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IV

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Au jour convenu, la réunion fut si matinale que. Mme de Livet ne vit pas le départ des chasseurs. A midi, M. La Chesnaye fut obligé de retourner chez lui pour une affaire du genre de celles qu’il ne négligeait jamais: elle concernait un de ses administrés les plus pauvres. Le déjeuner en était une autre que Gustave Lemarrois ne négligeait pas non plus, et, par un temps un peu humide, il préférait la table de famille au couvert sous bois. Il fut donc enchanté de la circonstance qui le rappelait à la maison, d’autant plus qu’il se sentait habillé à la légère. Il avait trouvé, au fond de sa malle, un costume mi-partie oriental mi-partie européen, qui n’était point d’une excentricité trop marquée et l’habillait élégamment, mais n’était pas très-commode pour braver les froides vapeurs des plaines normandes.

Soit par l’effet du refroidissement qu’il avait. subi ou parce que les longues jambes de ses compagnons lui avaient imposé une trop rude corvée, Gustave Lemarrois se trouva assez fatigué après le déjeuner pour renoncer au reste de la partie; il alla se jeter sur son lit en accusant une migraine.

M. La Chesnaye vint le chercher vers les deux heures pour retourner à la chasse. Ce fut Mme de Livet qui le reçut. Elle excusa son cousin, et, tandis qu’elle parlait, une satisfaction moitié tendre moitié railleuse animait le sourire qu’elle adressait, à son auditeur.

M. La Chesnaye était transformé. Il lui avait suffi. pour abandonner la blouse, qu’Esther l’eût dénoncée par un mot qui ressemblait à une critique. Il portait un costume de chasseur simple et de bon goût, mais qui venait assurément d’un excellent tailleur: habit et culotte courte en velours noir uni et hautes guêtres en cuir jaune.

Le costume de chasse a cet avantage qu’il tire l’homme du vulgaire paletot ou de l’habit étriqué.

Mme de Livet, en voyant M. La Chesnaye sous ce nouvel aspect, se disait que, s’il n’avait pas ce type de beauté délicate que les romanciers se plaisent à donner aux amoureux, il avait bien ce caractère de force et de dignité qui convient à l’homme dans sa maturité et à la beauté virile du chef de famille. En un mot, il lui parut que M. La Chesnaye ferait un mari présentable, quoiqu’elle n’y pensât pas pour elle, parce qu’elle n’était pas de ces femmes qui jettent à l’avance leur dévolu.

Sa coquetterie était plus délicate, mais elle y céda en vraie femme, quand elle dit à M. La Chesnaye:

–Vous est-il indifférent de venir chasser du côté de Grandmesnil? J’ai le désir d’aller voir une pauvre femme qui demeure au fond du vallon. Vous me servirez d’escorte: il faut traverser plusieurs herbages, et j’ai peur de messieurs les bœufs.

M. La Chesnaye trouva tout facile; mais, à cause de cette circonstance des bœufs, il ne voulut pas prendre son chien.

–Je reviendrai le chercher, dit-il; je puis m’en passer, puisque je vais rejoindre nos chasseurs.

Ils partirent côte à côte. Mme de Livet, avec sa longue canne en bois blanc qui ressemblait à une houlette, les hauts talons de ses fines bottines, son petit chapeau rond et sa jupe sans traîne, avait la grâce pimpante de ces jolies bergères du XVIIIe siècle, dont les peintures de Boucher offrent les modèles, qui ne gardaient les moutons que pour attirer le loup.

Ils descendirent le long de charmants sentiers qui séparaient les fermes et étaient ombragés par les hautes haies des clôtures. Çà et là, on rencontrait quelques flaques d’eau, quelques sillons de boue; mais on était tout enfermé sous le feuillage, et baigné de la plus douce lumière et de la plus délicieuse fraîcheur.

Ils causaient intimement, sans contrainte et sans trouble, quand un danger imprévu, affreux, le plus redoutable de ceux qui menacent les habitants de la campagne, les arrêta au passage. Un chien, dont M. La Chesnaye constata d’un coup d’œil la mauvaise physionomie, s’avançait au devant d’eux. Il n’était pas possible d’éviter sa rencontre: grimper sur le fossé des haies, ç’eût été attirer sa poursuite et se mettre dans une position difficile pour se défendre. D’ailleurs ils n’en eurent pas le temps: l’animal s’élançait déjà sur Mme de Livet. La repousser derrière lui et lui arracher sa canne de la main furent pour M. La Chesnaye deux mouvements instinctifs opérés avec la plus rapide simultanéité.

