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IV

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Table des matières

En toute intrigue galante, le chapitre des précautions inutiles tiendrait un in-folio. Les plus avisés s’y font prendre. Les dissimulations, les froideurs, sont les armes des naïfs; lady Maud O’Donor ni Jean n’étaient de ceux-là. L’existence de la belle veuve se passait dans ces régions élevées où une pointe d’excentricité couvrait ses libres allures de fille d’Albion. En son splendide hôtel du faubourg Saint-Honoré, dont les jardins donnaient sur les Champs-Elysées, elle recevait suivant son caprice, et, dans les visites de jour qu’elle admettait, d’Erneau était bravement des plus assidus. Presque chaque matin, on la rencontrait au bois, le plus souvent seule, suivie de deux grooms; parfois accompagnée de quelque soupirant dont la tâche n’était pas toujours facile. Elle montait avec une hardiesse rare un cheval de course célèbre que sa petite main domptait avec une sûreté d’écuyère, et sautait, en se jouant, des obstacles dont plus d’un gentleman rider se fût effrayé. Jean se joignait comme un autre à ces courses où presque seul il pouvait la suivre. Il arrivait qu’ils perdaient les grooms et qu’il la ramenait saris plus de mystère. Cette franchise avouée dans leurs relations d’amitié détournait habilement tout soupçon. Deux semaines s’étaient à peine écoulées que le secret des deux amants pouvait défier les propos.

«Nul n’est maître de son lendemain,» a dit un sage. Jean avait un dédain trop superbe des maximes absolues pour se préoccuper jamais des événements à naître; il s’en fiait à son étoile et laissait venir les jours comme il leur plaisait de luire, sans en plus appréhender le cours que s’il eût dû lui-même le diriger à son gré. Cependant il avait pour principe que le bonheur est un art qui veut qu’on le cultiye. Aimant à sa façon, il estimait qu’une belle maîtresse vaut mieux qu’une laide, et, bien que la fantasque jalousie de lady O’Donor ne reposât sur rien, il avait évité de reparaître aux jours de madame Runières, lorsqu’une aventure des plus surprenantes vint le saisir en pleine sécurité de lui-même et de son avenir sans nuages.

Un jour qu’il rentrait du club pour s’habiller avant le dîner, comme sa voiture touchait le perron de son hôtel, un de ses gens lui annonça que, depuis plus de deux heures, une jeune dame très voilée attendait son retour. Pareille insistance en un logis de garçon n’était point faite pour lui donner une haute idée de la visiteuse. Il respectait d’ailleurs sa maison et n’y avait jamais donné accès à ce monde de relations légères que tout homme bien élevé n’aborde que par hasard en dehors de chez lui. Songeant à quelque folie de lady Maud, il se dirigea vers le salon. Une jeune personne était debout devant la fenêtre, regardant la rue à travers la vitre. Au bruit de la porte, elle se retourna. Il ne put retenir un cri de surprise en reconnaissant la nièce de son parrain. Assise près de la cheminée, miss Clifford, la gouvernante, feuilletait un album.

–Quoi! c’est vous, mademoiselle, ici, chez moi?.. s’écria-t-il.

–Ouii répondit mademoiselle Jeanne Runières, je me suis sauvée de chez ma mère, et je viens vous trouver pour que vous me cachiez de façon à me mettre à l’abri de toute recherche.

–Que je vous cache, moi?.. mais vous n’y songez pas, mademoiselle.

Mademoiselle Jeanne secoua sa jolie tête d’un air résolu.

–On va me marier demain, reprit-elle, avec un homme que je méprise et que je hais. J’en aime un autre, à qui je me suis fiancée; j’ai juré de l’attendre et d’être sa femme. Je me suis traînée aux pieds de ma mère, et je l’ai suppliée pour qu’elle ne me contraigne pas du moins à ce mariage qui me fait horreur et qui m’épouvante: elle a été impitoyable.

–Résistez!

–Oui; cela vous est facile à dire, mais on a des raisons pour passer outre… et des moyens pour me faire céder.

–Mais une pareille fuite, mademoiselle, serait un horrible scandale qui vous perdrait. qui m’exposerait moi-même au danger d’avoir à répondre d’une complicité que votre famille pourrait à bon droit considérer comme un rapt.

