n’était pas dupe ; il pestait contre Hélène, mais il savait un gré infini à la charmante femme de ne pas sourire à ces balourdises. Grâce à toutes les sottes inventions de notre grue pendant son séjour à Châlons, l’artiste ne put jouir qu’imparfaitement d’une société qu’il aimait et qui était, vraiment la meilleure de l’endroit.

Plus tard, le mari d’Euphrasie fut envoyé consul général à Naples, et Hélène y accompagna son mari, que divers travaux y appelaient. Le salon d’Euphrasie était le plus recherché, et voyant cette fois que l’ancienne amie de pension pouvait lui être utile, elle voulut s’en rapprocher. Compliments, flagorneries, courbettes, elle mit tout en usage pour arrivera son but ; mais si Euphrasie était bonne, son mari avait de la fermeté et de la mémoire et malgré tout, la grue en fut pour ses frais.

C’était donc, comme on le voit, une piteuse amie ! envieuse et sans aucun sentiment de reconnaissance. Du reste, Euphrasie ne lui en aurait pas demandé tant, elle se contentait d’être bonne, et quand son mari lui disait : « tu as bien le meilleur cœur que je connaisse, » elle n’en voulait pas davantage.

Hélène, qui avait tant désiré le mariage, ne s’en trouva pas parfaitement lotie. Trois ans de ménage et trois grossesses avaient suffi à la faner complètement. Sa taille, charmante autrefois, s’était épaissie et raccourcie. Sa poitrine, si admirablement dessinée quatre ou cinq ans auparavant, s’était déformée et flétrie ; ses yeux n’étaient pas cernés « mais fatigués, rougis son visage élargisses lèvres plus pâles et plus serrées encore. Elle était passée, bien passée, à vingt-quatre ou vingt-cinq ans c’est-à-dire à l’âge où presque toutes les femmes Sont dans l’épanouissement de leur jeunesse et de leur beauté. Le soir elle faisait encore quelque effet, mais en plein jour c’était tout différent. Ce qui n’empêchait pas son père d’avancer qu’au bal on l’appelait encore mademoiselle !

Etait-ce une punition du ciel que cette déchéance apportée par la réalisation de sa plus violente ambition, de ce désir forcené du mariage qui l’avait poussée à tant de choses répréhensibles qui n’étaient peut-être pas dans sa nature ? qui pourrait le dire ? Quant au moral, elle était encore plus transformée qu’au physique. Seulement la grue avait changé de tactique. Elle ne posait plus pour la candeur, pour l’innocence, l’ignorance et l’horreur des bas bleus ! Elle ne se vantait pas, comme autrefois, de ses fautes d’orthographe. Un seul homme était tombé dans le piège et il s’était sauvé. Donc ce piège n’était pas bon et la tactique était mauvaise. Elle était bien encore un peu la maréchale Lefebvre des petits salons, et de temps en temps un barbarisme inventé autrefois, incrusté maintenant, sortait de sa bouche. Elle avait consacré tant d’efforts à paraître d’une ignorance crasse, qu’il lui en était resté quelque chose ; maintenant elle avait un babil sans queue ni tête, un bredouillement perpétuel, des mots vides ; mais point d’idées ! Parlant de tout à la fois, sans comprendre rien à quoi que ce fût, discourant sur MURAT poignardé par Charlotte Corday, et sur MARAT fusillé ; tranchant toutes les questions, bouleversant toutes les conversations, elle avait le talent de se rendre : ridicule au suprême degré. Quelquefois on questionnait la bonne et spirituelle madame de Winzelles, sa sœur, à son sujet, et elle répondait :Que voulez-vous, elle aime à parler, cette chère sœur, il y a peut-être du bon au fond de tout ce qu’elle dit ! Seulement ça n’est pas filtré.

Au surplus, madame de Winzelles avait presque cessé de la voir et courait le monde, sans se fixer beaucoup nulle part. Hélène se piqua de l’abandon de sa sœur et s’imagina de se venger en la copiant. La pauvre Hélène devint la caricature de madame de Winzelles et cela se conçoit. Elle ne pouvait l’imiter que par ses côtés risqués et mauvais, par conséquent, sans prendre les bons. Il ne faut jamais copier une individualité : car une individualité n’est pas toujours la dernière expression du beau et du bien ; il ne faut copier que le vrai beau, que l’invariablement bien.

