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III

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Entre ses deux amis, Esther était bien résolue à défendre son indépendance. Mais, comme les femmes n’ont d’autre occupation sérieuse que le sentiment, cette résolution ne l’empêchait pas d’agréer les soins de son cousin; c’est-à-dire qu’elle causait et se promenait avec lui, du matin au soir, dans les détours des bois ou sur le bord des petits ruisseaux, comme les bergers de Florian ou ceux de l’Astrée.

Malgré l’inspiration de cette solitude si vivante de la campagne, de son silence si rempli de douces harmonies; malgré ces émanations puissantes qui circulent de toutes parts et qui semblent faites pour féconder le cœur, Gustave et Mme de Livet ne se dirent pas le mot décisif. Gustave savait pourtant simplifier très-adroitement la conversation quand il était avec une jolie femme: il ne lui parlait que de lui et d’elle-même. Mais un mélange de découragement et de dépit augmenta bientôt sa réserve. Il s’apercevait qu’il ne progressait pas: si Mme de Livet avait de l’affection pour lui, c’était par le souvenir de leur union fraternelle.

Quant à Esther, elle trouvait dans leurs entretiens les plus animés un vide, une absence de. quelque chose qu’elle ne définissait point, mais dont elle ressentait la privation. Peu à peu elle s’en rendit compte. Rien, dans ce que Gustave disait ou laissait soupçonner de sa pensée, n’indiquait qu’il possédât en lui, même à l’état latent, ce principe directeur qui fait les hommes forts et vertueux, de quelque nom qu’on l’appelle: droit, devoir, sentiment, conscience, Dieu, responsabilité, justice, etc. Ce jeune homme élégant et distingué, sur lequel Esther avait compté pour la ramener aux délicatesses d’esprit et de goût, paraissait complétement dépourvu de la-notion du bien et du mal; l’égoïsme régnait sur lui sans contrôle, et s’il avait accepté pour limites de ses passions les lois et les convenances, c’était afin de leur conserver, à l’abri de ces réserves, une action plus sûre et moins troublée.

On n’aurait pu dire cependant que Gustave n’accomplissait jamais un acte de justice ni de bonté; mais alors il n’obéissait pas à un principe ou à une conviction, il cédait à une fantaisie, il suivait le hasard de l’inspiration ou cherchait à se débarrasser d’une émotion pénible.

Quel contraste avec M. La Chesnaye, qui paraissait sans cesse aussi naturellement préoccupé de se dévouer et d’être utile que si la vie n’avait jamais eu pour personne d’autre but que celui-là, et dont les paroles avaient presque toujours comme une sorte de résonnance dans un monde invisible et profond!

L’un mettant l’autre en relief, Esther saisissait maintenant ce contraste, qui lui expliquait aussi une sympathie dont elle avait été prête à se railler elle-même, croyant que c’était.un goût ridicule inspiré par l’oisiveté.

Au bout de quelques jours, M. La Chesnaye vint, comme il était convenu, pour prendre les notes que lui avait promises Esther, et qui devaient faire le fond du discours qu’il aurait à prononcer le dimanche suivant.

On sonna la cloche du château pour avertir la jeune femme, qui était en promenade avec son oncle et son cousin, et on remit à M. La Chesnaye quelques feuilles de papier écrites, qui l’attendaient, disait-on, et dont la lecture pourrait l’occuper jusqu’au retour de Mme de Livet.

Il alla s’asseoir dans un des bosquets du jardin, devant une petite table rustique. A mesure qu’il lisait, son visage se rembrunissait, s’attristait; puis tout à coup, il laissa tomber sa tête dans ses mains, comme frappé d’une de ces émotions poignantes que cause le regret ou le repentir.

Mme de Livet, dont les pas s’étaient perdus dans les mille petits bruits de l’air et du feuillage, arriva tout près de lui et le surprit dans cet état. Il releva la tête et lui montra un visage attristé, et qui portait même l’empreinte ou d’une violente préoccupation ou d’une pensée douloureuse et pénible.

–Qu’avez-vous? lui dit-elle, vous est-il survenu quelque chagrin? Avez-vous reçu quelques nouvelles fâcheuses depuis que nous vous avons vu? Pardonnez-moi ces questions, mais votre émotion.

–Ne vous en préoccupez pas, répondit-il; les idées que vous avez exprimées ici en ont réveillé d’autres dans mon esprit, et des souvenirs. qui pourtant ne sont jamais complétement absents.

