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ABATTAGE

Table des matières

I


N soir, après dîner au cercle, –au tripot, devrais-je dire,–avant que la partie ne fût commencée, nous vîmes paraître, en se glissant entre les portes, un 11nouveau venu que personne ne connaissait, pas même pour l’avoir– une fois rencontré. Non seulement il n’avait point conservé son chapeau sur la tête, comme il est de bon ton entre gens qui se mésestiment réciproquement, mais encore il nous saluait un chacun à la ronde, avec de petites inclinaisons, de petites courbettes, de petites grimaces timides et comiques. C’était un petit homme, sans âge, jeune ou vieux, mais chauve, les yeux rouges, aux paupières dégarnies, fatiguées; vêtu de noir, sans élégance, très propre cependant, irréprochable même dans son linge et dans sa personne; il avait l’air d’un greffier de province égaré dans un mauvais lieu. Après avoir tourné trois ou quatre fois autour de la salle comme un chien qui cherche où se coucher, il finit par s’asseoir sur une chaise et se cacha derrière un journal déplié qu’il ne devait pas lire; ses mains tremblotaient sénilement; et l’impression qui se dégagea pour nous, curieuse, de ce pauvre petit bon homme hors de son cadre, de ce magot en rupture d’étagère, fut qu’il avait peur,– peur du cercle, peur du tapis vert, peur de nous, peur des paquets de cartes surtout, qu’un croupier décachetait, l’air ennuyé, comme une machine, On inscrivait les noms au tableau, et c’est ainsi que nous apprimes le sien: «M. Franchart.»

Il fut appelé au numéro9; le banquier s’assit et la partie s’engagea. Doucement, sans bruit, M. Franchart aligna devant lui quelques pièces d’or, par tas réguliers, ainsi qu’un bon comptable; il laissa passer les premiers coups sans risquer aucun enjeu; il attendait sa main. Quand les cartes lui vinrent, il poussa trois louis, et abattit huit; mais en consultant son point, ses mains tremblaient de plus en plus, et de la sueur lui coulait des cheveux sur les tempes. Il fit ce qu’on appelle paroli, et, toujours plus convulsif, abattit neuf. Quatre coups, masse en avant, il gagna, et fit sauter la banque qui, d’ailleurs, n’était pas considérable. Sans plus attendre, il se leva, empocha son gain et prit la porte; mais sur son passage, il eut le temps d’entendre Philippe Marmier, le banquier décavé, qui murmurait rageusement: «Il est cocu, cet oiseau-là!»

Et le petit bonhomme avait tressailli, douloureusement.

Trois fois par semaine, régulièrement, le lundi, le mercredi, le vendredi, il revint par la suite: et pendant des mois il gagna toujours. Mais, désormais, riche de ses gains antérieurs, il ne pontait plus, il taillait. Peu à peu, il s’était acclimaté, avait appris le sang-froid, l’indifférence apparente; il distribuait les cartes, soigneusement, correctement, avec de petits gestes précis, s’appliquant comme à une besogne. Dans un seul cas, il se troublait encore,–lorsque Marmier, qui perdait contre lui tout ce qu’il voulait, lui criait obstinément, à travers la table, en faisant voler au panier les cartes perfides, quelquefois déchirées: «Cocu! vous êtes cocu, Franchart!»

Certainement la plaisanterie, d’un goût douteux, d’ailleurs, déplaisait au petit homme; il rougissait, pâlissait; et c’est pourquoi Marmier se faisait une joie de la renouveler chaque soir; c’était sa vengeance, sa revanche contre la veine fabuleuse de M. Franchart; et cette veine ne se démentait pas. Elle devint à ce point insolente, extraordinaire, qu’on la soupçonna. M. Franchart fut surveillé; après ses banques, on compta et recompta secrètement les cartes... rien, pas une ombre de fraude. Décidément, c’était un joueur heureux, et voilà tout.

Cocu! Cocu! sans nul doute.

II

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Vers cette même époque, Philippe Marmier eut une aventure, et comme il est aussi bavard que fat, il s’empressa de la raconter à tout venant. Il avait rencontré et suivi dans la rue une petite bourgeoise à l’air candide, absolument jolie, le nez un peu en l’air, mais si drôle, si curieux, si parisien... et des pieds et des mains... et le reste! Car à présent il le connaissait, le reste... Oui, mes amis, c’est incroyable!... Mon Dieu! que nous sommes donc stupides de donner notre argent à des filles, le plus souvent d’un charme médiocre, quand il court, par les rues, tant de grâces inconnues et sincères qui ne demandent qu’à se donner...

Il amplifiait, précisait les détails, et, ma foi, citait les noms. Elle s’appelait Jeanne; c’était la femme d’un sous-chef au ministère du commerce, monsieur Jarrusson, Octave Jarrusson... On l’avait mariée malgré elle, cette pauvre petite, à dix-huit ans, avec ce rond-de-cuir de quarante... une infamie! Et il l’aimait le drôle, il osait l’aimer; ce vieux mari aimait sa jeune femme; comprenez-vous cela? il l’obsédait de tendresse; il était jaloux, assommant. Comme le ménage était pauvre, très pauvre même, le vieux avait cherché et trouvé du travail pour le soir. Trois fois par semaine, le lundi, le mercredi, le vendredi, il comptabilisait de dix heures à minuit chez un financier quelconque; et il semblait que cela marchait, car maintenant la petite pouvait acheter des robes... Il tripotait sans doute... n’importe, c’était doublement heureux, car c’était ces soirs-là que lui, Philippe, allait chez elle. On était bien tranquille; une servante achetée veillait au grain, à tout hasard... Ah! la jolie petite femme!


