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Après le départ de son fils, M. Lemarrois éprouva quelques légères altérations dans sa santé. Au lieu de faire sa promenade chaque soir dans le jardin, il se coucha une heure ou deux plus tôt. L’amour tire parti de toutes les circonstances, fâcheuses ou non. M. La Chesnaye eut l’attention délicate de venir prendre tous les jours, après son dîner, des nouvelles de son voisin. Lorsque l’oncle s’était retiré, il tenait compagnie quelques instants seulement à son aimable nièce. Mais ces visites progressèrent rapidement en longueur, surtout quand le temps était beau et qu’on pouvait en causant parcourir les allées du jardin. Heureusement, cette année la saison était clémente, et le mois d’octobre qui commençait avait des douceurs à faire envie au printemps. Dans ces fréquentes rencontres, la confiance des deux amis devint absolue, et bientôt leur vie fut doublée, chacun apportant à l’autre la communauté de ses pensées et de ses sentiments.

Cet échange s’étendait maintenant, comme Mme de Livet l’avait désiré, jusqu’aux choses de l’esprit: M. La Chesnaye lisait les modernes qu’elle aimait, spirituels, futiles ou romanesques, et il lui en disait gravement son avis; il les traitait en choses d’importance, puisqu’elle y attachait de l’intérêt.

Mme de Livet était donc de plus en plus convaincue que c’était une sympathie et non une fantaisie, comme Gustave Lemarrois voulait le lui persuader, qui l’attirait vers M. La Chesnaye. Parfois, pour s’éprouver elle-même, elle se plaçait pendant quelques heures dans le milieu où elle devrait vivre, si elle devenait sa compagne.

M. La Chesnaye demeurait avec son père et sa mère, deux excellents vieillards qui épargnaient à leur fils une partie des fatigues de la surveillance dans l’exploitation de sa ferme. Sous prétexte de leur rendre visite, ou de se fournir chez eux, comme on fait entre voisins à la campagne, de quelques approvisionnements qui lui manquaient chez elle, Esther allait expérimenter si, dans cet intérieur, la vie lui paraîtrait agréable, douce et colorée, ou bien froide et insipide.

La fin de la journée était le moment qu’elle choisissait pour ces visites, et M. La Chesnaye en était averti. La maison du maire de Saint-Désir était située dans une grande masure, d’une surface très-régulière et toute plantée de pommiers: un parterre s’étendait devant la maison, et un jardin potager derrière. Dans le fond de la perspective, on apercevait, au-dessus des branches des haies, les teintes capricieuses du couchant, qui forment toujours dans nos climats la décoration la plus splendide du ciel.

Mme de Livet, après avoir soulevé la grosse clanche qui fermait la barrière, entrait comme en pays de connaissance. Elle cherchait du regard les deux grandes vaches, ses favorites, couchées sur l’herbe, quelle que fût l’humidité du jour ou de la saison. Le poulain venait au-devant d’elle, à pas comptés, d’abord pour faire admirer sa jolie tête élégante, qu’il portait si fièrement, ses reins cambrés et sa croupe délicatement arrondie; puis il s’échappait en folles gambades et caracolades, la crinière au vent, et sa queue, comme une longue chevelure, battait ses flancs et paraissait tourner autour de lui. La jument poulinière s’approchait ensuite, mais doucement et sans fracas, comme une discrète personne, et, en toute discrétion aussi, elle venait prendre dans la main d’Esther le morceau de sucre qui lui était présenté. Le chien, qui était sorti à demi de sa loge pour remplir son devoir de gardien, y rentrait satisfait, sans faire entendre le plus faible aboiement; mais quand Mme de Livet passait devant lui, il se traînait à plat ventre jusqu’au bout de sa chaîne et faisait osciller sa queue touffue par un mouvement de pendule, regardant la jeune femme de toute la tendresse de ses yeux pour qu’elle vînt lui donner un signe de reconnaissance en lui flattant la tête et lui caressant le cou. Pendant ce temps, le chat, qui s’était réveillé de sa sieste au coin de la haie, s’étirait les pattes, puis s’avançait derrière la visiteuse, de son pas de larron chaussé de bottes fourrées, et il la suivait au logis.

Il n’y avait pas de vestibule à la maison. On entrait tout droit dans la cuisine, d’une propreté reluisante. Esther saluait M. La Chesnaye, le père, qui fumait ordinairement sa pipe au coin de la cheminée, tandis que Victoire, servante d’une belle prestance, mais d’une dignité modeste, se tenait debout en face de lui, quelque cuiller ou écumoire en main, surveillant une grosse marmite suspendue au-dessus du feu à la lourde crémaillère en scie. Pendant ce temps, l’horloge à poids, enfermée comme une momie dans une étroite gaîne de bois rouge incrusté de filets blancs, parcourait des heures plus mesurées et plus lentes que celles du cadran parisien, toujours inégales et fiévreuses.

