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UN GRAND ÉCONOMISTE FRANÇAIS DU QUATORZIÈME SIÈCLE
ОглавлениеCommunication faite par M. GUILLAUME ROSCHER, professeur à l’université de Leipzig, correspondant de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques) .
Afin de bien comprendre l’état présent de toute science et d’en saisir l’avenir, il est indispensable de connaître le passé. Aussi, lorsqu’on parvient à remonter plus haut vers les sources inaperçues de quelque vérité, on éprouve une satisfaction presque égale à celle que procure le mérite d’en élargir le cours.
Tel est le sentiment qui me porte à communiquer à l’Académie des sciences morales et politiques (qui a bien voulu m’honorer du titre de correspondant) une trouvaille d’une certaine importance pour l’histoire de l’économie politique et le développement même du génie de la France. C’est une trouvaille, car je suis loin d’élever la prétention d’avoir fait une découverte. Un heureux hasard m’a fait rencontrer, sur une voie peu explorée, cette pierre précieuse ensevelie dans la poussière. Tout mon mérite se borne à signaler un diamant de la plus belle eau, méconnu durant de si nombreuses années, et qui aurait dû depuis longtemps occuper dans la couronne scientifique de la France la place qui lui appartient.
Livré à des recherches sur l’histoire de l’économie politique en Allemagne , j’ai trouvé, dans des écrits de la fin du dix-septième siècle, la mention d’un traité de Nicole Oresme: De origine et jure, nec non et de mutationibus monetarum . Cette mention était faite d’une manière assez indifférente; aussi n’ai-je abordé la lecture de cet opuscule, composé de vingt-trois chapitres, que comme un opus supererogatorium, par acquit de conscience. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je me vis en présence d’une théorie de la monnaie, élaborée au quatorzième siècle, qui demeure encore parfaitement correcte aujourd’hui, sous l’empire des principes reconnus au dix-neuvième siècle, et cela avec une brièveté, une précision, une clarté et une simplicité de langage, qui témoignent bien haut du génie supérieur de l’auteur. L’ensemble s’éloigne tellement de l’idée qu’on se fait d’ordinaire de la barbarie financière du moyen âge, qu’on serait porté à supposer quelque supercherie, si un pareil soupçon pouvait s’appuyer sur la moindre apparence de vérité, et si l’apparition d’une œuvre aussi remarquable n’eût pas été de nature à exciter presque une égale surprise au commencement du seizième siècle qu’au quatorzième.
Nicole Oresme, que la Biographie universelle (Paris, 1822) appelle «un des premiers écrivains du quatorzième siècle,) naquit probablement à Caen, du moins il fut toujours classé dans la nation normande à l’université de Paris. Après avoir obtenu le grade de docteur en théologie, il devint en 1355 grand maître du collége de Navarre, où il avait été élevé. Successivement archidiacre de Bayeux, doyen du chapitre de Rouen, trésorier de la Sainte-Chapelle de Paris, il fut choisi par le roi Jean (1360) comme précepteur de son fils, qui régna plus tard sous le nom de Charles V . En 1377, Oresme fut nommé évêque de Lisieux: il y mourut le 11 juillet 1382. Oresme prononça en 1363, à Avignon, en présence du pape Urbain V et de tout le sacré collége, un énergique discours sur les déréglements des princes de l’Eglise; cette hardiesse le fit accuser d’hérésie. Il traduisit l’Ethique, la Politique, et les traités du Ciel et de la Terre d’Aristote, ainsi que le livre de Pétrarque: Des remèdes de l’une et de l’autre fortune, prospère et adverse , peut-être aussi la sainte Bible. Il a du moins été chargé de ce travail par Charles V, qui voulait opposer cette version en langue vulgaire à celle des Vaudois. Ses ouvrages originaux sont pour la plupart consacrés à la théologie : dans le nombre se trouvent le Tractatus de mutatione monetarum, et quelques écrits mathématiques sur la sphère et contre les astrologues, qu’un Pic de la Mirandole honora de sa recommandation.
Au début de l’opuscule auquel cette communication est consacrée, l’auteur annonce qu’il s’efforcera, appuyé sur la philosophie d’Aristote, de résoudre la question fort débattue de savoir si le prince peut altérer les monnaies en circulation, suivant son bon plaisir et à son bénéfice.