Devant lui sa femme était assise à demi-nue sur le lit...

Ainsi bavardait, après dîner, au cercle, dans la fumée des cigares, Marmier, exubérant, orgueilleux, content de vivre, et certains l’enviaient. C’était un mercredi, justement. A neuf heures et demie sonnant, comme d’ordinaire, Franchart fit son entrée, et aussitôt la banque s’organisa. Les coups se succédaient, rapides; plus que jamais, ce jour-là, Franchart était heureux. Huit, neuf, neuf, huit, huit, neuf; on n’entendait que cela. L’or, les billets, sabrés par la palette du croupier, s’entassaient. Aux deux tableaux en déroute, les pontes furieux grognaient, haussaient les épaules, ou juraient parfois, selon les tempéraments.

Et, sur un air connu, la voix fausse de Philippe détonnait dans son coin:

Cocu, cocu Franchart,

J’abats huit, j’abats neuf...

J’ai d’la veine au hasard

Et des corn’s comme un bœuf...

Brusquement le chanteur se leva, jeta son dernier louis, qui s’en fut rejoindre les autres, et, tirant sa montre:

–Diable, je suis en retard, dit-il... L’amour m’appelle... Et Philippe s’en alla.

Presque aussitôt, Franchart quitta la banque et sortit à son tour.

III

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Dans la rue, il songeait. Il ne pouvait rentrer chez lui encore, puisque sa femme le croyait à ses travaux du soir; il errait le long du boulevard, la tète basse; la chanson de ce vilain garçon le poursuivait, lui sonnait aux oreilles. A force d’obsession, il en arrivait pour la première fois à douter de tout et d’elle; elle, Jeanne. Oh! non, c’était de sa part une mauvaise pensée. Jeanne était honnête,–et lui, il l’aimait tant! Quel homme s’était jamais à ce point sacrifié pour une femme? Il n’en connaissait pas dans aucun temps, car, d’apparence vulgaire, son dévouement était héroïque. Lui, Jarrusson, l’employé correct, probe entre tous, le bourgeois humble, timide comme un enfant, avait pris un faux nom, avait osé entrer dans un tripot, au risque de perdre place et considération, avait forcé sa nature, ravalé ses dégoûts, au point de vivre la vie d’aventure et de désordre, tout cela pour apporter à la fin du mois quelques pièces d’or de plus qui fissent sourire la petite... car c’était pour qu’elle eût de belles robes... A lui, qu’importait la misère! il en avait l’habitude, parbleu! Heureusement,–par un coup de fortune, sur un ordre d’en haut, sans doute,–il avait gagné, gagné toujours. A présent, il avait quatre-vingt mille francs de côté,– son gain. Quand il en aurait cent, ouf! il ne jouerait plus, ce serait fini! Tout cela était placé déjà, sagement, et cela ferait de bonnes petites rentes; et personne ne saurait rien, — personne, rien... Et Jeanne serait joyeuse, –et lui aussi serait joyeux, par conséquent.

Il se frottait les mains en marchant. Il s’arrêta.

–Si ce drôle avait raison pourtant? Si j’étais...? Si elle me trompait... Oh!

Et sa main crispée serrait dans sa poche un petit revolver qu’il portait toujours, quand il revenait la nuit, très tard, chez lui, très loin, avec beaucoup d’or dans sa bourse.

Il essaya de se raisonner encore, de se rassurer... les soupçons étaient ridicules, injustes, coupables même. Puis l’ignoble chanson lui emplit de nouveau les oreilles, railleuse, aigre, perfide, tantôt chuchotée, tantôt hurlée par des voix invisibles implacables.

Un fiacre passait, il l’appela, et donna son adresse.

IV

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Quand il entra chez lui, dans l’antichambre, étalée, vautrée, sur une table, la tète dans ses bras repliés, à côté d’une veilleuse et d’un Petit Journal, une bonne dormait pesamment. Il ne l’éveilla point. Sans bruit, il allait à sa chambre; dans le corridor, il s’arrêta; il entendait des voix, un rire.

Il chancela, puis se redressa d’un seul effort, et ouvrit la porte. Devant lui, sa femme était assise à demi-nue sur le lit; debout, un homme se rhabillait. Il y eut trois cris, une stupeur:

–Franchart!

–Marmier!

Et Franchart tenait un revolver, et Marmier faisait une piteuse mine, reculant et hagard, hideusement épouvanté.

–«Jeanne!»–Jeanne tremblait, claquait des dents, hébétée.

Ainsi, c’était ce goujat... Lentement, il les visa successivement l’un et l’autre, promenant son arme, l’air calme. Puis, il haussa les épaules:

A quoi bon? L’irréparable...

Alors, ce fut contre son cœur, son pauvre cœur déjà troué, qu’il tourna le pistolet; le coup partit, violent, sinistre, définitif.

Octave Jarrusson-Franchart tomba sur le tapis.

Ce fut son dernier abattage.


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