–Je vous comprends, répondit Mme de Livet, et elle pensa en même temps que ces souvenirs se rapportaient à la femme morte de M. La Chesnaye. Mais cette femme, lui avait-on dit, était un être faible, rachitique, sans autre charme que sa bonté, et il lui conservait tant de tendresse! et une image plus jeune et plus brillante n’éclipsait pas déjà cette vision du passé!

Mme Esther eut un mouvement de dépit, qui refoula toute sa sympathie pour M. La Chesnaye.

Ils se mirent à lire et à discuter ensemble les no tes qu’elle avait rédigées, et où elle s’était étendue particulièrement sur l’influence des vertus domestiques de la femme, les montrant comme un remède et même un préservatif de la misère, et l’un des moyens les plus sûrs d’arracher l’homme à ses vices grossiers, fléaux plus terribles et plus douloureux que la pauvreté qu’ils aggravent.

Elle avait ensuite tracé le tableau de la femme dévouée à ses devoirs d’épouse et de mère, jusqu’à cette complète abnégation qui sait accepter et supporter des souffrances équivalant à celle du martyre.

–Mais savez-vous quel singulier revirement s’est opéré en moi lorsque j’écrivais ces pages? dit Esther. Je me suis sentie prête à me révolter contre ces vertus que j’encourageais: elles sont si rarement payées de retour. Je ne suis pas bien certaine qu’elles n’engendrent pas l’ingratitude des hommes plus souvent que leur reconnaissance et leur vertu. Je crois même qu’il est bon que la femme tienne tête quelquefois à l’homme. Ces messieurs aiment toujours la résistance, et c’est ce qui nous sauve. Mais vraiment je n’imagine pas quels sont, au moins dans une certaine classe, les moyens de défense d’une pauvre femme, parfaitement honnête, douce et vertueuse, contre la tyrannie et la brutalité de son mari.

Il n’en existe aucun.

–Eh bien! est-ce juste cela? Mais je n’y avais jamais songé. Comment pouvons-nous nous habituer à supporter avec tant d’indifférence tous les maux qui existent sur la terre?

–Par la crainte de maux plus grands, répondit M. La Chesnaye. Que voulez-vous? Nous avons condamné la femme à l’obéissance, et nous craignons si nous la relevions de cette sujétion de désorganiser le mariage et de porter atteinte à la famille.

–Alors il vaut mieux souffrir en silence?

–Non pas! Je crois qu’il faut malgré tout protester en faveur de la justice, et se mettre au-dessus d’une crainte, aveugle peut-être. Quand un homme sème une idée de justice et de vérité, il ressemble à un jardinier qui sémerait une graine sans savoir quelle fleur ou quel fruit en éclora. Semons toujours, il en naîtra quelque chose: le temps, Dieu et l’humanité viendront en aide à la moisson.

–A la bonne heure, répondit Esther; vous-me relevez le cœur.

–Eh bien! dimanche prochain, après avoir indiqué à nos jeunes filles, d’après vos observations, les devoirs qu’elles auront à remplir dans l’avenir, je dirai aux jeunes gens à quelle réciprocité ces devoirs accomplis les engagent. Je leur montrerai la femme sans garantie sociale, n’ayant d’autres défenses de son droit que la conscience de chaque homme en particulier.

––M. La Chesnaye, si tous les hommes pensaient et parlaient comme vous, le monde serait bien vite réformé.

—Ah! madame, il est si difficile de réparer le mal qu’on a fait!

–Est-ce pour la société ou pour vous que vous dites cela?.

–Pour tous les deux peut-être.

C’était la seconde fois que M. La Chesnaye faisait allusion devant elle à son passé.

–Esther n’insista pas, mais sa curiosité était excitée, et, malgré les redoublements d’assiduité de Gustave Lemarrois, elle fut préoccupée de M. La Chesnaye jusqu’au jour de la distribution des prix. Elle s’intéressait aussi à la réussite de leur discours.

Le dimanche arrivé, tout le pays se mit en fête; les plus splendides toilettes se préparaient. Mme Esther de Livet n’opposait pas une résistance farouche aux invitations de la coquetterie, lorsqu’elle n’avait rien de déraisonnable. Elle mit une toilette-costume très-fraîche et très-simple dans sa fantaisie, et qu’elle avait fait venir depuis peu de temps de Paris; elle se coiffa d’un petit chapeau rond, en fine paille, orné d’une rose et d’un ruban assorti à la robe.