Le progrès de la civilisation a fait établir la monnaie afin de surmonter les difficultés de l’échange pur et simple; elle ne saurait servir à satisfaire directement les besoins de l’existence: on peut, ainsi que l’enseigne l’exemple de Midas, mourir de faim à côté des plus riches trésors (chap. Ier). C’est pourquoi on nomme l’argent une richesse artificielle; c’est un instrument inventé avec art pour faciliter l’échange des richesses naturelles . Les richesses naturelles sont celles qui correspondent directement aux besoins de l’homme . La matière qui sert à former un pareil instrument commercial doit être maniable (attrectabile et palpabile) et d’un transport facile; il faut que, pour une petite fraction de cette matière, on puisse obtenir une grande quantité de richesses naturelles ; ce doit donc être une matière précieuse et chère (materia preciosa et cara), comme par exemple l’or. Cependant il faut qu’on la rencontre en quantité suffisante; autrement il serait nécessaire de passer de l’or à l’argent, de l’argent à d’autres métaux simples ou composés. Aussi devrait-on prohiber l’emploi à d’autres usages de l’or, et de l’argent, s’ils devaient manquer sous forme de monnaie. Mais il n’est nullement utile à l’Etat que la matière qui constitue la monnaie devienne trop abondante, car elle ne pourrait point conserver la même valeur. C’est le motif qui a fait jadis abandonner la monnaie de cuivre, et c’est sans doute pour cela qu’il a été donné au genre humain de rencontrer difficilement par grandes masses l’or et l’argent, les deux matières le mieux adaptées à l’office de monnaies, et que l’alchimie ne saurait les produire (chap. II).
L’emploi simultané des monnaies d’or, d’argent et de billon tient à la diversité d’importance des affaires commerciales. Il était utile d’avoir une monnaie d’un prix élevé, dont on pût faire plus facilement le transport et les comptes dans les grandes négociations. De même une monnaie d’argent moins coûteuse sert à l’achat de marchandises moins chères: et comme il se rencontre fréquemment que, dans une contrée, il ne se présente point une quotité suffisante d’argent, relativement à la masse des richesses naturelles , et qu’une pièce d’argent aussi petite que celle qui devrait s’échanger contre une livre de pain, par exemple, ne serait pas commode à faire circuler, on a imaginé d’ajouter à l’argent un alliage de qualité inférieure. De là vient la monnaie de billon (moneta nigra), qui s’utilise dans les plus faibles transactions. L’auteur s’occupe avec insistance de mettre ici en garde contre un abus possible de la part du pouvoir: «Tout alliage de cette nature est par lui-même suspect, et on ne saurait facilement y reconnaître la substance et la qualité de l’or. Aussi ne doit-on y recourir qu’au cas d’une nécessité bien reconnue. Là, par exemple, où l’on se sert d’espèces d’or et d’argent, on ne doit frapper aucun billon d’or, mais seulement du billon d’argent» (chap. III). Cette pensée est fort juste, car le but d’un billon d’or se trouve déjà atteint dans ce cas par la monnaie d’argent.
Après l’introduction du trafic monétaire, l’argent, le cuivre, etc., commencèrent par être délivrés et reçus au poids. Mais, plus tard, les embarras du pesage et de l’essayage firent adopter une empreinte: Provisum est quod portiones monetæ fierent de certa materia et denominati ponderis et quod in eis imprimeretur figura, quæ cunctis notior significaret qualitatem materiæ numismatis, et ponderis veritatem, ut amota suspicione posset valor monetæ sine labore cognosci. Par suite, tout objet précieux n’est pas également apte à servir de monnaie: on ne saurait employer ainsi ni les pierres précieuses, ni les épices (chap. IV). Pour éviter la fraude, il n’est point permis, depuis une antiquité reculée, à tout particulier de frapper lui-même, sous forme de monnaie, l’or et l’argent qu’il possède; mais cette fabrication est réservée à une ou plusieurs personnes, revêtues de l’autorité publique. La monnaie a été par essence (de natura sua) inventée et introduite dans l’intérêt de la société (communitatis), et comme le prince est au suprême degré une personne publique, revêtue de la plus haute dignité, il en résulte naturellement qu’il soit chargé de faire frapper les monnaies à l’usage de la société. L’empreinte doit être finement exécutée et d’une imitation difficile. La contrefaçon commise par un souverain étranger est un cas de guerre légitime (chap. v). Mais le prince, maître du monnayage, n’est en aucune manière le propriétaire des espèces qui circulent avec son empreinte; la parole du Christ: «Rendez à César ce qui est à César,» s’applique non à la monnaie, mais à l’impôt (chap. VII).
