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VERTUEUSE PROVINCE

Table des matières

I


u centre de la petite ville de Vereux, dans la basse Normandie, –sur la place même de J’église, –apparaît dans une gloire de propreté l’hôtellerie du «Vieux-Cerf». Comme les hommes, les maisons possèdent leur allure, leur physionomie; il y en a de rechignées, de grincheuses, qui semblent contenir une vilaine âme. D’autres, au contraire, rient au grand soleil par tous les yeux de leurs fenêtres ouvertes; celles-là n’ont rien à cacher assurément; elles invitent le passant à s’arrêter une heure. Ce sont d’honnêtes maisons, à moins que les façades, ainsi que les visages, n’aient leur hypocrisie.

Riante, et joyeuse, et touchante, l’hôtellerie! Sur la rue, les cuisines, en évidence, flambent d’un grand feu clair; et l’odeur en est bonne; et si le regard y plonge, il se réjouit des grosses volailles, des fins gibiers, des viandes parées, et de l’écroulement humide des légumes multicolores, entassés sur les tables, éboulés dans les coins.–Sur un banc de pierre collé au mur, à côté de la porte, l’hôtelier, monsieur Sébastien Mafflu, roupille en plein midi de septembre, le ventre déboutonné, le col à l’aise,–avec cet air béat et profondément calme d’un homme sans remords pour qui la vie est douce; des poules familières lui passent sous les jambes, fouillant le crottin frais, les gourmandes; et les mouches, alourdies de chaleur, font leur sieste sur son nez rose. M. Mafflu est gros, M. Mafflu est laid, M. Mafflu est vieux,– n’importe! je voudrais être M. Mafflu.

Voilà ce que je pense, moi, voyageur éreinté par plaisir, quand je m’arrête, ma valise à la main, devant ce juste endormi. Mais il ouvre un œil, me considère, referme l’œil, et reprend la file glorieuse de ses rêves blancs et roses. Pourquoi redescendrait-il sur terre à cause de moi?...

… Repose, homme de bien!

… Je me décide à entrer. Les cuivres ardents, les étains pâles, les faïences nettes chantent autour de moi. C’est gai ici... il fait bon vivre.––Une grosse servante, qui gratte des carottes, se lève et crie:

–Madame Mélanie!... Un voyageur!

Madame Mélanie accourt. Ah! mais... cela devient tout à fait charmant... L’hôtelière compte trente ou trente-deux ans. C’est une grande brune, mince, large d’épaules; des yeux superbes, d’un noir d’enfer. Et, ce qui m’étonne, elle est vraiment bien vêtue, élé gante même. Elle m’honore d’un radieux sourire d’accueil; et j’aperçois des dents... de ces dents qui vous donnent des envies d’être mordu... Tiens, tiens... eh! eh!

–On a monté ma valise; ma chambre est toute blanche; sur une toilette, habillée de serviettes épaisses, bedonne un pot à eau immense, au milieu d’une cuvette énorme... Mais c’est le paradis que cette auberge... Il me prend des envies d’y finir mes jours.

–A présent, je déjeune en bas, dans la salle; je suis seul; j’ai très faim, et c’est bon ce que je mange. M. Mafflu, qui s’est réveillé cependant, vient jeter un coup d’oeil; et, comme je suis décidément séduit, conquis et de belle humeur, je lui témoigne abondamment ma satisfaction. Je l’aime, cet homme; j’aime sa maison; j’aime sa femme; j’aime la vie. Quelle paix! quel repos! que tout le reste est loin! M. Mafflu, très digne, m’explique qu’en général on est content chez lui. Je le crois sur parole.

Le café servi, j’allume ma pipe... (vous savez, en voyage...) quand arrive l’ami pour lequel je me suis arrêté dans cette petite ville bénie, et que j’ai fait prévenir. Il me reproche, d’abord, de ne pas être descendu chez lui, chez ses parents; au fond, il est enchanté de me voir là. Mais moi, qui ne puis lui dire que j’ai l’horreur des parents, des petits frères, des jeunes sœurs, des cousins, des cousines, je trouve des excuses polies. Je dînerai chez lui, c’est entendu.

