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IV

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Est-il nécessaire de se croire meilleur que l'univers? Nous aurons beau raisonner, toute notre raison ne sera jamais qu'un bien faible rayon de la nature, une infime partie de ce tout qu'elle s'arroge le droit de juger, et faut-il qu'un rayon, pour qu'il fasse son devoir, souhaite de modifier la lampe dont il émane?

Le sommet de notre être, du haut duquel nous entendons absoudre ou condamner la totalité de la vie, n'est évidemment qu'une inégalité que notre oeil seul remarque sur la sphère sans limite de la vie. Il est sage de penser et d'agir comme si tout ce qui arrive à l'humanité était indispensable. Il n'y a pas longtemps, pour ne citer qu'un seul de ces problèmes que l'instinct de notre planète est appelé à résoudre, il n'y a pas longtemps, on eut, paraît-il, l'intention de demander aux penseurs de l'Europe s'il faudrait considérer comme un bonheur ou un malheur qu'une race énergique, opiniâtre et puissante, mais qui nous semble, à nous autres Aryens, en vertu de préjugés trop aveuglément acceptés, inférieure par l'âme ou par le coeur, la race juive en un mot, disparût ou devînt prépondérante. Je suis persuadé que le sage peut répondre, sans qu'il y ait dans sa réponse ni résignation ni indifférence répréhensibles: «Ce qui aura lieu sera le bonheur.» Souvent, ce qui a lieu nous paraît avoir tort, mais qu'a donc fait de plus utile jusqu'ici toute la raison humaine que de trouver une raison supérieure aux torts de la nature? Tout ce qui nous soutient, tout ce qui nous assiste, dans la vie physique comme dans la vie morale, vient d'une sorte de justification lente et graduelle de la force inconnue qui nous parut d'abord impitoyable. Si une race absolument conforme à notre idéal disparaît, c'est que notre idéal n'est pas absolument conforme à l'idéal par excellence, qui est, comme je l'ai dit, la vérité intime de l'univers.

Déjà, nous avons su tirer de notre expérience, déjà nous avons vu confirmer par la réalité d'admirables rêves, d'admirables désirs, de grandes idées et de grands sentiments d'amour, de beauté, de justice. S'il en est dans notre imagination, de plus vastes et de plus consolants, mais qui ne supporteraient pas l'épreuve de la réalité, c'est-à-dire de la puissance anonyme et mystérieuse de la vie, c'est qu'il faut qu'ils soient autres, mais non qu'ils soient moins beaux, moins vastes, ni moins consolants. En attendant que la réalité se manifeste, il est peut-être salutaire d'entretenir un idéal qu'on s'imagine plus beau que la réalité; mais après que celle-ci s'est enfin révélée, il devient nécessaire que la flamme idéale que nous avons nourrie de nos meilleurs désirs, ne serve plus qu'à éclairer loyalement les beautés moins fragiles et moins complaisantes de la masse imposante qui écrase ces désirs. Je ne crois pas qu'il y ait en tout ceci acceptation servile, fatalisme endormi, optimisme passif. Il est possible que le sage perde en mainte occasion une partie de l'ardeur obstinée, exclusive et aveugle, qui fit réaliser par quelques-uns des choses pour ainsi dire surhumaines, par cela même qu'ils ne possédaient pas la plénitude de la raison humaine. Mais il n'en est pas moins certain qu'il n'est permis à aucune âme honnête d'aller chercher de l'énergie, de la bonne volonté, des illusions ou de l'aveuglement dans une région inférieure à celle des pensées de ses meilleures heures. On ne fait vraiment son devoir dans la vie intérieure qu'en le faisant toujours au plus haut de son âme, au plus haut de sa vérité propre. Et si, dans l'existence pratique et quotidienne, il est parfois licite de composer avec les circonstances, s'il n'y est pas toujours opportun d'aller jusqu'au bout de soi-même, comme Saint-Just, par exemple, qui, voulant, avec une ardeur admirable, la justice, la paix et le bonheur universels, envoyait de bonne foi à l'échafaud des milliers de victimes, dans la vie de la pensée, le devoir est d'aller, en tout cas jusqu'à l'extrémité de sa pensée. Au reste, savoir que l'on n'agit qu'en attendant la vérité n'empêchera d'agir que ceux qui n'eussent pas davantage agi dans l'ignorance. La pensée qui s'élève encourage ce qu'elle décourage. Il semble naturel à ceux qui regardent de haut et admirent d'avance ce qui détruira leur action, de faire tout ce qu'ils peuvent pour améliorer ce qu'il n'est pas interdit d'appeler la raison, la justice, la beauté de la terre, l'instinct de la planète. Ils savent qu'améliorer, ici, ce n'est, au fond, que découvrir, comprendre, respecter. Avant tout, ils ont confiance dans «l'idée de l'univers». Ils sont persuadés que tout effort vers le mieux les rapproche de la volonté secrète de la vie, mais ils apprennent en même temps à tirer de l'échec de leurs plus généreux efforts et de la résistance de ce grand monde, un aliment nouveau pour leur admiration, pour leur ardeur, pour leur espoir.

Si vous gravissez vers le soir une haute montagne, vous voyez diminuer peu à peu, se perdre enfin dans l'ombre envahissante de la vallée, les arbres, les maisons, le clocher, les prés, les vergers, la route et la rivière même. Mais les petits points lumineux que l'on trouve, au fond des plus obscures nuits, dans les lieux habités par les hommes ne s'affaibliront pas à mesure que vous vous élèverez. Au contraire, à chaque pas que vous ferez vers la hauteur, vous découvrirez un plus grand nombre de lumières dans les villages endormis sous vos pieds. La lumière, si fragile qu'elle soit, est peut-être la seule chose qui ne perde presque rien de sa valeur en face de l'immensité. Il en est de même de nos lumières morales quand nous regardons la vie d'un peu haut. Il est bon que la contemplation nous apprenne à nous désintéresser de toutes nos passions inférieures, mais il ne faut pas qu'elle affaiblisse ou décourage le plus humble de nos désirs de vérité, de justice et d'amour.

D'où vient-elle, cette règle que je formule ainsi? je n'en sais rien moi-même. Elle me paraît humaine et nécessaire, voilà tout; et je n'en saurais donner d'autres raisons que des raisons sentimentales. Mais les raisons sentimentales sont parfois les moins méprisables. Et si j'atteignais un sommet d'où cette loi ne me paraîtrait plus utile, j'écouterais l'instinct secret qui me dirait de ne pas m'arrêter, de m'élever encore, jusqu'à ce que j'aperçoive de nouveau toute son utilité.

La sagesse et la destinée

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