Gustave Lemarrois, habillé avec cette simplicité recherchée qui caractérise l’homme du monde, lui donna le bras pour l’accompagner. Ils formaient un couple si bien assorti, si remarquable par sa fine élégance, qu’il n’était pas un paysan ou un bourgeois qui ne s’arrêtât à les examiner. «C’est le fils à M. Lemarrois, disaient-ils; bien sûr, il épousera sa cousine. Ils sont faits l’un pour l’autre.»

Lorsqu’ils arrivèrent devant la porte de l’école, ils trouvèrent M. Bernier, subissant un des inconvénients de sa grandeur. Il était arrivé vingt minutes à l’avance, parce que l’exactitude est la politesse des rois. Mais les directrices de l’école, ponctuelles comme le professorat l’exige, attendaient pour ouvrir leur porte que l’aiguille du cadran marquât l’heure précise de la convocation. M. Bernier, qui avait renvoyé trop précipitamment sa voiture, se promenait de long en large dans les rues du bourg chauffées à blanc par le plus beau soleil de l’année.

Enfin la porte de l’école s’ouvrit. On entra avec précipitation. Les petites filles étaient déjà rangées sur leurs bancs, s’entre-regardant des deux côtés de la salle; les institutrices qui allaient et venaient dans l’espace étroit réservé au milieu, cherchant pour faire place à chacun les moyens de tassement les plus ingénieux, n’avaient encore réussi qu’à augmenter l’encombrement.

Avec la permission de M. le curé, elles firent placer M. Bernier au fauteuil du président. Il eut le curé à sa droite et M. La Chesnaye à sa gauche. Les familles les plus riches ou les plus distinguées furent invitées à prendre les meilleurs siégés occupant le premier rang. Mais, en un instant, cet ordre fut bouleversé, chaises et bancs se trouvèrent remplis au hasard. Les parents les envahissaient par émulation; les mères surtout s’empressaient à l’assaut, rouges d’émotion, de chaleur et de l’ardeur de la lutte.

Un groupe de jeunes femmes et de jeunes gens s’était formé à la porte; Mme de Livet et Gustave Lemarrois restèrent avec eux, quoi qu’on fit pour les attirer au milieu de la fournaise.

Les discours commencèrent. Qui s’en souciait peu c’étaient les mères et les jeunes filles; mais il fallait faire bonne contenance. Le curé parla le premier. On n’était point curieux de l’écouter, parce qu’on l’entendait tous les dimanches à la messe.

Mais M. La Chesnaye, c’était tout différent! L’assemblée lui sourit avec complaisance; on se disait qu’il serait court et que la distribution des prix allait bientôt commencer. La première partie de la petite allocution du maire eut un grand succès. Les femmes s’attendrirent sur elles-mêmes quand on fit le tableau des heureuses conséquences de leurs vertus; les hommes trouvèrent excellent que l’on recommandât à leurs filles ou à leurs futures épouses l’ordre, le travail, l’économie, etc., en vue de retenir les pères et maris à la maison et de faire contre-poids à leur penchant à l’ivrognerie. Mais quand on leur dit hautement qu’ils avaient des devoirs d’équité et de dévouement à remplir envers leurs femmes, en réciprocité de ceux qu’ils leur imposaient, ils s’étonnèrent de la leçon. Quelques-uns affirmèrent à leurs voisins que les hommes étaient toujours meilleurs pour les femmes que ne l’exigeaient les lois et la nature: la femme est la servante de l’homme, concluaient-ils naïvement. Cependant le maire de Saint-Désir fut très-applaudi: M. Bernier le félicita, mais en se promettant tout bas de lui souffler son succès avant la fin de la séance.

On commença à distribuer les prix: les mères tendirent le cou et ouvrirent les oreilles; leurs regards dilatés exprimaient une folle avidité. Chacune d’elles était affamée d’honneurs pour sa progéniture; celles qui avaient une enfant paresseuse ou incapable, étaient encore plus anxieuses et plus emportées que les autres, toutes prêtes à se répandre en murmures et même en violentes récriminations si leur fille n’avait pas sa part des récompenses. Loin d’être disposées à adopter la maxime: «A chacun suivant sa capacité,» elles trouvaient au fond. que l’on devait une compensation à celle qui avait le malheur de ne pas apprendre. Malheur mérité ou non, c’était le moins qu’on lui donnât une récompense au dernier jour pour compenser les punitions qu’elle avait subies toute l’année.