Puis, comme il y a un mois à peine que nous nous sommes quittés devant le Vaudeville, la conversation tombe; nous n’avons aucune confidence à nous faire, ce qui nous navre. Alors, je lui déclare mon enthousiasme pour cette merveilleuse hôtellerie. Il sourit d’un drôle d’air; et ravi de tenir un sujet, il me narre l’histoire de monsieur et madame Mafflu.

Et, à mesure qu’il parle, aïe! aïe! je déchante; voici ce qu’il me raconte, à peu près:

II

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En1875, année mémorable, le collège de Verveux connut la joie d’un triomphe sans précédents: six de ses élèves, sur quarante présentés, furent reçus bacheliers dans la même session; et chacun, en moyenne, n’affrontait que pour la quatrième fois seulement l’horreur de l’examen. C’était, à vrai dire, les rejetons des familles les plus riches du pays, et noblesse oblige. Ils avaient vingt ans. Tous les six voulaient être avocats,– pour devenir ministres,–et faire leur droit, –pour ne pas faire grand’chose. Leurs prénoms, que seuls nous révèlerons, par gé nérosité, étaient: Jean, Pierre, Paul, Jacques, Léon, Ernest.


–Je suis levée.

En chœur, ils partirent pour Paris. Pendant le voyage, ils discutèrent leur plan d’avenir, et ce qui suit fut arrêté par ces Normands de race:–L’union fait la force; ils avaient tous une pension égale, insuffisante à coup sûr; séparément, de quoi mourir de soif et de tristesse; mais en confondant les bourses, de quoi vivre largement. Ils prendraient donc un appartement en commun, et un domestique, cuisinier, valet de chambre, un bon à tout faire. Voilà pour le solide, le train-train, la popote.

Les frais matériels une fois décomptés, il devait leur rester dix francs par jour, environ, pour faire la fête; chiffre dérisoire. Eh bien! chacun «ferait la fête» à son tour, une fois par semaine. On aurait son jour: Jean le lundi; Pierre le mardi..., et ainsi de suite; et les trois louis de la communauté appartiendraient, chaque fois, à celui qui serait «de sortie».

Pendant ce temps-là, les cinq autres travailleraient à la même table, ce qui facilite la besogne et en adoucit l’amertume. Les dimanches, tous réunis, on causerait, on fumerait des pipes, chez soi, en bons bourgeois.

Tel était le programme; et, dès leur installation dans la capitale, cette belle existence commença.

Chacun eut ses aventures qu’il ne raconta pas; les Normands sont volontiers méfiants et cachotiers.

Régulièrement, celui qui était «de jour» quittait ses amis vers six heures, allait dîner au boulevard, et courait après l’amour, naturellement. Le lendemain, il rentrait avant midi et reprenait l’existence commune. Grâce à ce système plein de sagesse, à la fin de la première année, les six compagnons décrochaient un diplôme. Les familles sur prises envoyèrent des preuves sonnantes de leur satisfaction. Alors une grande fête fut décidée; tous, ensemble, cette fois. Que ferait-on? où irait-on? Le gueuleton d’abord, puis le bastringue. Et, tous en même temps, proposaient les Folies-Bergère.:

Pour ces provinciaux, naïfs quand même, c’était le temple de la joie et le bazar ouvert où des filles sont à vendre. C’est là que chacun s’allait gaudir, quand revenait son jour; ils s’en étonnèrent, mais furent contents de cette similitude de goûts et d’habitudes qui supprimait la discussion. Puis Jacques avoua, avec des réticences, qu’il avait presque une maîtresse; chaque jeudi, il couchait avec la même femme...

–Moi aussi, dit Jean.

–Moi aussi, dit Pierre.–Et les autres répétèrent: «Moi aussi.»

Par un hasard, ils reconnurent que toutes leurs amies étaient brunes, grandes, minces... Ils éclatèrent de rire et se complimentèrent. Ces ressemblances les enchantaient.

–Tu la verras! Vous les verrez! Nous les verrons!... Quelle noce, mes enfants.. Mieux qu’une partie carrée...

–Un carré long, murmurait Ernest.

Ils dînèrent et se grisèrent. Vers onze heures, en entrant aux Folies, ils parlaient très haut et gesticulaient fort. Brusquement, Paul s’arrêta.–«Voici la mienne», dit-il. Une femme s’avançait vers lui en souriant, mais en apercevant les cinq autres, elle hésita, parut gênée.

