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LA LANCE D’ACHILLE

Table des matières

I


UVREZ vos éventails et cachez-vous derrière, Mesdames,–car l’histoire est un peu singulière...

Malgré ce prologue rimé, qui n’est qu’une plaisanterie, ou,–pour plus de franchise, –qu’un ingénieux prétexte à placer un distique, par moi commis, vers ma quatorzième année,–je commencerai hardiment, sans crainte d’effaroucher personne, car je suis un chaste, ainsi que chacun sait.

Par l’Europe entière, à Paris comme à Londres, de Berlin jusqu’à Rome,–tout «le corps savant» connaît, admire et vénère le professeur Agrikan-Eupator. Un seul homme ici-bas comprend et parle encore le grec ancien; et, cet homme, c’est lui. Sa nationalité? Qu’importe! Le génie n’a pas de patrie...

Ne vous attendez pss à ce que je fasse ici un étalage d’érudition commode à coups de dictionnaire,–à ce que moi aussi je vous interloque en hellène; je n’en ai nulle envie. Le français est déjà bien assez difficile comme cela, pour qu’on s’y tienne; puis, jadis, dans mes études, j’ai toujours été dernier en thème grec, ce dont je me congratule chaque matin, à voir ce que sont devenus ceux de mes camarades qui m’humiliaient alors.

Tutoyer Eschyle et Aristophane n’empêche point, paraît-il, d’avoir connu l’amour et même l’hyménée; à telle preuve qu’Agrikan-Eupator était père de deux filles légitimes tout simplement admirables; c’est vous dire qu’elles ne lui ressemblaient guère, n’est-ce pas? car tous les professeurs de n’importe quoi sont laids comme l’envers d’un singe. Pour faire plaisir à Homère, il les avait baptisées Chryseïs et Briseïs. Il est à croire que l’âme, ou l’esprit,–comme l’on voudra,– entre pour quelque chose dans la procréation des corps matériels; car c’était indéniable, Chryseïs et Briseïs eussent semblé de pures déesses à côté des plus belles filles de l’Iliade, et la suavité de leur profil était grecque, tout ce qu’il y a de plus grecque! Sans doute, autrefois, par une infidélité morale mutuelle, et doublement coupable, au milieu de leurs ébats conjugaux, monsieur et madame Eupator, assortis en laideur, mais s’oubliant l’un l’autre, suivaient chacun leur songe. Agrikan, dans son rêve, flirtait avec les Olympiennes; et son épouse,–adultère en pensée,–évoquait tout bas quelque souvenir enchanteur de beau jeune homme rencontré. Telle est la seule explication plausible aux charmes merveilleux de ces deux sœurs si blondes.

Dans la maison Eupator, tout était et se faisait à la grecque; les meubles, la vaisselle, les plats étaient grecs; le chien s’appelait Alcibiade et on lui avait coupé la queue. Dans l’esprit de cette toquade, les soirs de réception, Chryseïs et Briseïs apparaissaient en peplos, les cheveux relevés, découvrant des nuques ambrées, les bras nus jusqu’aux épaules, les seins pointant sous l’étoffe unique, les pieds nus dans les sandales juqu’aux chevilles, les jambes libres et devinées sous la jupe flottante; et la jeunesse moderne, côté des mâles, la gorge sèche, ne songeait nullement à blâmer ce genre de mascarade. Chryseïs avait seize ans et Briseïs quinze, et chacune avait reçu autant de demandes en mariage qu’elle comptait d’années; c’était la conséquence fatale, directe, de leurs costumes, et de ce qu’il y avait dessous. Le seul et bien léger défaut qu’un critique grincheux eût pu reprocher aux deux sœurs, c’était de savoir le grec presque aussi bien que leur père; mais le mariage, qui n’est après tout que la confusion des langues, devait bien certainement les guérir plus tard de ce petit ridicule, né de leur éducation même.

Chryseïs, étant l’aînée, se décida la première. Fridolin Ramodenc, beau garçon de vingt ans, bâti comme un jeune dieu, fut élu par elle, et les noces furent célébrées avec une pompe toute athénienne, à narrer impossible. Agrikan-Eupator fit un discours en grec.

