Читать книгу La sagesse et la destinée - Maurice Maeterlinck - Страница 20
XVI
ОглавлениеEncore une fois, qu'aurait fait le destin, s'il s'était trompé d'âme et qu'il eût tendu à Épicure, à Marc-Aurèle ou à Antonin-le-pieux les pièges qu'il tendit à OEdipe? Je consens même à supposer qu'il eût pu entraîner Antonin, par exemple, à massacrer son père et à profaner dans la même ignorance, la couche de sa mère. Qu'aurait-il ébranlé dans l'âme du noble souverain? La fin de tout ceci n'eût-elle pas été conforme au dénouement de tous les drames qui s'attaquent au sage, c'est-à-dire une grande douleur, il est vrai, mais aussi une grande lumière née de cette douleur même et déjà victorieuse à demi de son ombre? Antonin eût pleuré comme tous les hommes pleurent; mais les plus larges pleurs n'éteignent aucun rayon dans une âme qui n'a pas de rayons empruntés. Il y a pour le sage, de la douleur au désespoir, un long chemin que la sagesse n'a jamais parcouru. À la hauteur morale où la vie d'Antonin nous montre qu'il était parvenu, les pensées qui grandissent, les sentiments qui s'ennoblissent éclairent toutes les larmes. Il aurait accueilli le malheur dans la partie la plus vaste et la plus pure de son âme, et le malheur épouse, comme l'eau, toutes les formes du vase dans lequel on l'enferme. Antonin se serait résigné, disons-nous. Oui, mais encore faut-il remarquer que ce mot nous cache trop souvent ce qui a lieu dans un grand coeur. Il est facile à la première âme venue de s'imaginer qu'elle aussi se résigne. Hélas! ce n'est pas la résignation qui nous console, nous purifie et nous élève, mais les pensées et les vertus au nom desquelles on se résigne, et c'est ici que la sagesse récompense ses fidèles en proportion de leurs mérites.
Il existe des idées qu'aucune catastrophe ne peut atteindre. Il suffit d'ordinaire qu'une idée s'élève au-dessus de la vanité, de l'indifférence et de l'égoïsme quotidiens pour que celui qui la nourrit ne soit plus aussi vulnérable. Et c'est pourquoi, qu'il y ait bonheur ou malheur, l'homme le plus heureux sera toujours celui dans lequel la plus grande idée vit avec la plus grande ardeur. Si la fatalité l'eût voulu, Antonin le Pieux eût été incestueux et parricide peut-être, mais sa vie intérieure, loin de s'anéantir comme la vie d'OEdipe, eût été raffermie par ses désastres mêmes, et le destin eût pris la fuite, en abandonnant, tout autour du palais de l'empereur, ses réseaux et ses armes brisées, car de même que le triomphe des consuls et des dictateurs ne pouvait avoir lieu que dans Rome, le véritable triomphe du destin ne saurait avoir lieu que dans l'âme.