–Oh! je sais que vous n’avez peur de rien, vous, reprit mademoiselle Runières.

–Pardonnez-moi, s’écria Jean, j’ai la plus grande peur de vous compromettre!

–C’est déjà fait, puisque je suis chez vous.

–Ce n’est encore là qu’une imprudence qui restera ignorée.–Aussi, je vous en supplie, mademoiselle, rentrez au plus vite chez votre mère, et ne donnez pas suite à ce projet fou.

–Si je rentre, je suis perdue.

–Invoquez l’appui de votre oncle; il est votre tuteur…

Elle eut un sourire amer.

–Mon oncle! dit-elle; mais a-t-il une volonté? Et, en supposant qu’il m’apporte son secours, ne connaissez-vous pas ma mère?

–Pourtant ce que vous faites aujourd’hui prouve bien que vous êtes capable de résolution.

–Oui, oui, je suis brave quand il le faut, même pour une décision0folle, vous le voyez. Mais, encore une fois, je vous le répète, si je retourne chez ma mère, je sais que je ne pourrai pas me défendre, et qu’elle aura raison de moi. –A vous de voir, ajouta-t-elle d’un ton décisif, si vous voulez me sauver.

Bien que Jean d’Erneau ne fût point d’un naturel à s’étonner de rien, la conjoncture où le jetait son étoile lui parut cette fois d’importance. Non point que, pour lui, il trouvât le moins du monde inconséquent le coup de tête de mademoiselle Jeanne Runières, du moment qu’elle y trouvait sa convenance; mais le chevaleresque était peu son affaire, et, si accoutumé qu’il fût à respecter toute action de logique, il était incapable de se dissimuler que son intervention dans une pareille escapade le pourrait mener fort loin.

–Voyons, mademoiselle, dit-il enfin avec ce sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, tout ceci est fort grave. Répondez-moi donc, je vous en prie, avec la franchise et avec la raison que, dans les rares occasions où j’ai eu l’honneur de vous voir, j’ai cru reconnaître en vous.–Si je refuse de prêter mon aide à cette effroyable imprudence, qu’allez-vous faire?

–Miss Clifford, qui n’a pas peur, elle, va aller vendre ses quelques bijoux et les miens que nous avons emportés; et, à la grâce de Dieu, nous partirons.–Je vous demanderai seulement la permission de l’attendre ici, puisque j y suis venue.

–Et. où irez-vous?

–A Rome, si nous pouvons arriver jusque-là, où je retrouverai celui… à qui j’ai fait serment d’être sa femme.

–Monsieur Tancrède de Mauvert, je suppose.

–Oui, répondit mademoiselle Runières.

–Et ce projet est irrévocable, vous me le jurez?

–Je vous le jure.

Jean d’Erneau aimait les situations nettes.

–En ce cas, mademoiselle, reprit-il, comme entre deux folies il vaut mieux que vous fassiez la moins grande, il est inutile que miss Clifford aille vendre ses bijoux.

–Vous consentez?

–Comptez sur moi, ajouta-t-il sans se départir de son flegme et en lui tendant sa main, que mademoiselle Runières prit avec effusion.

–Ah! je savais bien, dit-elle, que vous ne m’abandonneriez pas, vous!.. De mon côté, croyez à ma reconnaissance, et soyez assuré que jamais personne ne soupçonnera rien du service que vous m’aurez rendu.

–Oh! cela m’est bien égal, et je m’en embarrasse peu! reprit-il. Mais, pour le moment, le plus pressé, c’est de vous faire disparaître.– Voulez-vous me faire l’honneur de vous en fier pour tout à moi?

–Pour tout, répondit mademoiselle Runières.

–S’il en est ainsi, partons! Votre visite chez moi ne doit pas se prolonger plus longtemps. Par bonheur, mes gens ne vous ont point reconnue. Ma voiture m’attend; baissez votre voile, et miss Clifford le sien, et venez.

Miss Clifford était déjà prête.

En toute circonstance critique, Jean se résolvait vite: «pour ou contre». Ses décisions prises, il ne s’attardait jamais dans des tergiversations inutiles, comme ces gens qui tâtent l’eau avant de plonger.–A head! était sa devise, et, selon l’expression américaine: «Il coupait le câble et chauffait». A six heures, il quittait son hôtel, mademoiselle Runières et miss Clifford cachées au fond de sa voiture. A sept heures, ils étaient à Meudon; à sept heures et demie, la location d’une villa, agréablement située sur la lisière du bois, était conclue. Il y installait madame veuve Humphry et sa nièce; citoyennes d’Amérique.