Le chien, furieux d’avoir manqué son élan, se retourna, l’œil hagard, les poils désordonnés, la face troublée et baveuse. Son aspect seul était capable de paralyser la défense de ceux qu’il attaquait; car il ne suffisait pas de le vaincre, il fallait éviter surtout sa morsure empoisonnée. Mais M. La Chesnaye, possédé de la seule idée de protéger sa compagne, se sentait une force et une clairvoyance extraordinaires. Avant que le bond de l’animal l’eût touché, il avait enfoncé dans sa gueule haletante, jusqu’au gosier, le bâton dont il venait de s’armer. Avec des soubresauts et des tortillements, le chien faisait rage, poursuivi par ce bâillon qui l’étouffait. M. La Chesnaye sentait son poignet plier comme une branche qui va se rompre sous l’effort du vent.

–Tirez! s’écria-t-il en présentant de la main gauche son fusil à Esther:

La jeune femme avait une remarquable adresse. Elle allait tirer; mais le lieu de la scène était si restreint qu’elle s’aperçut qu’il lui était impossible de toucher son ennemi sans blesser son défenseur. Un balbutiement s’échappa de ses lèvres.

–Tirez toujours! répéta M. La Chesnaye.

Elle n’osait pas. Le chien reprenait ses forces; un mouvement plus violent lui rendit sa liberté. M. La Chesnaye, à qui la canne avait échappé, se jeta encore une fois en rempart devant sa compagne, prêt à saisir son ennemi à la gorge.

Esther n’hésita plus: le coup partit. Le chien reçut la charge dans le flanc et alla rouler dans le fossé.

–Il va se relever! s’écria M. la Chesnaye.

Esther comprit, elle tira le second coup. Mais cet effort hardi avait épuisé toute sa vigueur, et le repoussé du fusil lui avait causé une douleur si vive qu’elle tomba à la renverse.

M. La Chesnaye alla s’assurer que le chien était mort; puis il prit sa compagne entre ses bras et la transporta à quelques pas plus loin, afin qu’en revenant à elle, elle n’aperçut pas l’objet de sa terreur.

Ce mouvement avait suffi à Mme de Livet pour reprendre connaissance. En même temps qu’elle ouvrit les yeux, elle sentit que ses bras enlaçaient le cou de son défenseur. L’enthousiasme de leur commune victoire et la joie de leur salut lui portèrent. du cœur au cerveau, un rapide enivrement. Elle ne délia pas ses bras, et M. La Chesnaye s’agenouilla devant elle pour suivre cette étreinte qui l’attirait.

–Vous n’êtes pas blessé? demanda-t-elle.

–Non. Vous avez eu bien peur?

–Je ne sais pas, dit-elle après un instant de silence; car j’ai confiance en vous comme en Dieu: vous avez, pour protéger, la force et le dévouement.

M. La Chesnaye ne répondait pas, mais il sentait se décupler dans ses yeux et son âme l’exaltation que la jeune femme lui communiquait par ses paroles et son regard.

–Ceux qui vivent auprès de vous sont heureux, reprit-elle, sans avoir la conscience précise de ce qu’elle disait et comme en rêvant.

M. La Chesnaye courba le front; un voile d’humilité ou de tristesse obscurcit sa joie.

Esther crut répondre à sa pensée:

–Je suis entièrement libre de ma personne, dit-elle.

Il se redressa sur ses pieds.

–Mais je ne suis pas libre, moi! s’écria-t-il.

–Je vous comprends, répondit-elle avec un dédain marqué. une liaison!

–Non, non, pas cela! mais une promesse, un engagement que je ne puis reprendre, parce que c’est une morte qui l’a reçu.

–Comment! son souvenir est encore plus fort que.

Esther s’arrêta devant l’explosion de sa pensée.

–Vous ne l’oublierez jamais? demanda-t-elle timidement.

–On oublie peut-être ceux que l’on a aimés, mais on n’oublie pas ceux que l’on a fait souffrir.

–Vous n’aviez pas d’amour pour elle?

–Non.

Esther eut un mouvement de triomphe involontaire.

