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II

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Table des matières

Dans ce cours plat de la vie, où le commun des mortels subit presque sans le savoir le train vulgaire des choses, il est des natures qui semblent prédestinées aux événements étranges, comme si quelque influence secrète, ou quelque prédétermination fatale d’une volonté plus libre de tout joug, les réservait, à l’écart du troupeau, pour les péripéties imprévues.–Jean d’Erneau, il l’avait bien prouvé, était un homme à déterminations précises, qui ne s’attardait point au préjugé banal. Original par tempérament, il avait horreur du chemin battu, et, pour le reste, il s’en remettait à son étoile.–En fallait-il davantage pour que rien ne lui arrivât comme à un autre moins original que lui?

Rentré en possession de son parrain, tout fier de le produire, Jean s’abandonna pour la première fois à cette quiétude que donne à tout homme sorti vainqueur de la lutte la conscience d’une supériorité bien acquise. Doué de brillantes qualités et sportsman accompli, il fut bientôt en vue-dans ce milieu de désœuvrés où ses grandes façons et son penchant naturel pour l’excentric lui donnaient un relief rare. ’De plain-pied dans tous les mondes, son. scepticisme plaisant auprès des femmes lui valait des succès qui ne manquaient point d’envieux, et tout semblait présager qu’il était lancé pour jamais en ce train de viveur qu’il menait la main haute, quand, après six mois d’existence folle, une belle nuit, sans crier gare, dans un souper au Café anglais, qu’il donnait à ses amis, il annonça qu’il prenait congé des agitations de la vie légère pour se vouer désormais au culte plus hygiénique et plus sévère des convenances et de la vertu. On crut à une plaisanterie de sa façon; mais, avec le sérieux qu’il apportait dans ses moindres fantaisies, on le vit le lendemain mettre en pratique ses théories nouvelles, comme s’il eût trouvé son chemin de Damas. Tout dénonçait un si brusque changement d’allures qu’on s’en occupa, cherchant le mot de cette énigme.

On soupçonna d’abord quelque aventure cachée dans le monde, sans pouvoir rien découvrir pourtant du mystérieux objet d’une aussi soudaine conversion. Toujours dégagé, dans sa désinvolture de blasé, il allait au club à ses heures, se montrait le soir dans quelques salons, toujours aussi galant avec les femmes de ses amis, sans que le moindre oubli de son flegme pùt trahir le plus léger secret avec aucune d’elles. Quelques absences-réglées d’ailleurs donnèrent bientôt un autre cours aux suspicions. Il disparut une fois pendant tout un mois, sans que le baron Sauvageot lui-même pût donner de ses nouvelles. A son retour, il répondit aux questions qu’il s’en était allé patiner en Hollande. On accepta cette explication. trop en rapport avec son originalité pour soulever le moindre doute. Cependant, parmi ses i ntimes, étonnés d’un renoncement si subit dont rien ne révélait la cause, les conjectures n’en continuèrent pas moins; elles se fixèrent enfin sur une présomption des plus simples et que tout semblait justifier.

Le baron Sauvageot avait une nièce, madernoiselle Jeanne Runières, jeune et belle héritière de vingt ans, dont la dot se chiffrait par millions.

–Jean, qui ne se mettait guère en frais pour son parrain, n’était certes pas plus assidu dans sa famille; pourtant on savait qu’il y était accueilli avec une faveur marquée. On avait bien parlé vaguement, dans le monde, d’un commencement de sympathie entre mademoiselle Runières et le comte Tancrède de Mauvert, jeune attaché d’ambassade, sans rival parmi les meneurs de cotillons; mais une demande en mariage aigrement repoussée par la mère avait clos cette idylle à peine ébauchée. La jeune personne avait été renvoyée au couvent. Le prétendant, éconduit sans espoir de retour, était parti pour Rome. On pouvait donc supposer que, filleul du baron Sauvageot, et peut-être même protégé par lui, Jean attendait tranquillement son heure; comme il ne démentait rien des intentions qu’on lui prêtait, les conjectures en étaient arrivées à l’état de fait acquis, lorsque, tout à coup, une nouvelle qui surprit quelque peu fut officiellement divulguée: –mademoiselle Jeanne Runières venait d’être fiancée à M. Arthur Verdier.–Les publications furent lancées. Jean, invité à la soirée du contrat, se montra fort satisfait de ce dénouement imprévu. Les plus habiles en augurèrent qu’il cachait son jeu, et l’on s’attendit à quelque événement que les convenances du mariage annoncé eussent d’ailleurs un peu justifié.