Après les informations d’usage, Esther entrait dans le salon par la porte située en face de la cheminée. C’était une pièce d’une dimension assez restreinte, carrelée froidement à larges pavés, mais qui, à part ce signe de rusticité, était chaude et confortable. On y trouvait un canapé, de bons fauteuils, un piano, une large bibliothèque, une garniture de cheminée d’un style simple et sévère, épaves sauvées de l’ameublement parisien de M. La Chesnaye. Suivant la température du jour, Mme La Chesnaye tricotait auprès de la fenêtre ouverte ou au coin du feu qui brûlait avec une flamme tempérée, si on la comparait à la haute flambée de la cuisine,

M. La Chesnaye, assis devant la table du milieu, lisait ou écrivait. Quelquefois il était en conférence avec un paysan qui, malgré l’invitation réitérée de s’asseoir, lui parlait debout, les mains passées sous sa blouse pour retrouver ses poches. C’était quelque garde-chasse ou quelque agent-voyer auquel il fallait donner des ordres; un braconnier que, moitié forcé, moitié persuadé, on faisait rentrer sous la loi. Quelquefois une pauvre femme venait, munie de ses papiers de famille, pour mettre M. le maire à la piste d’un héritage qu’elle réclamait. Cet héritage, longtemps attendu, qui devait être poursuivi plus longtemps encore, arriverait probablement tout juste pour sourire à l’agonie de l’héritière. Mais, en attendant, l’espérance refleurissait sans cesse pour elle, et celui qui espère possède déjà.

Esther s’asseyait sur le canapé devant la table et attendait son tour d’audience. La simplicité de sa toilette n’excluait point cet art qui consiste à étudier et à suivre les indications du goût. Elle lisait dans les yeux de M. La Chesnaye qu’il appréciait toutes ces nuances d’élégance, et elle éprouvait du plaisir à en amuser son regard.

Quand les visiteurs s’étaient retirés, il lui arrivait souvent de se mettre au piano, ce qui charmait autant Mme La Chesnaye que son fils. Esther excellait dans le solo et personne n’exécutait avec plus d’expression, de largeur et de style une sonate de Mozart ou une romance sans paroles de Mendelsohnn.

En se laissant aller à son inspiration, il lui prenait de grandes mélancolies. Elle se demandait ce que ferait cet homme, dont elle eût consenti à devenir la compagne, lorsqu’il serait rendu à son isolement. Son père, sa mère étaient trop vieux pour qu’ils pussent conserver longtemps leur place auprès de ce foyer qu’ils bénissaient par leur présence. Elle, non plus, ne serait plus là: ne faudrait-il pas qu’elle suivît son oncle à Paris lorsque toutes ses frayeurs d’épidémie seraient passées? Pourquoi M. La Chesnaye avait-il refusé de l’attacher à lui? Quelle était cette pensée, ce souvenir ou ce remords, sur lequel il comptait pour remplir sa solitude, et dont les jalouses préoccupations n’admettaient même pas la rivalité de l’amour?

A mesure que leur intimité augmentait, elle se posait cette question avec plus d’impatience et elle éprouvait le besoin de faire retomber sur M. La Chesnaye quelque chose du dépit et de l’irritation qui s’élevaient en elle. Mais, comme c’était une âme très-loyale, elle ne voulait pas se laisser entraîner à ce jeu d’une coquetterie sérieuse sans être bien sûre qu’elle était prête à payer du sacrifice de sa vie entière les dommages qui pouvaient en résulter pour l’homme qu’elle aimait. S’il avait vécu jusqu’alors d’un regret ou d’une douleur, elle ne voulait les lui ôter que pour lui donner le bonheur en échange, car elle savait que le pire des maux, c’est la stérilité du cœur.

Un jour qu’elle était dans ces anxieuses dispositions, elle trouva M. La Chesnaye chez lui, fumant une cigarette.

–Je vous y prends! lui dit-elle.

–Vous ne me l’avez pas défendu; mais, si vous le voulez, je renoncerai à la cigarette comme à la tabatière.

–Oh! personne n’est plus prompt que vous à la soumission dans les petites choses; mais vous faites vos réserves dans les grandes.

–Sans me faire valoir, ce n’est pas une petite chose que le sacrifice d’une habitude; mais si vous n’avez pas été obéie, c’est que vous n’avez pas commandé. Je peux redouter vos ordres; je ne chercherai jamais à m’y soustraire.

Esther réfléchissait; elle était tentée d’abuser à l’instant de la permission qui lui était accordée pour forcer M. La Chesnaye à lui dire son secret. Mais sa réserve habituelle l’emporta encore cette fois: elle donna le change à son imagination.