–Eh bien? dit-elle.

–Ne parlons pas de cela, ce n’est pas le moment. plus tard peut-être. Ce serait une confidence longue et douloureuse. Je craindrais de perdre votre estime.

Ils cessèrent l’entretien. M. La Chesnaye insista pour qu’Esther abandonnât son projet de promenade et retournât chez elle. Il invita le maître d’une des fermes voisines à enlever le chien et à l’enterrer. Ils se remirent ensuite en route. Esther avait perdu sa vive allure; elle s’appuyait sur le bras de M. La Chesnaye, qui tenait de l’autre côté les armes de la victoire, le fusil et la canne. Ils revinrent en silence: ils étaient attendris encore, mais toute leur joie s’en était allée.

Gustave Lemarrois écouta l’histoire du danger que Mme de Livet avait couru, avec un persiflage sous lequel perçait le dépit. Il prétendit que les chiens enragés n’existaient pas. «C’est une invention des Français, disait-il, j’ai voyagé à Constantinople et à Alexandrie où les rues sont remplies de chiens errants, jamais aucun n’a causé mort d’homme. Si ce chien avait été hydrophobe, il vous aurait dévorés avant que vous eussiez pu vous mettre sur vos gardes. Je crois que vous et M. La Chesnaye vous avez aimé à vous supposer en péril pour vous rendre plus intéressants l’un pour l’autre.»

Esther répondit que l’incrédulité allait très-bien à ceux qui dorment pendant l’heure du danger.

–Ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas, reprit Gustave lorsqu’ils furent seuls, votre préférence pour M. La Chesnaye?

–Que voulez-vous dire par ma préférence?

–Je veux dire que ce n’est pas une plaisanterie de très-bon goût que de me donner le maire de Saint-Désir pour rival.

–Pour rival? mais c’est une déclaration cela; je croyais que vous n’en faisiez jamais.

–Vous avez un privilège, parce que vous êtes ma cousine. Enfin, je suis à vos ordres comme amant ou comme mari si vous voulez. Mon père désire beaucoup notre mariage.

–Quoi! mon oncle! c’est lui qui vous a donné cette idée?

–Non pas! nous l’avons eue en même temps, et je la trouve bonne. Jusqu’à présent je n’ai pas voulu que mon père se mêlât de mes affaires, et son égoïsme s’est arrangé aussi de me laisser mon indépendance; il a assez affaire de s’occuper de sa passion platonique pour les Napoléon et du soin de veiller sur sa vieillesse. Mais enfin je le respecte, parce qu’il me conserve sagement sa fortune, et j’écoute son avis cette fois parce que c’est aussi le mien.

–Comment! vous dont la jeunesse était si turbulente et si orageuse, penser au mariage!

–Je ne me laisserai jamais mettre le frein par personne que par une femme. Mais depuis la mort de votre mère, qui était aussi comme la mienne, je suis à l’abandon. Recueillez-moi, ma chère Esther, vous serez ma souveraine absolue.

–Si vous n’exigez qu’un sentiment fraternel?

–Je ne veux pas de la fraternité. Je me suis monté la tête, vous en porterez la peine. Moi aussi, je suis un égoïste ou un sceptique, je ne sais lequel des deux; mais jusqu’à la passion seulement; quand j’en ai une, je lui laisse dévorer ma vie: l’existence n’est bonne qu’à cela. Que décidez-vous?

–Je ne me remarierai jamais, répondit Esther, qui pensait que M. La Chesnaye s’était fait la même promesse.

–Vous réfléchirez, mais je ne vous conseille pas de choisir un autre mari que moi, ou je vous le tuerai. Ce sont les gens du peuple qui ne savent se débarrasser d’un gêneur que par l’assassinat: nous avons le duel, nous autres!

Esther ne répondit pas et l’entretien en resta là; mais, depuis ce jour, elle montra à Gustave une plus grande froideur. Cependant le mot qu’il avait dit: «Depuis la mort de votre mère, je suis à l’abandon», l’avait émue, et quelques mois auparavant il l’eût fait réfléchir, malgré le peu de confiance que lui inspirait son cousin. Dès qu’il y a prétexte à l’affection, une jeune femme est toute portée à se dévouer à un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, surtout lorsqu’il est de ceux qui font de l’amour la principale occupation de leur vie.