En littérature, copier Molière, copier Corneille, copier une école DÉFINIE, positive, partant de règles stables, cela n’a rien de ridicule... Si vous faites bien, vous illustrez votre nom ; si vous faites médiocre, vous no l’abaissez pas. Mais copier un peintre, un sculpteur, un romancier, un musicien, ou une élégance qui s’écarte des règles : c’est une folie ! Il est imprudent de faire du Courbet, du Sterne, du Wagner ou du Brummel. Ces exceptions ont toutes une qualité personnelle, originale, qui échappe à l’analyse et c’est parla copie de ces exceptions qu’on est exposé à tomber dans la palinodie, dans la charge. Prenons des exemples.

Au théâtre, Lafont, le vieux Lafont d’aujourd’hui, était un acteur original, mais il blésait ou blaisait en parlant, et tous ceux qui ont imité Lafont, n’ont réussi qu’à copier, parfaitement, il faut l’avouer, — la seule imperfection de son talent. — Odry, Grassot, Brunet et Lassagne, ces types cocasses, n’ont produit que des paillasses et dés comiques d’une trivialité révoltante. — Si Paul Legrand a du mérite, c’est qu’il n’a pas tenté de singer Debureau, et toutes les actrices qui ont voulu imiter Rachel ont été repoussées de partout. Ristori ne copie perso une : malheur à celles qui voudront l’imiter ! Le peintre Courbet a fait des femmes laides et grosses, et cependant c’est un grand peintre, et les marchands de bric-à-brac regorgent de femmes encore plus laides et encore plus grosses signées d’imitateurs que chacun raille à plaisir. — En musique et en littérature... c’est bien pis encore ! Mais ce dernier terrain doit m’être sacré, et je me contenterai de dire que dans les arts, comme dans la vie, l’originalité est charmante par elle-même, mais en elle-même aussi, déplorable par ses résultats... Aimons, admirons Théophile Gautier, madame de Staël, Balzac, Diaz et David... voire même THÉRÉSA ! Aimons Rouvière, ce pauvre comédien mort à la peine, victime de cette originalité à ont nous parlons... Oui, tous ont eu, ou ont encore une originalité indiscutable ! Mais, hélas ! quels poètes ridicules, quels sculpteurs insensés, quelles chanteuses horribles, et quels comédiens stupides n’ont-ils pas fait naitre !

Toutes ces puissantes personnalités ont vécu, ou vivent en dehors des règles consacrées. Ce sont des génies qui ont trouvé le moyen de voler en l’air... Seulement Dieu seul a le secret de leurs ailes... Vous les voyez d’en bas et vous vous dites : Singulières gens ! Ils ne font pas comme tout le monde... Essayons de faire comme eux ! » Vous vous jetez du haut du Panthéon et vous vous cassez le cou... Vous n’avez vu qu’une chose dans l’originalité de ces êtres à part, c’est que leur originalité était de voler quand les autres marchent... Mais vous n’avez jamais vu, ou deviné quel était le génie invisible, ange ou démon, qui les soutenait. Contentons-nous donc des règles établies et ne nous embarquons pas sans parachutes dans les pays aériens. Le cheval hyperbolique de Victor Hugo, si magnifiquement dépeint dans la préface des Chansons des rues et des bois a désarçonné bien des cavaliers imprudents. Allons à âne, ou du moins ne montons que les chevaux dressés... C’est plus sûr et moins trompeur ! — Je copie Bilboquet, mais les banquistes aujourd’hui ne sont pas des originaux.

Or, madame de Winzelles était une exception à toutes les règles. Toute autre, faisant ce qu’elle faisait, aurait touché, en plein, l’absurde et le ridicule. Mais elle y échappait parce qu’elle était vraiment elle. Rien n’était affecté, ni chez elle, ni en elle, même ce qui ressemblait à de l’affectation. Elle comprenait tous les systèmes et n’en choisissait aucun. Elle était, avant tout, la femme libre et indépendante. Elle ne soupçonnait rien aux choses du cœur et n’avait rien à craindre des orages de la passion. Elle n’a jamais aimé, et n’a peut-être jamais été aimée d’un certain amour... C’est une femme incomplète, et madame Récamier seul eût pu nous dire peut-être le secret, le même pour toutes deux sans doute, de cette absence complète de ce qu’on appelle les sens. Elle préférait une thèse à un poème et ne pouvait pas souffrir la musique... Il lui semblait absurde qu’un ténor pût gagner plus d’argent qu’un professeur d’histoire naturelle... Elle trouvait ridicule qu’il y eût plus de monde à l’Opéra, pour voir le nouveau ballet, qu’il n’y en avait à la Sorbonne pour entendre Saint-Mârc-Girardin. C’est un signe de décadence ! disait-elle.