–Faisons ma promenade favorite, dit-elle; descendons au fond du vallon: voilà mon ordre pour le moment.

M. La Chesnaye se disposa à la suivre et jeta sa cigarette.

–Ne la jetez donc pas! s’écria Esther; j’aime la cigarette; j’en ai fumé quelquefois.

–En voulez-vous une alors?

–Volontiers.

Il lui apprêta, une pincée de tabac d’Espagne roulée dans un fin papier de paille de riz.

Elle l’alluma, en tira quelques spirales de fumée. la laissa se consumer à demi et dit:

–J’en ai assez!

Il lui prit la cigarette des doigts et la porta à ses lèvres pour l’achever.

–A quoi pensez-vous donc? demanda-t-elle avec un accent de reproche.

–Quand on est généreux, on ne s’informe pas où vont les miettes de sa table, lui répondit-il.

Esther rougit: elle devina qu’il lui serait trop facile d’exciter l’emportement de la passion dans cet homme d’ordinaire si calme et si respectueux.

–Ils se mirent en marche silencieusement. Ce qu’Esther appelait sa promenade favorite était une bande étroite de bois, entourée de haies, qui commençait au-delà du jardin potager. Ce bois, borné à droite et à gauche de riches prairies, descendait par une pente douce jusqu’au fond du vallon où se dressaient l’église et les maisons du petit bourg de Saint-Désir. Une autre colline faisait face, au pied de laquelle s’étageaient quelques habitations semi-rurales, semi-bourgeoises, tandis que sur le sommet s’étendait seulement une fraîche verdure d’herbe, ombragée çà et là de hauts noyers et de pommiers trapus. Tout ce qu’on apercevait de l’horizon offrait la même disposition de vallons et de collines.

Cette promenade à travers bois se faisait par de petits sentiers, tantôt abrités mystérieusement, tantôt assez découverts pour laisser apercevoir tout le paysage.

Esther, s’étant sentie fatiguée plus tôt que de coutume, s’arrêta à mi-côte, et s’assit au pied d’un arbre, à un endroit où elle pouvait embrasser toute la perspective. M. La Chesnaye prit place à côté d’elle. Tandis qu’elle plongeait du regard dans l’horizon aussi loin que ses yeux pouvaient atteindre, elle songeait aux longs voyages et aux longues amours, à tout ce qui attire la rêverie, enchaîne la constance et développe la profondeur du sentiment. Aimer, c’était pour elle aussi se plonger dans l’infini; mais n’était-ce pas là un désir bien ambitieux pour la femme qui donnait son cœur au rustique M. La Chesnaye? Peut-être ne saurait-il pas parcourir avec elle ces grands espaces du sentiment, comme elle ne saurait pas se renfermer avec lui dans sa vie contenue, utile et modeste.

Elle fut interrompue dans son secret monologue par la vue d’une petite fille d’environ dix ans qui gravissait la colline avec quelques efforts et beaucoup d’adresse, suivie d’un gros bébé aux joues pleines et plus roses que charbonnées.

La petite s’approcha de M. La Chesnaye et lui fit une révérence toute droite.

–Vas-tu à la maison? lui dit-il; que veux-tu?

–Maman fera cuire le pain demain; elle n’a pas de levure, j’en vais demander à Mlle Victoire. Et puis Mlle Victoire a dit qu’elle nous donnerait des pommes pour faire une grande tarte.

–Bien, mon enfant, répondit M. La Chesnaye, qui interrogea ensuite la petite sur ses succès à l’école et sur la santé de sa mère.

Après ce court dialogue, les deux enfants reprirent leur ascension. Mais, comme la montée était rapide, quelques graviers glissèrent sous les pieds du bébé, qui s’étendit à plat ventre, les bras en l’air, le menton dans la poussière, en poussant, des cris désespérés.

Esther se leva pour aller à son secours. Elle n’y réussit pas; dès qu’elle essaya de le toucher, il se débattit en criant plus fort. Sa sœur, dont il avait voulu quitter la main, malgré toutes ses remontrances, ne fut pas mieux accueillie. Mais quand M. La Chesnaye, qui était accouru aussi, parce qu’il le voyait menacé dans ce débat de dégringoler la pente du vallon, le prit dans ses bras, il se laissa faire et s’apaisa subitement.

–Va chercher ta levure et tes pommes, et tu prendras ton frère en revenant, dit-il à la petite fille.

Il alla se rasseoir, et Esther en fit autant. Il tenait l’enfant sur ses genoux, et celui-ci était si fier et si content qu’il faisait gonfler ses petites joues en amassant son souffle dans sa bouche, comme s’il eût cru que cette augmentation de volume lui donnait une importance en rapport avec l’honneur qu’il recevait.

Esther, qui s’amusait de la mine du bébé, lui tendit les bras pour l’attirer à elle; mais il se rejeta en arrière.

