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II

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Quoique femme du monde, Mme de Livet n’avait rien de ce froid dédain et de cette sotte infatuation qui rendent si aisément aveugle sur les qualités d’autrui. C’était une nature simple et droite, un esprit piquant et gai, un cœur sympathique et tendre, une âme passionnée, peut-être. Mais toutes ces qualités diverses se fondaient dans un ensemble harmonieux parce qu’elles étaient contenues et réglées par cette réserve modeste qui vient de la pudeur unie à la fierté. Elle avait encore beaucoup des illusions et des aspirations de sentiment de la jeune fille. Cela tenait au caractère de son mari, qui avait laissé en elle, sur le terrain de l’affection, bien des espaces en friche. M. de Livet avait été pourtant un fort honnête homme et un charmant garçon, qui –avait même bravé le mécontentement de sa famille pour épouser Mlle Esther, car on trouvait que cette jeune fille, avec ses cinquante mille francs de dot qui devaient être seulement doublés à la mort de sa mère, n’était pas un parti fort avantageux pour l’héritier d’une fortune d’au moins deux millions. Mais assez romanesque pour faire un coup de tête en choisissant une femme à son gré, il ne l’était pas assez pour s’épancher en effusionséloquentes et tendres. Celui-ci ne cultivait pas le madrigal; les pointes, les jeux de mots, les plaisanteries, étaient mieux son fait, et il en assaisonnait, sans scrupule, les plus doux baisers qu’il donnait à sa femme. Elle avait essayé de le ramener à un amour plus sérieux: «Je suis sûre, mon cher ami, lui disait-elle quelquefois, que si je meurs avant, vous, vous suivrez mon deuil en faisant des calembours!»

Ne l’ayant pas corrigé, elle avait pris le parti de l’aimer tendrement, tel qu’il était. Leur union avait duré deux ans, et Mme Esther avait été aussi heureuse qu’il est possible de l’être dans une vie où l’on se sent des facultés oisives.

Cependant, après le douloureux étonnement de la mort et les premiers regrets d’une brusque séparation, le veuvage, sans amener l’oubli, avait laissé Mme de Livet complétement libre de cœur et, de plus, parfaitement indépendante de volonté. Elle était devenue orpheline depuis son mariage, et, quant aux parents de son mari, les rigoureux procédés dont ils avaient usé envers elle la dispensaient d’aucun assujettissement de convenance à leur égard. Voyant que leur fils épousait une femme relativement pauvre, ils ne lui avaient pas livré sa dot, qui était d’un demi-million, et ils s’étaient contentés de lui en servir le revenu; puis ils avaient supprimé cette rente à la jeune veuve, qui s’était trouvée réduite à sa modeste fortune personnelle, dont le chiffre ne dépassait pas cent mille francs.

Son oncle lui avait offert alors l’hospitalité. Elle tenait sa maison, en faisait les honneurs, et était devenue pour lui une compagne assidue; mais comme elle n’était pas son héritière, il ne s’attribuait point d’autre autorité sur elle que le droit de conseil, et elle-même ne se regardait pas comme soumise à d’autre obligation envers lui qu’à la déférence.

Cette grande liberté de cœur et d’esprit dont jouissait Mme de Livet explique comment elle s’était donné le temps d’examiner M. La Chesnaye, auquel elle accordait déjà une grande estime, tout en lui disputant un plus vif penchant.

Sur sa qualité de maire de village, elle avait été disposée d’abord à le considérer comme insignifiant et vulgaire; mais, en parcourant le pays, en causant avec les habitants de la commune, riches et pauvres, elle s’était convaincue que partout où il y avait un service à rendre, c’était M. La Chesnaye qui le rendait; que partout où il fallait prendre une généreuse initiative, c’était lui qui la prenait. Il était, en ce lieu, comme le marquis de Carabas de la charité. Prévenue favorablement par ces circonstances, Mme de Livet avait fait plus d’attention aux madrigaux dont il florissait ses discours; elle avait été étonnée de leur accent sincère; ils avaient un caractère d’inspiration qui leur enlevait toute banalité. Ils commençaient donc à résonner très-harmonieusement à ses oreilles, mais elle se défendait contre ce plaisir, car elle était bien décidée à ne passer à M. La Chesnaye ni sa tabatière, ni ses larges épaules, ni sa tenue semi-rustique, semi-bourgeoise, ni son admiration pour Voltaire, nouveau et dernier grief qu’elle avait inventé contre lui.

Ce n’était pas que l’extérieur du maire de Saint-Désir fût réellement pour elle une cause d’éloignement et d’antipathie; par une bizarrerie qu’elle ne s’expliquait pas, il la choquait dans ses habitudes d’esprit sans lui déplaire. Cette tolérance de ses instincts pour des choses que réprouvait son goût, était précisément ce qui l’effrayait; elle y voyait déjà un effet de l’influence de la vie de campagne, de son séjour dans un milieu moins intelligent et moins choisi. Elle craignait de perdre le sentiment du distingué, s’imaginant que c’était un acheminement vers la matérialité de l’existence. Heureusement Gustave Lemarrois arrivait: c’était un parfait homme du monde; il allait rendre à sa délicatesse le diapason qu’elle avait perdu.

