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LE VIN D’HONNEUR

Table des matières

I


A famille ducale de Simare est une des plus nobles et des plus vieilles de la Bourgogne. Le château féodal, à triple enceinte, commande un domaine de mille hectares de bois et de prairies, coupés, ça et là, de six étangs profonds, mystérieux sous des épaisseurs perfides d’ajoncs mouvants, de mousses en surface et d’iris poignardants; ces six étangs expliquent facilement l’origine du nom: Six-Mares, jadis,–et dont la suite des siècles a perdu l’orthographe.

Grands chasseurs devant l’Éternel, hommes de cheval, de guerre et d’aventures, en tous temps, les Simare furent beaux et robustes, de grand air, forts de bras, forts de cœur; race primitive, dédaigneuse des villes, des cours, vivant chez elle, et d’elle, sans souci de ce qui se passe plus loin. Et, de nos jours, ils étaient restés tels–ou à peu près. Trois générations habitaient à la fois le château patronymique. Le chef, le duc, avec la duchesse, au centre des bâtiments, sous le donjon; leur fils, le marquis, à l’aile droite, établie par deux tours en couronne; le comte, dernier rejeton, à l’aile gauche, en galerie, flanquée d’une tour à pignon, sur le fossé. Par tradition, dans la famille, les hommes se fiançaient à quinze ans et se mariaient à vingt. Or donc, le duc comptait soixante ans, la duchesse cinquante-six; le marquis quarante, la marquise le suivait à deux ans près; et le petit comte s’allait marier à son tour, puisque l’âge en était venu.

Un mariage à Simare, c’était grande liesse et sincère enthousiasme pour cette province restée pure–et fidèle à sa noblesse, ce coin de Bourgogne où, à tort comme à raison, le paysan naïf salue encore, au long des routes, les étrangers bien mis qui le méritent peut-être; c’était aussi largesse tombant sur la misère du peuple, et qui remontait au château, en bénédictions. Les Républiques ont beau faire, des grandeurs sont restées. Pour les noces, ce fut allées et et venues bruyantes à travers le pays; chevauchées sonores; vision rapide derrière les haies de troupes bigarrées, amazones, souples, gracieuses et fines; cavaliers fugitifs dans la poudre des chemins. N’importe, des jeunes comme des vieux, c’était toujours le duc qui menait la plus fière allure. Un vrai Simare, celui-là. Le marquis, quoique solide encore, n’atteignait pas la taille de son père et se courbait parfois; quant au «petit comte», trop féminin; très joli assurément, mais bien frêle, inquiétant presque; moins de muscles, plus de nerfs... la vieille race faiblissait; et cette dégénérescence, comme chez les hommes, s’accusait aussi chez les femmes. Très brune, la duchesse semblait jeune quand même, et vigoureuse; la marquise, très coquette, un peu lasse; et la future petite comtesse n’était qu’une adorable enfant blonde, une esquisse inachevée, un pastel vaporeux;–mais cet ensemble avait son charme, ses nuances fondues d’harmonie prenante, et la foule acclamait, prise aux yeux, prise au cœur.

II

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Tous les nobles voisins réunis à Simare, le soir du mariage, au dîner, on était cent à table, et la salle immense paraissait petite; au dehors, dans une nuit d’été, le peuple invité, lui aussi, buvait à plein goulot et chantait sa joie à voix pleine.

Et le repas ne finit que très tard, car tous ces descendants des antiques races gauloises aimaient à rire, à boire, et les propos hardis circulaient à l’aise, franchement accueillis et comme obligatoires en pareille occurrence.

A minuit les jeunes époux se retirèrent, sans qu’on s’en aperçût; puis, peu à peu, la gaieté se fatigua, l’ivresse devint lourde et les hôtes regagnèrent à la fois les appartements préparés. On recommencerait le lendemain. En Bourgogne, une noce ne dure pas qu’un jour.

Les lumières, une à une, s’éteignirent aux fenêtres et le vieux château rentra dans la nuit, sous une consolation de lune.

Alors,–par ce silence des hôtes endormis, au donjon, à l’aile droite, à l’aile gauche,–voici ce que les esprits d’ombre purent entendre et voir.