–Tu ne veux pas quitter monsieur le maire, lui dit-elle; tu l’aimes donc bien?

Pour toute réponse, l’enfant allongea ses petites lèvres fraîches et délicatement charnues, et, les serrant l’une contre l’autre, présenta un baiser à M. La Chesnaye. •

–Mais pourquoi l’aimes-tu ainsi? reprit la jeune femme curieuse; te donne-t-il des bonbons?

L’enfant la regarda d’un air ébahi et secoua la tête.

–Non? Mais dis-moi donc alors pourquoi tu l’aimes?

–Maman le sait bien, répondit le bébé en se collant sur la poitrine de M. La Chesnaye et en lui jetant les bras autour du cou.

Esther leva un regard attendri vers M. La Chesnaye; elle devinait qu’entre lui et l’enfant il y avait des secrets de générosité et de reconnaissance. Elle recommença ensuite toutes ses jolies coquetteries au bébé, si bien qu’il consentit, l’influence de M. La Chesnaye aidant, à venir s’asseoir sur ses genoux.

–A la bonne heure, dit-elle; j’en veux ma part aussi: à nous deux!

Ce mot, dit étourdiment, éveilla en elle une autre pensée qui la fit rougir: quel homme eût-elle préféré à M. La Chesnaye pour partager avec elle le dévouement et la sollicitude que les parents doivent aux enfants? Aucun, se dit-elle avec assurance, et elle acquit, en même temps, pour la première fois, une conviction rapide et complète que leur union seule réaliserait l’attente de sa vie et ses espérances de bonheur.

Elle leva les yeux sur M. La Chesnaye; il la regardait avec ravissement et tristesse; soupçonnait-il les pensées qui lui avaient traversé l’esprit?

–Prenez garde, lui dit-il, nous réunir pour aimer, n’est-ce pas nous aimer aussi?

–Oh! ce n’est pas à craindre, répondit-elle avec un accent qui laissait légèrement percer le dépit qu’elle éprouvait de le voir si promptement revenir à ses scrupules.

Après quelques caresses, elle rendit l’enfant à la petite fille qui était de retour et se disposa elle-même au départ.

La froideur de son adieu pénétra M. La Chesnaye.

«Il faut qu’elle soit mon juge et qu’elle décide de notre destinée.»

Telle fut la résolution à laquelle il s’arrêta.

Le lendemain, il se préparait à amener cette confidence dès qu’il se trouva seul avec Esther; mais leur tête à tête fut encore une fois interrompu. Le matin il avait marié la plus jolie fille du village, qui était une parente du fermier de M. Lemarrois. La noce se faisait à la ferme. Au moment de partir pour la demeure de son époux, la nouvelle mariée vint faire ses adieux à Mme de Livet, dont elle avait reçu un joli cadeau, Esther l’embrassa, en voyant qu’elle s’offrait naïvement à ses caresses. La jeune paysanne reçut ce baiser avec reconnaissance: puis, se tournant vers M. La Chesnaye.

Vous m’avez embrassée déjà une fois aujourd’hui, monsieur le maire, dit-elle; voulez-vous recommencer? Vous êtes si bon que l’on dit que vos baisers portent bonheur.

M. La Chesnaye embrassa paternellement la jeune femme.: .

–Ce n’est peut-être pas parce que M. la Chesnaye est bon que tu l’embrasses, dit le nouveau marié.

–Pourquoi donc?

––Parce que c’est un bel homme.

–Eh bien, oui, jaloux! c’est parce qu’il est beau et bon, dit la petite villageoise en riant.

Les deux jeunes gens continuèrent leurs enfantillages joyeux sans songer qu’ils troublaient deux cœurs avides de se connaître l’un l’autre. Lorsqu’ils partirent, l’heure était venue à laquelle M. La Chesnaye devait se retirer. Entre Esther et lui aucune réconciliation n’avait réparé la froideur de la veille; mais Mme de Livet était déjà revenue sur son impression: elle pensait que c’était un être bien sympathique que celui qui attirait si vivement l’enfance et la jeunesse innocente. Comme d’ordinaire, elle le reconduisit jusqu’à la barrière de sortie: au moment de le quitter, elle lui présenta le front:

–Puisque vos baisers portent bonheur, dit-elle.

–Je donne alors ce que je n’ai pas, répondit M. La Chesnaye, qui semblait avec crainte effleurer de ses lèvres la peau douce et fine d’Esther.

–Pourquoi?

–Vous le saurez quand vous voudrez; mais à une condition, c’est qu’après vous avoir fait l’aveu du passé, vous me permettrez de vous faire connaître sans réticence mes sentiments actuels.

–Je pense qu’ils ne peuvent en rien m’offenser, répondit-elle; venez demain.

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