–Jeanne et Jean! dit-il, nous devions être amis.

Très pâle, agitée, la réflexion l’ayant effrayée • peut-être, en le voyant partir, mademoiselle Runières devint toute tremblante. Il s’en aperçut.

–A la rigueur, il est encore temps, dit-il, devinant sa pensée, voulez-vous que je vous ramène?

Elle eut un moment d’hésitation douloureuse, regarda autour d’elle, comme épouvantée de son isolement subit. Pensive, irrésolue devant cet inconnu de l’avenir sans retour qu’il lui fallait décider; mais tout à coup elle fit un geste brusque.

–Non, non, dit-elle, il est trop tard! Par-– tez sans moi!–Seulement, murmura-t-elle faiblement, soyez bon: Voici une lettre que j’écris à ma mère; faites-la remettre, et tâchez de m’apporter demain de ses nouvelles.

–Ce sera fait… c’est justement aujourd’hui son jour. Par prudence, il faut que j’y paraisse.

De retour de Meudon à Paris, Jean d’Erneau, mourant de faim, se fit servir à dîner, et s’habilla sans se presser, en réfléchissant à cette nouvelle aventure. Si confiant qu’il fût en lui-même, il ne pouvait se dissimuler que ses amours avec lady O’Donor allaient se compliquer d’un étrange conflit, si par hasard elle concevait le moindre soupçon. Il connaissait trop bien cette imagination ardente pour ne point redouter les effets d’une jalousie que ses protestations avaient à peine apaisée, alors qu’elle n’était en rien fondée. Après une telle complicité dans ce coup de tête qui prenait toutes les allures d’un enlèvement, comment détourner le péril?

Quoi qu’il en fût, le sort en étant jeté, Jean partit pour la soirée de madame Runières. Il était important de s’y créer un alibi à pareille heure, et l’originalité de son rôle n’était point sans lui plaire. En route, il fit arrêter sa voiture à l’angle d’une rue, et chargea un commissionnaire de porter la lettre que lui avait confiée mademoiselle Jeanne, en recommandant à cet homme de la déposer tout simplement chez le portier de l’hôtel. Un quart d’heure après, il faisait son entrée dans les salons. Il aperçut la maîtresse du logis au milieu d’un groupe. Du premier coup d’œil, il vit le désarroi, et comprit que, frappée à l’improvisle par une aussi inexplicable disparition qu’il fallait cacher à tout prix, n’ayant plus le temps de désinviter son monde, elle ne pouvait que payer d’assurance.

–Ah! cher monsieur d’Erneau, dit-elle en levant sur lui ses beaux yeux, vous n’imaginez pas ce qui m’arrive!… Voilà que, au moment du dîner, ma pauvre Jeanne, déjà souffrante depuis huit jours, s’est trouvée prise d’une si grande fièvre qu’il m’a fallu la mettre au lit.– Je vous laisse à penser mes inquiétudes et mon embarras.

–Ah! mon Dieu, c’est bien triste à la veille d’un mariage, répondit Jean d’Erneau.–Et va-t-elle mieux maintenant?

–Elle dort, je quitte sa chambre à l’instant.

–Que dit le médecin?

–Il trouve son état fort grave.

–Ah! c’est bien triste, bien triste! répéta Jean.

Et, faisant place à d’autres survenants, il alla serrer la main au baron Sauvageot, qui causait à l’écart avec M. Arthur Verdier. A leur contenance, il était évident qu’ils savaient tout. Par discrétion il passa, pour ne point interrompre leur conférence, et s’en alla saluer quelques amis. Lady O’Donor ne devait point venir ce soir-là. Tout en échangeant des badinages sur l’air mélancolique du fiancé, il vit bientôt entrer un valet qui s’approcha pour parler à sa maîtresse. Au geste qu’elle fit, il devina l’arrivée de la lettre.

–C’est bien, dit-elle, répondez que je viens à l’instant.