Dans ses métaphores hardies, il compara le jeune époux à un guerrier qui s’avance, doux et terrible, et mystérieux, tout armé pour le beau combat d’amour. Chryseïs souriait divinement, et Briseïs, rêveuse, contemplait sa sœur avec un peu d’envie. Fridolin, sûr de lui, prenait des airs triomphants, par avance.

Et la nuit vint qui termina la fête des invités et commença celle des épousés...


–Sœur, qu’est-ce que l’amour, et qu’est-ce qu’un époux?

II

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Fridolin avait emmené loin, bien loin, vers l’azur et l’amour, sa jeune femme ravie.

Briseïs, restée seule, se consolait à relire, dans le texte, ses auteurs favoris; elle se passionnait pour les inlassables héros des épiques légendes; mais, prédestinée par son nom même, toujours elle en revenait à Achille aux pieds légers; Achille, le fort des forts, fils d’une déesse, vainqueur d’Hector, vainqueur de Troie; Achille, beau comme un Immortel, dont le glaive avait une garde d’argent, dont le bouclier écrasait deux hommes sous son poids, dont la lance magique guérissait, ô merveille! les blessures qu’elle avait faites. Et, la nuit, elle rêvait que le fils de Pélée baisait ses belles joues, sous sa tente écarlate.

Enfin, après des semaines, Chryseïs, un peu pâlie, l’air heureux et grave, et les yeux plus profonds, Chryseïs s’en revint, et les deux sœurs s’embrassèrent.

Un soir, curieuse, la plus jeune interrogea l’aînée; mais la jeune femme hésitait aux questions de la jeune fille, répondait mal ou ne répondait pas.

C’était par une nuit douce, laiteuse, éclaboussée d’étoiles, et de grands souffles tièdes frissonnaient sur les cimes; Chryseïs écoutait dans son cœur l’ineffable chanson des folles joies découvertes; Briseïs, le cœur lourd, désirait quelque chose et ne savait pas quoi.

Et Briseïs disait: «Sœur, qu’est-ce que l’amour, et qu’est-ce qu’un époux? Toi qui sais à présent, pourquoi restes-tu muette et ne m’instruis-tu pas? Tu as l’air ravi; pour quoi donc, égoïste, gardes-tu pour toi seule tes secrets charmants? Parle, réponds, ô sœur! les belles choses sont faites pour être racontées...»

Chryseïs souriait, et se taisait toujours.

Et la vierge reprit avec candeur, dans son ingénuité:

–J’entends encore sonner dans mes oreilles les paroles mystérieuses de notre père, le jour de tes noces. Il disait qu’un mari est un guerrier doux et terrible, qui s’en vient tout armé pour le beau combat d’amour... Est-ce vrai?

–Oui, murmura l’aînée...

–Et quel est ce combat? coûte-t-il beaucoup de larmes, beaucoup de sang... Je ne le crois pas à te voir... Mais tu ne réponds pas... Et quelles sont les armes de l’époux?...

–Je ne puis te dire...

–Méchante, je vais t’aider... Quand j’aurai trouvé, tu m’arrêteras...

–Tu ne trouveras pas!

–Qui sait?–Est-ce la massue d’Hercule? non; les foudres de Jupiter?... non encore; alors ce sont les flèches d’Apollon?... non?... Quoi donc? L’arc d’Ulysse peut-être, que, comme le raconte Homère, lui seul pouvait bander?

–Oh! lui seul!... interrompit Chryseïs distraite... Non, non, tu ne trouveras pas.

–Serait-ce, reprit la jeune fille entêtée, serait-ce la lance enchantée d’Achille, qui guérit les blessures qu’elle a faites?...

Chryseïs, surprise, releva la tête, éclata d’un beau rire.

–Cette fois, petite sœur, tu as deviné!... Et elle riait toujours.

Oh! fit Briseïs extasiée... la lance d’Achille!

Un mois après, elle se mariait à son tour.


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