Madame de Winzelles est l’héroïne des aventures les plus bizarres, les plus incroyables... Elle monte à cheval comme Baucher, nage comme un poisson^ tire l’épée comme Grisier, la carabine comme Bas-de-Cuir et le pistolet comme Lepage. Elle a tout lu, tout appris et approfondi même plusieurs choses. Elle cause philosophie avec Jules Simon, économie politique avec Proudhon, religion avec Renan, poésie avec Hugo, spiritisme avec Allan Kardec, histoire avec Augustin Thierry, voyages avec Pierre de Tchihatcheff et ballon avec Nadar ! Elle a fait trois fois le tour du monde, tué trois ours blancs au Groenland, et cinq ours noirs dans les Pyrénées. Elle a dormi dans le wigwam du caraïbe et commandé un régiment de femmes, en Amérique, sous le nom de colonel Vinzelles. Elle parle italien comme un Toscan, anglais comme Byron, prussien comme M. de Bismark, espagnol comme Cervantes, portugais comme S. M. le roi Louis Ier, français comme les frères Bescherelles et grec comme M. Papodoupoulos, le maître et le professeur de cette charmante et aimable femme qui s’appelle la comtesse Dora d’Istria, et qui ressemble à madame de Winzelles par ses plus charmants côtés. Enfin elle a appris le russe à Moscou, l’arabe à Alger et elle a fait tout cela sans pose et le plus naturellement du monde. On l’admire et on ne la jalouse pas !

C’est fête à Paris de la voir ! — Elle a visité la Chine il y a deux ans et s’est reposée six mois à Paris, pour prendre langue. Puis elle est partie essayer de trois bains de mer au Chili... On l’a rencontrée à Biarritz quatre mois plus tard, et en ce moment elle étudie le terrain de l’Islande où elle désire implanter quelques plantes exotiques et utiles.

Quant à sa beauté, c’est une chose étrange et en dehors de toutes les règles... Des yeux tenant tout le visage, des yeux tout autour de là tête, pour employer le phébus des poètes. Ces yeux sont d’un vert profond comme la mer... son front est trop proéminent et ses cheveux n’ont pas une nuance bien définissable. Nous n’avons pas employé l’expression propre en disant tout à l’heure, quant à sa beauté ! C’est l’art, la fantaisie à leur suprême degré... Comme Rachel, elle aune taille charmante, mais ses formes lui permettent de porter impunément le costume d’homme et de rappeler le mot célèbre de Sophie Arnoult. C’est l’activité en personne... Béranger l’avait surnommée la Fée vif argent... Les passions ne devaient pas avoir prise sur elle... En effet on n’a guère le temps de s’occuper des niaiseries de l’amour quand on fait aujourd’hui l’ascension du Mont-Blanc et quand on descendra demain dans le cratère de l’Etna. Fuyait-elle ou bravait-elle l’amour ? Son cœur n’aimait-il plus ou avait-elle été frappée par Dieu de l’impuissance d’aimer... Voilà ce que l’on se demandait ! — Nous avons dit tout à l’heure notre opinion, à cet égard, — si elle avait un secret, il est de la nature de ceux dont on ne peut exiger la confidence... On peut demander aune femme pourquoi elle n’aime pas ; mais si cette femme, aux grands yeux verts, vous regarde étrangement et vous dit ces deux mots : Je ne peux pas !

— on ne se sent pas capable d’insister.

Or, Hélène ne pouvait saisir que le mauvais côté de sa sœur, c’est-à-dire le côté excentrique, un peu ridicule, mais racheté par tant d’adorables qualités ; aussi perdait-elle son temps et ses peines... Elle cassait les glaces avec ses pistolets de salon et renversait les porcelaines à coups de fleuret... Elle jouait la comédie en dépit du sens commun et se distribuait les plus beaux rôles, de manière que cette malheureuse femme était encore plus insupportable, mariée que jeune fille... A la scène elle était, si cela est possible, encore plus ennuyeuse qu’à la ville... Elle mâchait horriblement ses mots, bredouillait, bafouyait, disait tout sur le même ton et en courant la poste... Bref, elle assommait. Il était impossible de porter davantage sur les nerfs, d’être plus agaçante ! Cependant son père incorrigible trouvait qu’elle avait gagné encore ! en esprit et en grâce ! — Nous ne pouvons qu’analyser ses sottises, l’histoire complète remplirait des volumes. Quand elle se trouvait avec une femme de sa force, par exemple ! sa grande préoccupation était de savoir laquelle d’elles d’eux était la plus grande, ou la plus mince ! On passait le temps à se mesurer eh long et en large et, malgré l’évidence, elle voulait absolument avoir la priorité. Alors, entre les deux grues, c’était une discussion à n’en plus finir : on envoyait des témoins et la scène prenait des proportions sublimes de ridicule, quand elle ne dégénérait pas en querelle. Du reste, elle avait le don de rendre aussi sottes qu’elle les femmes qui la fréquentaient. J’ai vu une femme, intelligente cependant, s’échauffer, s’animer et devenir aussi grue qu’elle, l’espace d’une minute.