La lettre que l’on avait reçue pendant la visite de M. La Chesnaye avait annoncé l’arrivée à Marseille du voyageur, qui se dirigeait immédiatement vers la Normandie. Le surlendemain, en effet, une calèche allait le prendre à la gare de Lisieux et l’amenait à Saint-Désir.

Son entrée ne répondit pas d’abord à l’idée triomphante que s’en formaient son père et sa cousine. En quittant le chaud climat de l’Egypte pour nos froides et brumeuses contrées de l’Ouest, au moment où l’automne approchait, Gustave Lemarrois s’était cru obligé à des précautions sans nombre. Enveloppé de toute sorte de manteaux et de couvertures, défendu contre la température extérieure par un rempart de coussins, il ne montrait de toute sa personne que sa pâle figure, au-dessus de cet attirail de la débilité et de la souffrance.

Esther, qui s’était précipitée au-devant de la voiture, éprouva une déception presque douloureuse en apercevant son cousin; mais il se débarrassa assez lestement de son entourage, enjamba du marchepied de la calèche aux marches du perron et, avec une vivacité saccadée, serra la main de sa cousine, puis celle de son père, qui arrivait plus lentement.

–Permettez, dit-il, que j’aille d’abord secouer la poussière du voyage: je ne suis pas présentable ainsi.

Et, ce disant, il se mit à grimper l’escalier du premier étage. Son domestique le suivait, tandis que la femme de chambre de Mme de Livet se hâtait d’accourir pour lui indiquer son appartement.

Au bout d’un quart d’heure, Gustave se présenta en veston d’une coupe élégante, qui copiait la mode sans exagération: le col de la chemise rabattu, les manchettes fortement empesées et d’une blancheur irréprochable; le visage reposé et doux, les joues dépourvues de favoris., la lèvre-supérieure couronnée d’une fine moustache blonde, une impériale pointant sur le menton.

Il embrassa son père avec respect, mais sans le moindre élan de tendresse, et salua une seconde fois sa cousine. Celle-ci, en revoyant le compagnon chéri de son enfance, se serait volontiers jetée dans ses bras; mais il s’arrangea tout de suite pour que leurs relations ne fussent pas fraternelles.

On se mit à table. Gustave Lemarrois mangea peu, avec plus de caprice que de goût, tout en paraissant principalement occupé du dîner. Cependant il répondait pertinemment aux questions que lui adressait son père et n’omettait auprès de sa cousine aucun de ces petits soins que les femmes attendent de leurs voisins de table, menue monnaie de politesse et de générosité qu’il paraissait distribuer sans s’en apercevoir. De temps en temps il examinait Mme de Livet avec le clignement d’yeux auquel l’obligeait sa myopie, puis il lui jetait des regards de jeune homme, dont elle commençait déjà à être embarrassée.

La journée du lendemain se passa pour Gustave Lemarrois en arrangements intérieurs et dans les soins nombreux qu’exigeait sa personne. Il ne se montra que vers le milieu de l’après-midi. M. La Chesnaye, que l’on avait invité à dîner, arriva. Depuis longtemps le maire de Saint-Désir avait mis tout amour-propre de côté, et généralement était très-peu préoccupé de l’effet qu’il produisait. Mais ce jour-là il fit la réflexion qu’il était peut-être destiné par la nature à servir de repoussoir à Gustave Lemarrois, aux yeux d’une femme élégante comme Mme de Livet.

Après les présentations d’usage, la conversation s’engagea, pendant qu’on parcourait les détours du jardin anglais, en attendant que la cloche annonçât le dîner.

Les deux interlocuteurs, en liant conversation, se causèrent une mutuelle surprise qui n’était pas précisément une impression agréable, quoiqu’elle tînt à la bonne opinion qu’ils prenaient l’un de l’autre. Gustave trouvait que M. La Chesnaye avait un bon sens trop juste e.t trop pénétrant; M. La Chesnaye, que Gustave avait une instruction trop sérieuse, vu son enveloppe frivole. En effet, sous son-masque de fatuité insouciante, ce jeune homme cachait une variété de connaissances que ne possèdent pas toujours ceux qui ont du savant le nom et la mine. Il répondait à tout avec une précision concise, qui annonçait le peu de désir qu’il avait d’étaler son savoir. Cependant il faisait face à tout le monde: à son père, sur l’histoire de Napoléon Ier, à M. La Chesnaye sur la chimie agricole et les théories de l’art cyrogénique, et à Mme de Livet, sur les romans et les livres nouveaux.

Où as-tu donc appris tout cela? dit M. Lemarrois, toi si paresseux!

–Oui, je suis paresseux, mais je ne suis pas toujours oisif. J’aime à lire, parce que cette occupation s’accorde avec mon apathie. Ma mémoire est complaisante; elle a classé et mis en ordre tout ce que j’ai lu et je l’ai laissée faire; c’est là mon seul mérite.

–Ah! si tu avais voulu…

–Permettez-moi de conserver l’illusion, mon père, que je ne vous laisse rien à regretter.

