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I
ОглавлениеOn naît heureux, comme on naît brave ou poltron, effronté ou timide, tortu ou bien fait. C’est une question d’organisme et de tempérament, et chacun de nous a son étoile.–Ainsi pensait Jean d’Erneau, qui n’était pas du tout le premier venu, quoiqu’il n’eût rien d’un héros de roman.
Garçon de trente-quatre ans, riche, bien tourné, avec une certaine raideur de tenue qui sentait le correct britannique sous une teinte d’originalité pleine d’humour, il avait naturellement fort grand air, et, bien qu’on ne lui connût d’attache de famille en aucun des nobles faubourgs (si ce n’est que le baron Sauvageot, qui l’avait un jour produit dans le monde, était son parrain), on le citait au club comme un gentleman accompli. Son train de luxe y était remarqué. Flegmatique, et doué d’une volonté de fer sous l’aisance élégante et facile d’un Athénien, il n’eût point coupé la queue de son chien pour un empire, estimant peu les vanités de la gloire; mais il se fût cassé le cou pour dompter un cheval rétif, s’il eût eu quelque raison de le monter. Comme il ne devait rien qu’à lui-même, il se sentait libre comme l’air, et son caractère y gagnait cette mansuétude du fort qui rend toujours charmant. Un peu ironique, avec des tours d’esprit qui n’étaient point sans grâce, tolérant pour les qualités des autres, comme pour ses propres défauts, et lame fine aux jeux de l’épée, c’était bien le compagnon le plus aimable à vivre avec les gens qui lui plaisaient. A Paris depuis seulement une année, tout ce qu’on savait de son passé, c’est qu’il rapportait une grande fortune du Mexique ou du Canada, et qu’il avait servi dans l’armée du Sud pendant la guerre de sécession. D’un sang-froid toujours plaisant, ses allures révélaient d’ailleurs cette solidité américaine que donne l’habitude de tenir sa place au soleil. C’était à la fois la fantaisie excentrique et ce calme des gens que la vie d’aventures et de luttes a prématurément bronzés.–Tel qu’il était enfin, c’était un homme, et le baron Sauvageot, qui semblait lui-même subir son ascendant, ne se montrait pas peu fier d’avoir un tel filleul.
Installé dans un ravissant hôtel de la rue François Ier, Jean d’Erneau était bien en effet le mortelle plus exempt de soucis, par la raison fort simple que le cœur ne le gênait pas: non point qu’il n’en eût un tout comme un autre; mais, soit hasard ou négligence, il n’en avait jamais trouvé l’emploi. Son histoire, du reste, était assez bizarre.–Bien qu’il eût quelque part une famille, il avait vécu presque en enfant abandonné. Nourri jusqu’à sept ans par des braves gens qui habitaient Auteuil, à cet âge, il était entré au collège, sous la tutelle assez indifférente de son parrain, qu’il ne voyait jamais. Le baron Sauvageot n’était pas un méchant homme, au contraire: il s’aimait bien; mais, conseiller général, maire et député, de ceux qui ne font jamais de bruit à la Chambre, il était trop occupé à ne pas s’embrouiller dans ses votes pour avoir du temps de reste à dépenser en dehors de ces soins importants.–Jean, de son côté, s’élevait fort bien tout seul, s’accommodant au mieux d’un isolement qui lui permettait de vivre à sa guise. Une année, il avait alors quatorze ans, le baron Sauvageot l’avait emmené à une de ses terres, dans le département du Var. Là, le collégien avait retrouvé sa mère, une sorte de riche fermière, personne encore fort belle d’ailleurs, qui l’avait accueilli sans s’épancher beaucoup en effusions de tendresses. La voix du sang demeurant en lui latente, il ne s’était pas mis en plus grands frais, tout ravi de courir le pays sur les chevaux de labour, sans que nul s’avisât de le surveiller.
Cette éducation indépendante porta ses fruits. A dix-huit ans, Jean quittait le collège, et, destiné à la carrière administrative, eut bientôt achevé son droit; son parrain le prit alors pour secrétaire.–Il arriva un prodigieux événement: le baron Sauvageot, député muet, se mit tout à coup, dès cette heure, à parler, à révéler des qualités rares qu’on ne lui avait jamais connues, et qui stupéfièrent plus d’un de ses amis. Un rapport sur les sucres lui valut d’emblée un succès très flatteur. Il aborda même un jour la tribune, et lut, tout comme un autre, un long discours qui l’éleva presque au rang des hommes politiques en vue.