Et, s’excusant auprès de la comtesse de M.... qui lui parlait:

–Ma pauvre enfant est réveillée, ajouta-t-elle, je cours auprès d’elle… Vous me pardonnez, n’est-ce-pas?

Elle sortit. Une minute s’était à peine écoulée que le baron Sauvageot fut appelé à son tour, ainsi que M. Arthur Verdier. Jean n’eut point de peine à s’imaginer la scène qui se passait entre eux. N’ayant rien autre à faire, il écouta les propos; l’indisposition de mademoiselle Jeanne Runières était trop plausible pour que l’on glosât sur un incident aussi naturel. Quelques amis pourtant de M. Verdier, que son bonheur rendait envieux peut-être, prenaient plaisir à railler sa déconvenue. Jean d’Erneau en était là de ses observations, quand il vit reparaître le baron Sauvageot, qui lui glissa ces quelques mots à l’oreille:

–Viens, sans en avoir l’air, me rejoindre à l’instant.

En filleul obéissant, Jean ne répondit que par un signe. Il laissa disparaître son parrain qui, dès qu’il furent hors du salon, l’emmena vivement vers un boudoir écarté, où il trouva madame Runières et son futur gendre assis tous deux sur un divan, dans une attitude de foudroyés.

–Qu’arrive-t-il? demanda-t-il en entrant, mademoiselle Jeanne serait-elle plus mal?..

–Àh! il s’agit bien de cela! dit le baron en se laissant tomber découragé sur un fauteuil… Mais, assieds-toi là, car nous avons tous les trois perdu la tête; nous avons besoin de ton habitude de décision prompte et de ton sang-froid.

–Parlez, vous m’effrayez! répondit Jean de cet air tranquille qui ne l’abandonnait jamais.

–Écoute, reprit son parrain, tu es comme de la famille, et nous pouvons nous fier à Loi.– Jeanne n’est plus ici; elle s’est enfuie, on nous l’a enlevée!

–Que m’apprenez-vous là?

–Il faut que tu nous aides à la retrouver avant que cet esclandre soit connu.

–D’abord, les détails, dit Jean en l’interrompant. depuis quelle heure a-t-elle disparu?

La belle madame Runières eut tout raconté en trois mots.–Sa malheureuse entant égarée était partie vers quatre heures avec sa gouvernante, allant au bois. Là, comme de coutume, elle était descendue de sa voiture pour marcher dans l’avenue de Madrid. Le cocher était rentré à huit heures, ne l’ayant point revue. Enfin une lettre d’elle venait d’être remise à l’hôtel, ne laissant plus de doute sur sa fuite.

–Eh bien, rien n’est plus simple, dit Jean d’Erneau avec le calme rassurant d’un homme d’action, et, par bonheur, il est encore temps!– Selon toute probabilité, mademoiselle Jeanne est en route pour l’Angleterre, pour la Suisse, ou pour la Belgique, les frontières les plus faciles à gagner. Or, sortie à quatre heures avec sa gouvernante, elles ont dû attendre: aucun express ne partant avant huit heures du soir. Il suffit de faire jouer le télégraphe dans toutes les directions pour qu’on les arrête au passage. Que madame Runières, qui, seule, a qualité pour obtenir cet ordre, veuille bien m’accompagner chez le préfet de police; avant une heure, M. Verdier et vous, vous l’aurez transmis à toutes les gares.

Dans un événement aussi critique, les instants étaient trop précieux pour que madame Runières s’embarrassât de son monde. Elle sonna, se fit apporter une pelisse qu’elle jeta sur ses belles épaules et, sans même ôter sa couronne de lilas, elle partit avec Jean, tandis que son frère et M. Arthur Verdier retournaient faire acte de présence dans les salons, jusqu’à son retour.–Une demi-heure plus tard, elle rentrait.

–Ma pauvre Jeanne m’inquiète beaucoup! dit-elle, expliquant ainsi son absence prolongée.

Un signe au baron Sauvageot et à M. Verdier les avertit que Jean d’Erneau les attendait. Ils sortirent négligemment, chacun de son côté et, avant. minuit, ordre était parvenu à toutes les frontières d’appréhender à leur sortie du wagon mademoiselle Jeanne Runières et sa gouvernante, que devait faire reconnaître un signalement précis.

Jean d’Erneau rentra chez lui, la conscience allégée des plus pressants tracas.

L'étoile de Jean

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