Au surplus, elle payait souvent les pots cassés de ses petites noirceurs. Par exemple, elle rencontra plus d’une fois des femmes plus rétives qu’Euphrasie, dont nous vous parlions tout à l’heure. Laure de Chatel fut une de celles-là ! Veuve et riche, elle était sur le point de se remarier. Suivant son habitude incorrigible, la Grue essaya de lui enlever, son fiancé, elle n’était pas encore mariée à cette époque, et cherchait un épouseur suivant sa monomanie féroce.. Laure surprit un jour un billet innocemment écrit par la Grue à son futur, mais, tout innocent qu’il pût être, ce billet contenait la preuve que le jeune homme avait, de son côté, écrit à la sensible Hélène.

Laure ne se fâcha point, non i Elle mit simplement et carrément Hélène à la porte de chez elle, et pria le fiancé de chercher ailleurs une autre veuve ou une autre jeune fille. Il voulut persister.

— Vous êtes fou ! lui dit-elle... Jamais je ne serai la femme d’un homme qui a pu s’occuper, fût-ce un quart d’heure seulement, d’une pareille sotte.

La bonne Hélène se vengea par des cancans comme elle savait les faire... Or, plusieurs années après, quand elle eut épousé Legendre, celui-ci s’étonna de ce qu’elle n’avait pas invité Laure, sa plus brillante connaissance, à sa noce.

— Je né la vois plus, répondit la Grue. Elle a dû se marier et, au beau moment, le futur n’a plus voulu d’elle. Cela l’a horriblement compromise !

Le bon Legendre, qui n’est pas un aigle après tout, et qui était alors en pleine lune de miel, crut aveuglément la médisante femelle. Mais il devait avoir bientôt à en rabattre, et voici comment ! Un soir, chez un homme très influent aux beaux-arts, la conversation tomba sur Laure, et un invité de l’homme influent demanda négligemment à Legendre pourquoi sa femme et madame de Chatel ne se voyaient plus comme autrefois, elles qui avaient été élevées ensemble.

— Oh ! c’est impossible ! Je ne sais comment vous dire cela, mais il paraît qu’elle est horriblement compromise... un mariage manqué, une histoire déplorable... C’est ma femme qui me l’a dit.

— Votre femme s’est trompée, ou plutôt vous a trompé, mon cher Legendre, reprit l’homme influent, vers lequel tous les yeux s’étaient portés ; pardonnez-moi de vous l’affirmer. Madame Chatel est la femme la plus respectable du monde, et je crains bien qu’il ait, dans cette rupture, une cause peu favorable n’y à la gloire de votre femme ! Je n’en sais rien, mais je le crois/ Engagez-la donc à être plus circonspecte en pariant de madame Chatel. Demandez-lui comment on sort de chez madame Chatel et pourquoi l’on en sort. Il y a une histoire de sortie assez curieuse qui s’est passée il y a deux ans, précisément ; vous n’étiez pas encore marié, mon cher Legendre. Ah ! à propos, vous savez que j’épouse madame Chatel dans huit jours, mon ami... et il lui tourna le dos. Pour toute vengeance, madame Chatel écrivit à Hélène les quelques lignes suivantes, que la Grue se garda bien de montrer.

« Ma chérie, je t’ai aimée et beaucoup aimée ; par cela même, je ne désire pas avoir à parler de toi, je n’aurais pas de bien à en dire. Cependant, comme il me serait désagréable d’avoir à le faire, car je respecte mes amitiés, à défaut de ceux ou celles qui les ont inspiré, je t’engage vivement à ne plus prononcer mon nom ni à entretenir les gens de notre brouille. Je pourrais me laisser entraîner, si je l’apprenais, non pas seulement à en dire les motifs, mais à les dévoiler, pièces en main et preuves à l’appui ; épargnent moi donc non-seulement cette mauvaise action, mais encore la peine de m’occuper de toi et accorde-moi l’oubli que je te concède, moi, si volontiers.