A l’aile gauche:–Un jeune homme ennuyé, regrettant Paris qu’il n’a vu qu’un hiver, entre à regret dans la chambre où dort d’un œil sa jeune femme, une enfant qui a peur, sans savoir de quoi, et songe avec un soupir au petit lit étroit du couvent quitté la veille.

Il lui parle d’une voix froide, toute passion absente; il débite des phrases bien raisonnables, où les mots «devoir et famille» reviennent fréquemment. Elle répond en murmure, par des balbutiements; elle rougit et pâlit, et tremble un peu. Qu’est-ce que cet étranger va donc lui faire, grand Dieu!


–il porta ce dernier toast: «Aux vieux!»

Et lui, de plus en plus, se sent glacé jusqu’aux moelles, et doute de l’amour et de la jeunesse.

Allons... il le faut, cependant... C’est sa femme, cette jolie poupée.

A l’aile droite:–Là, on cause et l’on rit.

–Dites donc, marquise, voici notre petit en train d’en faire d’autres... Comme le temps passe, hein?

–Le temps, qu’importe? si le reste reste, marquis... à moi il me semble que c’était hier... et il y a vingt ans–et plus...

–Bah! en amour, ce n’est pas le commencement qui est le meilleur...

–Ni la fin.

–Non, le milieu... et nous y sommes.

–Je crois, en effet, que vous y êtes... dites-donc, marquis,–on prévient son monde...

–Pardon, madame... mais Simare, ce soir, doit battre des deux ailes...

Au donjon:–Duc, vous souvenez-vous?

–Duchesse, ceci se chante; ne continuez pas, je vous appellerais madame Denis; ce serait déroger. Pas de mélancolie, surtout. Nous avons vécu côte à côte, en braves gens; je vous ai aimée, et je vous aime,–tout autant qu’autrefois...

–Pas tout à fait...

–La moyenne en est encore plaisante; et puisque vous rappelez mon âge, je souhaite à mes contemporains la moitié de mon jeu.

–Duc, vous êtes grand-père, et dans un an, je l’espère, vous serez bisaïeul...

Cela, c’est la faute des autres; occu pons-nous de nos péchés, madame... Je vous aime infiniment ce soir... ma femme.

–Ma foi! je ne vous déteste pas... Ah! mais non... pas du tout... Ah! tiens, non, ça n’est pas vrai qu’on devient vieux!...

III

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Le lendemain, au déjeuner, la table était complète... personne ne manquait. Au dessert, fut apporté le «vin d’honneur». C’était le vin du meilleur, du plus vieux cru de Bourgogne, noble cru, qui ne produit plus qu’à peine. Par tradition, dans la famille, il n’était versé qu’au lendemain d’une épousaille. Un symbole était caché dans cet antique usage, respecté des Simare–et ce symbole était seulement connu d’eux. On servait le marié le premier; et chaque verre indiquait et chiffrait ses vaillances de la nuit. Dans les temps, les aïeux vidaient leurs huit coupes d’un trait, et la famille heureuse applaudissait en chœur, dans l’orgueilleuse prévision d’une race illimitée.

Il se fit un silence autour de la table: «Le vin d’honneur!»

Brusquement, le comte, très pâle, renversa son verre:

–Ce vin me fait mal, dit-il.

Il refusait.

Alors, pour rompre la stupeur, le marquis tendit sa coupe, et regardant sa femme, il but lentement, avec des yeux ravis.

Puis, reposa la coupe.

–C’est tout? fit le duc, l’air presque sévère.–A moi!

Le vin versé, il but trois fois, coup sur coup, sans reprendre haleine.

La première fois, tourné vers la duchesse, il dit:–«A vous, madame!» Et sa voix chantait la reconnaissante tendresse.

La seconde fois:–«A moi!» cria-t-il, et sa voix fière et puissante vibra dans le cristal.

La troisième, il se leva, enveloppa sa race d’un long regard mélancolique, plein de doutes sur l’avenir, de regrets au passé, et tristement, il porta ce dernier toast:

–«Aux vieux!»


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