Quant au monnayage, Oresme dit avec sa précision habituelle: «Puisque la monnaie appartient à la société, elle doit être frappée au compte de la société.» Ce n’est pas qu’il songe à faire payer la dépense qu’entraîne le monnayage par la caisse publique; loin de là : il faut, dit-il, diviser la masse du métal en autant de pièces de monnaie qu’il est nécessaire, non-seulement pour couvrir tous les frais, mais encore pour laisser un certain bénéfice; mais ce bénéfice doit être très-modéré (chap. VII).
On ne doit admettre de variation monétaire que dans les cas d’absolue nécessité, en présence d’une utilité générale incontestée. «La circulation de l’argent dans l’État doit être comme une loi et une règle invariable,» quand ce ne serait que parce qu’un si grand nombre de traitements et de revenus annuels sont fixés d’après le prix de l’argent, c’est-à-dire d’après un nombre déterminé de livres et de sous (chap. VIII). On distingue cinq espèces de variations monétaires: 1° figuræ, 2° i, 3° appellationis, 4° ponderis, 5° materiæ. Oresme n’approuve un changement de forme pour les monnaies, les anciennes étant mises hors de cours, que dans deux cas: lorsque les espèces sont usées par un emploi prolongé, ou que leur circulation se trouve entravée par la fréquente contrefaçon de l’empreinte de la part des faux monnayeurs. Dans ces deux cas, un changement d’empreinte permet facilement de distinguer la nouvelle et bonne monnaie de l’ancienne (chap. IX). Le rapport de valeur des monnaies entre elles, par exemple des espèces d’or et d’argent, doit suivre le rapport naturel du prix de l’or et de l’argent (naturalem habitudinem auri ad argentum in preciositate). Il ne doit être modifié que pour des motifs réels, et par suite d’un changement dans le prix même de la matière (propter causam realem et variationem ex parte ipsius materiæ): par exemple, lorsque l’extraction de l’or diminue dans une proportion considérable, ce qui le renchérit de beaucoup par rapport à l’argent. Intervenir arbitrairement dans ces relations, ce serait commettre une exaction odieuse, et user d’une véritable tyrannie (chap. x). Le simple changement de dénomination des monnaies ne saurait non plus être toléré ; par exemple si l’on veut appeler une livre ce qui n’est point une livre, ou bien si l’on modifie la proportion admise entre plusieurs désignations d’espèces connues. En effet, les traitements ou les revenus fixés en argent, se trouvent, au moyen de ces changements de dénomination, accrus ou diminués, sans raison valable ni justice, et au détriment d’un grand nombre de personnes. Le prince surtout ne doit dans aucun cas s’enhardir à un acte pareil (hoc attentare) (chap. XI).
Il faut en dire autant de l’altération du poids d’une monnaie, dont le nom et le prix demeurent invariables: cela revient exactement au même que si l’on faussait la mesure du blé ou du vin. Du moment où l’inscription de la monnaie désigne la quotité du poids et la pureté de la matière, qui pourrait assez énergiquement exprimer combien il serait injuste et odieux, surtout de la part du prince, de diminuer le poids en conservant le même signe (chap. XII)? Un changement de matière peut devenir nécessaire, si celle qui a été employée pour le monnayage devient trop rare ou trop abondante. Mais si l’on détériore l’alliage des métaux qui constituent les espèces, c’est une fraude encore plus coupable que la diminution du poids, «car elle est plus voilée, moins facile à remarquer et partant plus nuisible. » Le prince qui commet une pareille fraude se rend coupable d’un véritable parjure et d’un sacrilége, lorsque l’empreinte de la monnaie porte une croix, ou le nom de Dieu, de la sainte Vierge ou d’un saint (chap. XIII).