LAURE DE CHATEL. »

Le pauvre Legendre ne connut pas cette lettre, mais il rentra de fort mauvaise humeur. Sa lune de miel eut, de ce jour, une première tache. L’artiste comprit qu’il ne devait pas se faire le complice et le propagateur des petites perfidies de madame sa femme. Sa foi en la véracité d’Hélène fut légèrement ébranlée, et il n’accepta plus les déclarations de principes de la bredouillante Grue que sous bénéfice d’inventaire.

Au surplus, elle était tellement maladroite, qu’elle se nuisait à elle-même et à son mari plus qu’à ceux auxquels elle en voulait. Ainsi, sa manie de faire des cancans sur toutes les femmes ou d’en dire du mal à tout propos, fit perdre à son mari une commande du roi de Hollande. Elle s’était rendue, avec Legendre, chez le baron Faguey, l’ambassadeur, et avait déployé toutes ses grâces. Le baron semblait tout disposé à accorder la commande, il venait d’accepter à dîner pour le lendemain, car Hélène, avait la passion des invitations à dîner, auxquelles elle attachait une grande importance. Il n’avait pu refuser à cette voix doucereuse, quand, tout d’un coup, le nom de madame X... retentit aux oreilles de la Grue.

— Oh ! je la connais, dit-elle, elle m’écrit quelquefois, mais je ne lui réponds jamais ; nous nous sommes connues, mais nous ne sommes plus en correspondance... Son mari l’a plantée là... elle le trompait avec un sergent de ville.

Le baron était devenu pâle.

— Madame de X... est ma meilleure amie, dit-il à Legendre.

Et sur ce, il leur tourna les talons sans ajouter une parole. Quant au dîner, un billet d’excuses bien sec et bien laconique arriva au milieu des préparatifs : inutile d’ajouter que la commande passa devant le nez du pauvre mari, qui s’enferma dans son atelier et brisa son appui-main sur le dos d’un mannequin inoffensif ; peut-être pensait-il à la Grue. Toujours est-il qu’il y eut, à partir de ce jour-là, éclipse totale de lune de miel.

Hélène eut beaucoup de mortifications de ce genre ; mais les sots sont incorrigibles ! Legendre tremblait chaque fois qu’elle ouvrait la bouche.

— Voilà le sabord ouvert, gare au boulet ! H l’accompagnait le moins possible, et elle se plaignait aigrement ;

— Je suis la plus malheureuse des créatures... Toutes les femmes ont des amies et des amis fervents, dévoués, un entourage prêt à les protéger, à les défendre, à les exalter... Et moi qui suis jeune, belle, sage et spirituelle autant et plus que toutes, je n’ai rien de tout cela. Pourquoi ? pourquoi ?

Il eût été facile de lui répondre que le tout n’est pas de n’avoir pas de vices, mais bien d’avoir des qualités propres... que lorsqu’on est grue, on reste grue... que quand on a des prétentions, il faut les justifier, que lorsqu’une funeste éducation a faussé le jugement et l’intelligence, on est destiné à vivre sans amis. L’esprit et la bonté savent attirer et retenir les bons cœurs qui, au contraire, se sauvent des sots et des envieux.

Mais on aurait perdu son temps à lui expliquer tout cela ; quelques collègues de son mari venaient chez elle pour en rire, elle prenait ces rires pour de l’admiration.

Elle avait beau porter des chapeaux en cuir verni, des bottes à éperons, des cannes Louis XIII et monter à âne sur le boulevard ; elle avait beau se faire photographier en drapeau ou en Landaise tricotant sur des échasses, rien n’y faisait. Elle était ridicule partout et toujours... en poudre ou en bonnet, à pied ou à âne ! On riait d’elle à son grand nez, et elle ne se doutait de rien... Son père criait : « C’est l’esprit, c’est la grâce incarnée ! c’est la femme la plus recherchée... c’est la beauté, c’est la perfection ! tout le monde l’adore, l’encense, l’entoure, elle est adorable et angélique ! »

Le monde, impitoyable, répondait d’une seule voix :

— C’EST UNE GRUE !

La mexicaine

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