La sœur du baron Sauvageot, la belle madame Runières, comme on l’appelait encore malgré ses quarante ans, était de sa personne une de ces femmes qui traversent le monde en laissant derrière elles un lumineux sillon. Mariée, vers le début de l’Empire, à un des princes de la finance, soutiens heureux du règne naissant, elle avait pris rang d’emblée parmi les quelques beautés tapageuses les plus en vue de la nouvelle cour, et fait parler d’elle un peu plus certainement que ne l’eût voulu son mari. Grande et faite à miracle, avec des airs de nymphe antique, elle était blonde, de ce blond particulier qui semblait être alors une flatterie et qui devint une mode; de grands yeux châtains, aux regards mêlés de langueurs et de flammes, la tête fine avec des traits d’une pureté de lignes sculpturale. Riche, adulée, fêtée, aristocratique jusqu’au bout des ongles, nulle ne chantait mieux les airs de Thérésa; ses élégances étaient célèbres aux chasses de Compiègne, les reporters citaient ses mots.

Ce suprême entrain d’existence durait depuis quinze ans, lorsque M. Runières rendit un jour son âme au Dieu d’Israël.–Avait-il dédaigné la gloire de son ménage, ou-mal apprécié son bonheur? On l’ignore.–Tant il y a que, par une bizarre imprévoyance, marié sous le régime dotal, il négligea d’assurer, dans l’avenir, le train somptueux de sa veuve, qu’il laissait avec un maigre douaire de vingt-cinq mille livres de rente, qu’elle possédait de son chef, et la tutelle de sa fille, qu’il ne pouvait lui enlever.

Pour quiconque a sondé les tristesses humaines, de tous les coups funestes d’ici-bas, le plus cruel est assurément la perte d’un tel époux. La belle madame Runières en conçut un si grand désespoir que, pendant toute une. semaine, elle oublia de mettre son rouge, et que la poudre de riz, seule sécha ses pleurs. Bien qu’elle sût que le deuil sied à ravir aux blondes, enfermée avec sa fille, devenue une des plus riches héritières de France, et dernier gage d’une félicité dont-elle estimait soudain tout le prix, pendant plus d’un mois, ensevelie dans son superbe hôtel du parc Monceaux, elle renonça au monde, ne recevant que ses intimes, parmi lesquels le plus assidu était M. Arthur Verdier, jeune capitaine aux cent-gardes que le défunt n’aimait pas.–Heureusement, par une faveur du sort, il n’est point de regrets éternels. Jour à jour, le temps apporta le baume de l’oubli; il adoucit la blessure de cette âme éplorée, suffisamment du moins pour que la fin de son demi-deuil se fondît doucement dans une robe bleu chine et jaune, chef-d’œuvre du grand couturier.–Elle était sauvée.

Mais il est des épreuves qui mûrissent avant l’âge. Privée de l’unique soutien trop prématurément arraché à sa tendresse, madame Runières reporta toutes ses affections sur sa fille. Elle fit alors deux parts de sa vie, retranchant de ses joies mondaines pour accomplir ce devoir si doux de mère attentive qu’elle se reprochait peut-être d’avoir parfois un peu délaissé. Quoique Jeanne eût déjà douze ans, elle ne craignit plus désormais de la montrer partout, même en robes longues, auprès d’elle, aux jours de congé du couvent.–Cette adoration, ce culte, durèrent sept ans, sans qu’un seul jour les démentit.

Une pensée pourtant altérait le bonheur fondé sur cette tête si chère: l’enfant devenait jeune fille, et chaque heure la rapprochait de ce moment fatal, cruel effroi des mères, où il faudrait lui choisir un époux. Cette idée plongeait madame Runières dans l’épouvante.–Quoi! un étranger viendrait, qui lui prendrait ce trésor d’affections longuement amassées?.. Il lui faudrait quitter cette splendide demeure, si pleine de ses souvenirs, de ses tristesses et de ses joies?

–A force d’y songer, elle conçut bientôt un projet: ce fut d’élire pour gendre un ami sûr, éprouvé, qui ne la séparerait jamais de sa fille. Elle jeta les yeux sur M. Arthur Verdier, dont huit années de dévouement lui garantissaient du moins dans l’avenir cette communauté d’existence devenue son rêve le plus doux.

Bien que la soirée de contrat fût tout intime, l’hôtel Runières était en gala: une centaine d’amis, sans plus, composaient l’assemblée. En familier, Jean alla baiser galamment la main que lui tendit la belle veuve, et il la complimenta sur ce grand jour.

–Hélas! mon ami, répondit-elle de cet air de mélancolie qui lui seyait si bien, vous oubliez que ce grand jour est celui qui prépare pour moi la perte de mon enfant!