Gustave Lemarrois fit cette réponse avec un petit air ironique qui lui était assez habituel. Puis, changéant d’idée, il se remit à continuer l’examen très-attentif qu’il avait déjà commencé de sa charmante cousine.

–Vous m’effrayez, Gustave, dit Mme Esther avec enjouement; pourquoi m’examinez-vous avec tant d’attention? Suis-je donc changée? ou bien ai-je commis quelque hérésie de toilette? Vous n’avez fait que traverser Paris; mais cela vous suffit peut-être pour juger que je ne suis déjà plus une parisienne.

Avant que Gustave eût répondu, M. La Chesnaye s’écria:

–Je suis sûr que monsieur ne vous examine pas. Il vous admire.

–Je vous remercie de m’avoir soufflé cette amabilité, reprit Gustave, que j’aurais pensée peut-être mais que je n’aurais pas dite.

Vous êtes bien de votre village, monsieur La Chesnaye, s’écria Mme de Livet avec une nuance de dépit sous l’accent de la gaîté; vous savez bien qu’on n’admire plus!

–Parce que nous n’avons plus la générosité de cœur et la vivacité d’imagination qu’il faut pour admirer.

–Oh! je suis persuadé, reprit Gustave avec une intention de persiflage, que vous, monsieur, vous possédez encore toutes ces facultés.

–Peut-être ne les ai-je jamais eues, peut-être les ai-je perdues; mais je sais que si je les recouvrais, je saurais les conserver.

–Il est singulier, votre maire de Saint-Désir, dit tout bas Gustave Lemarrois à Mme de Livet, avec son enthousiasme et. sa tabatière.

Mme de Livet regarda du coin de l’œil M. La Chesnaye, qui jouait avec la boîte d’argent entre ses doigts. Elle passa à côté de lui et lui dit:

–Comment les sentiments raffinés peuvent-ils s’allier avec le goût du tabac?

–En poudre, ajouta M. La Chesnaye. La tabatière vous déplaît? On la passait pourtant aux petits marquis.

–Napoléon en faisait usage, dit M. Lemarrois qui venait d’entendre.

–Malgré ce précédent, je la supprimerai, puisqu’elle choque votre goût.

–Oh! je ne veux pas de sacrifices; ils exigent toujours une réciprocité, dit vivement Esther.

–Pas avec moi: je ne demande jamais de retour.

–C’est vrai, votre désintéressement est connu.

Mme de Livet cessa son à-parté. Elle ne résistait pas. souvent à lancer quelques railleries à M. La Chesnaye; mais, la chose faite, elle éprouvait une pitié attendrie très-voisine du remords. C’était encore son impression ce jour-là; aussi se montra-t-elle, pendant tout le dîner et la soirée, parfaitement aimable pour son hôte. Elle suivait l’entretien plutôt qu’elle n’y prenait part, tout en se demandant pourquoi la conversation de M. La Chesnaye (qui n’était plus un esprit brillant, en supposant qu’il l’eût jamais été), lui paraissait plus intéressante qu’aucune autre, même madrigaux à part.

Le lendemain, comme elle était à sa toilette, on lui remit une lettre et un petit paquet. Elle ouvrit la lettre d’abord ayant reconnu l’écriture du maire de Saint-Désir. Il la priait d’accepter, pour quelqu’une des loteries de bienfaisance auxquelles elle portait intérêt, la tabatière, objet de sa réprobation. Mme de Livet trouva cette offrande singulière; cependant elle déplia l’enveloppe du paquet. La tabatière était nettoyée et parfumée: c’était une jolie boîte d’argent avec des figures au repoussé d’un travail italien du XVIIIe siècle. Ces figures représentaient, sous un élégant motif d’architecture, la scène d’Esther devant Assuérus.

–Ma patronne! se dit Mme de Livet: je ferai estimer cette boîte; je pourrai en donner le prix aux pauvres et la garder pour moi.

Pendant plusieurs jours, Gustave Lemarrois et Mme de Livet restèrent à peu près dans un perpétuel tête-à-tête. La présence, souvent un peu somnolente du vieillard, qui vivait en tiers avec eux, ne les détournait pas beaucoup l’un de l’autre. Gustave se mit franchement à faire l’amour à sa cousine, dans le sens que Sterne l’entendait; mais de déclaration précise, point! Il lui avait insinué, dès le début de cette flirtation, que, suivant son opinion, c’était à la femme à saluer la première lorsqu’elle rencontrait dans la rue un homme de sa connaissance, comme à faire un aveu à celui dont elle se savait aimée, quand elle consentait à partager son amour.

–En vertu de quelle raison? avait dit Esther.

–Parce que la femme ne risque pas de commettre une indiscrétion ni d’exposer son amour-propre à un refus.

–C’est spécieux, avait répondu Mme de Livet, tout-en pensant qu’elle ne donnerait jamais son cœur à celui qui ne l’aimerait pas assez pour faire abnégation de son amour-propre devant elle. Mais M. La Chesnaye lui-même l’aimait-il? jamais il ne lui avait rien dit qui fût positivement un aveu.

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