Les institutrices s’étaient efforcées de redresser la logique de ces bonnes femmes. Comme elles n’avaient pu y parvenir, elles avaient été obligées d’entrer en composition avec leurs exigences. Elles avaient multiplié les prix d’une façon non moins libérale qu’ingénieuse, mais qui ne trompait, cependant, que les aveugles. Quant aux petites élèves, les moins avisées même, avaient toujours une idée vague de la différence d’honneur attaché à tel prix ou à tel autre.

Esther et Gustave faisaient malicieusement cette remarque en entendant le long défilé de toutes les variétés de broderie et de couture auxquelles on décernait une récompense. Mais un silence se fit. M. Bernier allait prendre la parole, son discours devant clore la séance.

L’ex-préfet voulait aussi, comme nous l’avons dit, sa part de succès. Il avait cette extrême malléabilité d’esprit des hommes qui ont vécu dans le monde politique, sans y tenir un des premiers rangs et qui ont été obligés de fléchir à droite et à gauche pour conserver leur position. Il reprit le plaidoyer de M. La Chesnaye, en faveur des femmes, mais il le fit aboutir à des conclusions qui ne devaient point gêner l’égoïsme des hommes. Il prétendit que la nature de la femme lui faisait une loi d’un dévouement si parfait qu’il ne se fondait sur aucune espèce de réciprocité. Plus élevé et plus généreux que la justice, il ne la réclamait pas sur la terre parce qu’il la dominait.

Les vieilles femmes, qui n’avaient plus rien à sacrifier ici-bas, pleurèrent d’enthousiasme.

M. La Chesnaye rendit à M. Bernier, après son discours, la politesse des félicitations; mais ce ne fut pas sans lui adresser quelques observations critiques. Il objecta que l’établissement du règne de la justice, dans le monde futur, ne dispensait personne, bien au contraire, de remplir son devoir dans celui-ci.

–Il ne faut pas proclamer la justice, répondit M. Bernier, devant ceux qui ont quelque raison de se croire lésés; c’est les encourager à la révolte; ce n est pas d’une bonne politique. Comme tous les autres bienfaits de la civilisation, la justice doit venir d’en haut.

–La laisser venir de là, c’est peut-être s’exposer à attendre longtemps son jour.

–Je ne vous croyais pas si révolutionnaire, monsieur La Chesnaye.

–Je le suis sans préméditation.

–Mais c’est la manière la plus dangereuse de l’être.

A l’issue de la cérémonie, des groupes se formèrent sur la place du bourg et sur les différentes routes qui lui servaient de débouchés. On s’entretenait des divers incidents de la journée; on se faisait des adieux qui ne finissaient pas, Esther, qui était entraînée par Gustave, tâchait d’escamoter ces politesses, pour qu’on ne remarquât pas que son compagnon y répondait par une froideur qui affichait insolemment son ennui. Mais il parut disposé à faire quelques frais pour M. La Chesnaye. Il avait trouvé sa tenue bonne et son discours sensé. Puis il se rappela qu’il avait été chargé par son père de l’inviter, pour le vendredi suivant, à venir faire l’ouverture de la chasse sur leurs terres.–Vous viendrez ensuite vous reposer, ajouta-t-il, en nous faisant l’honneur de dîner avec nous.

–Je vous remercie, monsieur; chassez-vous aussi?

–Je n’y pensais pas; mais, au fait, pour avoir le plaisir de votre compagnie.

On fixa l’heure de la réunion.

–Je trouverai un fusil de chasse chez mon père. réfléchit Gustave, mais je ne sais si j’ai mis un habit de chasse dans ma malle.

–Ne vous tourmentez pas, dit Esther, votre habit ferait événement; ici on chasse en blouse.

–Encore faut-il en avoir une!

–On pourrait vous en procurer facilement, répondit M. La Chesnaye; mais nous vous ferions déchoir aux yeux de Mme de Livet.

–Prétendez-vous m’accuser d’intolérance? dit Esther en souriant.

–Nous tâcherons de ne pas contrarier ma cousine, répondit Gustave.

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