Mais il n’en était plus, il ne pouvait plus en être ainsi pour Esther. Quelques mois de solitude avaient affermi son esprit, donné à son caractère une grande consistance morale. Auprès de M. La Chesnaye, elle avait pris aussi l’habitude d’une élévation d’âme dont elle ne voulait plus descendre. Il lui avait communiqué le goût d’une vertu active qu’elle n’exerçait peut-être pas encore, mais après laquelle elle aspirait avec cette préoccupation du bien dont il avait fait lui-même le mobile de toutes ses actions.

Avait-il autant la préoccupation du beau? C’était une question qu’elle s’adressait quelquefois. Elle savait qu’il était très-sensible au spectacle de la nature. Mais la littérature, mais les arts? Il est certain que son esprit n’était pas habillé à la mode du jour; il n’était pas au courant des petits journaux, ni des romans nouveau-nés, doués de plus ou moins de vitalité.

Il avait chez lui une bibliothèque assez vaste et il lisait souvent; mais quels étaient ces livres? Jamais il ne parlait de ses lectures. Esther avait deviné, cependant, que ses explorations littéraires ne s’étendaient que de Clément Marot à André Chénier inclusivement. Elle aurait voulu que son goût se modernisât un peu. Mais, pour l’étudier dans toutes ses prédilections, elle se décida à lire ou à relire quelques-uns des auteurs qu’elle supposait être l’objet de ses préférences. Elle les trouva chez son oncle, car M. Lemarrois possédait aussi une bibliothèque, comme pièce de mobilier, quoi qu’il n’ouvrît jamais un livre.

La plupart de ces œuvres du passé avaient une élévation et même une simplicité sublime dont nous avons perdu le secret. Les autres étaient marquées d’une vive empreinte de l’esprit français qui sait effleurer si légèrement les choses hardies, et dont la raillerie, si fine et si sûre, fait souvent une. blessure mortelle avec un trait imperceptible.

Mme de Livet rougit et sourit en même temps, pendant quelques-unes de ces lectures, sur lesquelles son approbation faisait ses réserves, mais qui séduisaient sa vivacité spirituelle de parisienne et son imagination délicate de femme du monde. Le résultat de cette épreuve l’encourageant, elle pensa que l’intimité intellectuelle s’établirait aussi facilement entre elle et M. La Chesnaye que celle de sentiment qui y existait déjà.

Une seule chose, nous. l’avons dit, faisait ombre et tache sur l’image idéale que composaient dans l’imagination de Mme de Livet les qualités de M. La Chesnaye. c’était son mariage avec une femme inférieure aux autres personnes de son sexe, au moins par les apparences physiques. De quelque manière qu’elle cherchât à s’expliquer cette étrange union, elle ne parvenait pas à lui donner une justification naturelle et honorable. Un calcul d’intérêt lui paraissait odieux, et, dans l’alternative que c’était la pitié qui avait déterminé le choix de M. La Chesnaye, Esther trouvait que ce sentiment constituait une déviation révoltante de la nature et de l’instinct, qui attirent l’amour vers la perfection et la beauté dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral.

Toutes les suppositions que combinait Esther tourmentaient son cœur et fatiguaient son esprit; elle voulait connaître la vérité, quelle qu’elle fût, et elle résolut de l’obtenir. Mais la présence de Gustave Lemarrois la gênait, la vie commune leur devenait difficile; ils exerçaient l’un sur l’autre une contrainte, causée par le dépit du côté de Gustave, et par l’impatience du côté d’Esther. Enfin, après quelques jours d’une bouderie hautaine et dédaigneuse, Gustave prit un parti: il déclara qu’il retournait à Paris, mais qu’il reviendrait.

–Je vous laisse en tête-à-tête avec votre Céladon de village, dit-il à Esther au moment du départ. Une fantaisie bizarre est quelquefois amusante; mais quand elle est trop prolongée, elle devient ridicule, souvenez-vous-en.

–Je vous remercie de l’avis, répondit-elle, quoique je ne l’attendisse pas de vous, qui êtes d’un monde où l’extravagance est le régime ordinaire.

–Oui, mais nous connaissons nos folies, et comme nous ne les prenons pas au sérieux, personne n’a le droit de se moquer de nous.

Le sourire ironique et incrédule d’Esther répondit pour elle, et ce furent là toutes les tendresses de leur séparation.

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