Ses devoirs accomplis envers la maîtresse du lieu, Jean d’Erneau alla serrer la main de son parrain, salua M. Arthur Verdier, qu’un air rayonnant, conforme à son rôle, suffisait à déceler comme le héros de la fête, et, cherchant du regard mademoiselle Jeanne, qu’il aperçut dans le salon voisin, il passa à travers les groupes, s’arrêtant presque à chaque pas pour échanger de gracieux propos avec quelques belles dames de ses amies.

Assise à l’écart, entourée de jeunes compagnes, mademoiselle Jeanne était charmante en sa toilette de fiancée. D’Erneau, qui ne l’avait vue que de rares fois, et toujours en costume de couvent, fut frappé d’un air de naturelle élégance qui révélait sa race. Il remarqua pourtant qu’elle était un peu pâle. Il s’approcha, et, s’inclinant, lui tendit sa main, qu’elle prit timidement.

–Je vous apporte mes vœux, mademoiselle, dit-il avec le sourire de circonstance.

A ce mot, qui parut l’étonner sur. les lèvres de Jean, elle le regarda; leurs yeux se rencontrèrent.

–Quoi!… vous aussi? dit-elle.

–Mais, puis-je faillir à cette marque d’intérêt, mademoiselle, à l’heure où votre destinée s’engage?–Je vous souhaite un heureux avenir, et du fond du cœur, je vous le jure! ajouta-t-il avec un air de franchise émue qui contrastait avec son flegme.

Elle garda un instant le silence, hésitante comme si elle eût attendu quelque autre parole de lui. Voyant qu’il se taisait:

–Enfin! reprit-elle en secouant la tête comme pour chasser une idée importune, merci de vos bons souhaits!

A ce moment, madame Runières entrait, et, venant embrasser sa fille avec tendresse:

–Es-tu mieux, ma chérie? dit-elle, cette affreuse migraine te fait-elle un peu grâce?

Puis, sans lui laisser le temps de répondre:

–Allons, viens, ajouta-t-elle en l’entraînant doucement par la taille pour la serrer sur son cœur, le notaire est là!

Lorsqu’elles apparurent ainsi enlacées au salon. un murmure flatteur les accueillit. Pourtant la pâleur de Jeanne et son air de tristesse attestaient une si vive souffrance, et contrastaient tellement avec le bonheur d’une fiancée, que quelques amies s’empressèrent.

–Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-elle.

–Ma pauvre Jeannette! reprit madame Runières en lui faisant respirer son flacon; n’est-ce point comme un fait exprès: une névralgie un pareil jour!

M. Verdier s’élança pour approcher un fauteuil, avec une sollicitude attendrie; il la fit asseoir, en lui prodiguant de délicates attentions. Malgré la disgrâce d’une indisposition si malencontreuse, il était difficile de voir un couple mieux assorti. –Grand, un peu trop sanglé peut-être, M. Verdier avait trente-cinq ans. Il possédait cette sorte de beauté mâle qui saisit le regard du vulgaire à première vue. La poitrine effacée, des traits réguliers, bien qu’un peu lourds d’expression, l’œil à la fois fuyant et hardi, des moustaches allongées en aiguilles, il portait la tête haute avec un certain air vainqueur du meilleur ton.

Près d’une table, le notaire était installé. On prit place. Un sentiment de curiosité, voilée pourtant sous les. formes de la plus haute étiquette, apparut alors sur tous les visages, comme à l’attente de quelque incident imprévu. Après certains propos qui avaient généralement couru le monde, le choix de M. Verdier semblait enfin si bizarre que, plus d’une mauvaise langue en glosant tout bas, quelques doutes s’étaient élevés sur la réussite d’un tel projet.–Cependant le silence se fit et la lecture du contrat s’ensuivant sans encombre, tout en s’émerveillant de cette dot éblouissante, il fallut bien se rendre à l’évidence du fait, quand, la dernière clause achevée, le notaire tendit la plume au fiancé.

–M. Arthur Verdier, ayant paraphé toutes les pages, offrit à son tour la plume à mademoiselle Jeanne avec un sourire ému; mais, soit qu’elle fût distraite, ou qu’elle ne vît point son geste, elle prit une autre plume et traça fiévreusement son nom, sans tourner les yeux vers lui.

–Ma foi, se dit Jean, si Verdier avait l’ambition de donner à croire qu’il fait un mariage d’amour, il faudrait en rabattre!

Une valse, jouée aussitôt dans le grand salon, rompit la réserve un peu froide observée jusque-là, et la soirée prit le courant de fête obligé à l’occasion d’un heureux événement de famille. Madame Runières possédait cet art mondain d’animer ses réceptions; le choix de ses hôtes surtout y ajoutait, à certains jours intimes, un élément de jeunesse et de beauté, qui faisait de sa maison un centre unique.