–Mélanie!... crièrent tous les six à la fois.

Puis ils s’en tre-regardèrent. C’était la même. Mélanie était embêtée, au milieu d’eux. Elle les aimait tous, autant les uns que les autres, aimant autant un louis qu’un autre, les lundis autant que les mardis, les mardis autant que les mercredis, etc... C’était sa semaine entière qu’elle rencontrait à la fois. Et comme sa semaine faisait son mois, elle tenait à chaque jour, ou plutôt à chaque nuit, et ne voulait mécontenter personne.

Mélanie était une belle fille, mais peu nippée, peu lancée; très jeune d’ailleurs. Elle habitait un meublé, dans le quartier Maubeuge. Depuis quelque temps, elle avait connu la veine, avec six petits jeunes gens qui paraissaient régulièrement à leur tour, et, par un hasard magique, sans jamais se rencontrer.

Patatras! tout était par terre. Ce soir, ils étaient tous là, l’air idiot,–et ils se connaissaient.

–Sortons, dit Ernest, très grave, et toi, suis-nous... ce que nous avons à dire serait ici certainement déplacé.

Ernest était déjà un peu chauve, donc écouté.

Dans une brasserie voisine, un grand conciliabule fut tenu. Ernest parla tout le temps et fut applaudi.

–Mes enfants, nous ne sommes pas des imbéciles. Sans nous en douter, nous avons la même maîtresse. Elle nous plaît, n’est-ce pas? mais c’est tout. D’amour il n’est pas question. Mélanie représente pour nous la femme qui est indispensable à l’homme... Bouche tes oreilles, Mélanie... Eh bien! les vingt-cinq louis que nous lui fournissons par unité, donnons-les lui d’un coup au commencement de chaque mois. Elle habite en meublé, vous le savez;–quelle vienne habiter chez nous. Qu’est-ce qu’une bouche de plus à notre table? Rien! et nous l’aurons toujours sous... la main; nous serons tranquilles, pas jaloux; sans compter qu’en hygiène, cela vaut beaucoup mieux, à tous les points de vue... Au lieu d’avoir son jour, chacun aura son heure, et elle raccommodera nos chaussettes... Que ceux qui acceptent mon ingénieuse combinaison lèvent la main.

Tous acceptèrent.

–Et toi, Mélanie?

Elle éclata de rire et agita les deux bras en criant: «Je suis levée!»

Le soir même, elle couchait dans la Communauté.

Mélanie était intelligente; pendant deux ans elle vécut joyeuse, avec ses six maris, distribuant également à chacun sa part de confitures physiques et sentimentales;–et chacun se crut toujours le préféré.

Aussi quand les six furent avocats et durent regagner leur province, leurs six cœurs se fondirent à l’idée de quitter Mélanie.

A cette époque, M. Mafflu, aubergiste, achevait de boire son fonds; la maison qu’il tenait de son père, entre ses mains d’ivrogne avait glissé à la faillite.

Un malin, Ernest, le délégué des six, vint lui offrir une femme, une rente,–et de l’argent pour relever ses affaires. C’était sérieux, il accepta, bénissant le Seigneur. –Sébastien Mafflu épouserait Mélanie Taupier, ce qui, pour les curieux de la ville, détournerait les soupçons et sauverait les apparences. Une rente de six cents francs serait servie par chacun des six; argent comptant: dix mille francs pour restaurer l’hôtellerie. Mafflu choisit lui-même la nouvelle enseigne:

Au Vieux Cerf, dit-il en clignant de l’œil.

En plus, Mafflu s’engageait à ne rien exiger de sa femme et à faire lit à part.

–Soyez tranquille, répondit-il. Rien ne va plus.

Le traité signé, Mélanie vint habiter Verveux et épousa Mafflu. Ils sont heureux. Et les six, bien que mariés à présent, viennent déjeuner, chacun son tour, avec l’hôtelière, dans une petite chambre spéciale. Depuis dix ans, cela dure; c’est économique, et amusant, paraît-il.

–Tenez, dit mon ami en terminant,– voici Léon qui entre.–C’est donc vendredi, aujourd’hui?

–Vive la province, monsieur! m’écriai-je, en éclatant de rire.


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