Ce triomphe durait depuis deux ans, lorsque, un beau jour, juste au milieu d’une discussion brûlante, dans laquelle le député du Var devait fulminer une réplique, Jean disparut sans façon, laissant une lettre avisant son parrain qu’il partait pour l’Amérique.–Cette désertion à l’étranger fut un désastre. Le baron Sauvageot ressentit un tel coup d’une pareille ingratitude qu’il en reperdit subitement la parole. Trois ans plus tard, cependant, Jean lui donna de ses nouvelles; mais, dominé par une colère que le temps et le regret de sa carrière perdue n’avaient fait qu’accroître, et pressentant, au surplus, quelque appel de détresse, le parrain le gratifia d’une malédiction en forme qui rompaitt out entre eux..
Douze années s’étaient passées sur cette étrange fugue; un matin, comme il se faisait la barbe, le baron Sauvageot fut tout surpris d’entendre annoncer Jean d’Erneau. Son premier mouvement fut de lui refuser sa porte: un désir de vengeance le retint.
–Faites entrer ici, dit-il à son valet de chambre, et restez pour m’habiller.
Le filleul fut introduit; le baron, debout devant une petite glace vissée à sa fenêtre, ne bougea pas plus que s’il l’eût vu la veille ou qu’il eût eu affaire à un de ses gens.
–Ah! c’est vous? dit-il" froidement, sans se retourner.
–Oui, cher parrain, répondit Jean. Arrivé depuis cinq jours, je n’ai point voulu tarder à vous rendre mes devoirs.
–C’est aimable à vous!
En laissant tomber ces mots d’un ton glacé, il fit une. pause.
–Et vous arrivez d’Amérique? reprit-il après un instant. d’où vous m’avez écrit deux fois en douze ans, je crois.
–Douze ans et quelques mois.–J’ai eu beaucoup d’affaires.
–Eh bien, c’est parfait! poursuivit le baron sans détourner les yeux de son miroir.–Quand repartez-vous?
–Je ne pars plus, répliqua Jean; j’ai l’intention de me fixer à Paris.
–Je comprends!. Et vous comptez sur moi, sans doute, pour vous aidér à trouver une situation digne de vos talents?
–Oh! rien ne presse, j’ai le temps de me résoudre. avec vos bons conseils.
–Et… quelle carrière avez-vous suivie dans vos heureux voyages?.. ajouta le baron Sauvageot d’un air goguenard.
–J’en ai suivi plusieurs.–Par un bon hasard, je suis arrivé là-bas au moment où venait d’éclater la guerre de sécession. Je me suis engagé dans l’armée du Sud.
–Eh! bien, mais, en ce cas, vous n’avez qu’à demander les épaulettes de général! répondit le baron Sauvageot, de plus en plus persifleur.
–Non, répondit Jean avec flegme, je n’ai été licencié qu’avec le grade de colonel.
–Colonel! dit le parrain, surpris.
–Oui; seulement, comme cela ne menait à rien, je me suis alors lancé dans les affaires. Ma dernière opération au Paraguay consistait dans l’exportation des cuirs. J’aurais pu y faire fortune, mais comme j’ai des ambitions modestes, je me suis contenté d’en rapporter deux millions.
A ces mots, le baron Sauvageot se retourna si brusquement qu’il manqua de se couper.
–Deux millions! s’écria-t-il.
–Oui; et je vais, en vous quittant, les toucher chez Rothschild pour les mettre à la Banque jusqu’à ce que je me décide à en faire l’emploi.
–Bon, bon! répliqua le parrain; mais j’espère bien, mon cher ami, que tu vas d’abord déjeuner avec moi.–Où loges-tu?
–A l’hôtel Bristol, place Vendôme.
–Tu vas me faire le plaisir de dire à Joseph de transporter bien vite ici ton bagage. Il ne serait pas convenable que tu eusses une autre maison que la mienne en attendant que tu t’installes!