Parmi les plus admirées ce soir-là se distinguait lady Maud O’Donor, dont les grâces souveraines, autant que son état dans le monde, faisaient toujours sensation. Veuve depuis juste un an du vieux général O’Donor, qui lui avait laissé son immense fortune, lady Maud. revenue la veille de sa villa du lac de Côme, reparaissait pour la première fois. Belle à vingt-quatre ans d’une de ces beautés exotiques et troublantes qui semblent créées pour exercer le ravage, lady O’Donor avait traversé la société parisienne, en s’y montrant à de rares intervalles que permettaient l’âge et la santé d’un vieil époux qu’elle entourait de soins touchants. Capricieuse et fantasque, elle vivait à sa guise, protégée par son rang indiscuté, et avec cette confiance audacieuse que donne l’ascendant de la richesse et d’un grand nom. Une aventure tragique avait marqué dans sa vie: épris d’une passion folle et dédaigné par elle, le jeune lord Harrington s’était tué de désespoir. Pour achever enfin l’étrange séduction de cette rayonnante Circé, on racontait en outre sur elle une singulière histoire qui ne contribuait pas médiocrement à lui assurer le plus original prestige. Après cinq années de mariage, le général était mort à soixante-quinze ans, et quelques amies intimes de la jolie veuve affirmaient tout bas, avec des sourires entendus, qu’en continuant les libres allures des jeunes misses américaines elle ne faisait qu’user de son droit.

Quoi qu’il en fût, les plus téméraires s’étaient brûlés à leur propre flamme, et sa froideur hautaine avait jusqu’alors désespéré la médisance et l’envie.

De tous ceux qui avaient approché lady O’Donor, Jean d’Erneau était peut-être le mieux informé. On savait qu’en Amérique il avait par hasard servi sous les ordres du général, qui, charmé de le retrouver à Paris, ne faisait pas mystère qu’à la bataille de Gettysburg le jeune colonel lui avait sauvé le vie. Accueilli à bras ouverts, Jean avait compté un instant parmi les rares familiers admis près de la belle lady Maud. Mais une circonstance ignorée avait bientôt relâché des relations qu’un brusque veuvage avait presque rompues.

Le monde pourtant a ses lois de convenances; à un moment, comme lady Maud causait avec madame Runières et le jeune duc de C…, un de ses soupirants déclarés, Jean d’Erneau alla la saluer; elle lui tendit à l’anglaise le bout de ses doigts.

–Je dois mille remerciements à madame Runières, dit-elle avec ce léger accent traînant qui lui était une grâce. Il ne faut pas moins qu’une rencontre chez elle pour que j’aie l’honneur de vous voir.

–Je vous eusse certainement rendu mes devoirs, madame, en déposant chez vous une carte, si j’avais su votre retour, répondit Jean.

–Merci, en tout cas, pour cette assurance de votre petit carton, répliqua-t-elle avec son plus grand air.–Eh! bien, puisque vous voilà, asseyez-vous, cela vous donnera l’occasion de me demander en passant des nouvelles de ma santé.

–Bon! vos compliments commencent comme une querelle. Jean, méfiez-vous. Moi, je me sauve! dit madame Runières en s’éloignant.

Le jeune duc souriait.

–Mon cher duc, ajouta lady O’Donor en abaissant son beau regard vers lui, ayez donc, je vous prie, l’extrême obligeance de me chercher mon bracelet, que j’ai perdu quelque part dans l’autre salon.

Le charmant duc se leva, laissant son fauteuil à Jean d’Erneau, qui s’y installa. Dès qu’ils furent seuls, lady O’Donor, changeant de ton et se penchant comme pour lui montrer son éventail:

–Tu as causé bien longtemps avec mademoiselle Runières, dit-elle à demi-woix. Qu’y a-t-il donc entre vous?

–Mais rien! Je l’ai complimentée, voilà tout.

–Et pourquoi était-elle si émue?

–Allons, ma chère Maud, encore cette folie. Attention, voici le duc qui revient.

–A demain, n’est-ce pas, reprit-elle rapidement.

Le duc rapportait le bracelet. Lady O’Donor se leva et prit son bras pour un quadrille.

–Enfin, j’accepte vos excuses, dit-elle cette fois tout haut à Jean, à la condition pourtant que je réserve mon pardon si vous me négligez trop.

–J’irai l’implorer à genoux, madame, répondit d’Erneau avec la plus belle désinvolture.

–Oh! à genoux, c’est trop pour votre superbe orgueil, dit-elle en riant; je vous dispense d’une pareille mortification.

L'étoile de Jean

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