En tout cas, toute modification dans la monnaie, qu’elle rentre purement et simplement dans l’une des cinq sortes ci-dessus mentionnées, ou qu’elle en réunisse plusieurs, ne saurait jamais émaner de la seule injonction du prince, il faut qu’elle s’accomplisse toujours per ipsam communitatem (chap. XIV). Lorsque la communauté transmet son droit au prince pour des cas déterminés, il ne les exerce point comme principalis actor, mais comme ordinationis publicæ executor (chap. xv). Oresme condamne d’une manière absolue tout bénéfice provenant du changement des monnaies. «Quelquefois, pour éviter un plus grand mal et empêcher le scandale, on tolère dans l’État des établissements contraires à l’honnêteté et à la vertu . Parfois aussi la nécessité ou l’utilité fait permettre une simple manipulation, comme le change, ou même une convention mauvaise, comme l’usure. Mais en ce qui concerne l’altération des monnaies, faite en vue d’un bénéfice illégitime, il n’existe aucun motif au monde qui oblige ou qui permette de la tolérer. Des attentats de cette nature semblent avoir précipité la chute de l’empire romain» (chap. XVI). Comment un prince aurait-il assez de honte à subir, s’il commettait un acte qu’il devrait frapper chez autrui de la plus infâme peine capitale (chap. XVII). Oresme fait remarquer avec raison que le peuple ne se rend pas compte de cette exaction fiscale, amenée par l’altération des monnaies, aussi vite que de la charge de l’impôt; mais il en est ainsi de beaucoup de maladies chroniques, qui sont d’autant plus périlleuses, qu’on met plus de temps à s’en apercevoir. Ce trouble monétaire pousse, entre autres, à l’exportation des métaux précieux, qu’aucune défense ne saurait empêcher, à la refonte et à la contrefaçon des espèces au dehors, ce qui fait que les étrangers s’emparent du bénéfice que le souverain a prétendu s’assurer. Ajoutons encore les plus violentes perturbations du commerce intérieur et du commerce extérieur: aussi longtemps que dure cette révolution monétaire, on ne saurait estimer d’une manière exacte ni les revenus, ni les traitements, ni les loyers, ni les intérêts; on ne saurait non plus prêter de l’argent avec sécurité (chap. XVIII). «Beaucoup d’hommes, souvent des moins honnêtes, s’enrichissent en spéculant sur la variation des espèces; beaucoup d’autres, et des meilleurs, tombent dans la pauvreté, et ce double mouvement s’opère en sens inverse du droit et du cours légitime des relations naturelles.» Quelle mine féconde de contestations et de procès (chap. XIX)! Aussi, même dans le cas de nécessité absolue, le prince ne doit-il jamais recourir à une altération des monnaies pour s’emparer des ressources de ses sujets; il doit leur faire appel, par la voie d’un emprunt, qui permet de remettre plus tard toutes choses en l’état, au moyen d’une restitution (chap. XXI).
Au nombre des principes, en partie de politique, en partie d’économie politique, professés par Oresme, il en est qui méritent d’être particulièrement signalés; il distingue les professions honorables, utiles à l’État, des professions dégradantes. Aux premières appartiennent ceux qui accroissent la masse des biens actuels ou qui en favorisent le développement, conforme aux besoins de la société, comme les ecclésiastiques, les juges, les soldats, les paysans, les commerçants, les artisans, etc. Il relègue dans la seconde catégorie les campsores, mercatores monetæ seu billonatores, les manieurs d’argent, qui se bornent à augmenter leurs propres richesses par un bénéfice infime (chap. XIX).
Avec tous les grands économistes, Oresme est un adversaire déclaré de l’arbitraire. Il regarde comme la pierre angulaire de toute sagesse d’état (ante omnia sciendum est) de ne jamais changer, sans une nécessité évidente, les lois, les coutumes, les statuts, etc., qui concernent la communauté. Il ne faut pas remplacer une loi ancienne, même par une loi meilleure, à moins d’un progrès très-notable, car ces changements ébranlent le respect de la légalité, surtout quand ils deviennent fréquents. Il en résulte souvent du scandale, des murmures et le péril de la désobéissance (chap. VIII). Oresme rappelle surtout avec honneur son ancien office de précepteur d’un monarque, en multipliant les avertissements les plus énergiques contre le danger de l’absolutisme monarchique, qui menaçait dès lors la France. L’intérêt général, bien conseillé, ne remettra jamais tout le droit de monnayage entre les seules mains du prince; les hommes, libres par nature, ne consentiront jamais à devenir esclaves, ou à se soumettre au joug d’un pouvoir tyrannique. S’il arrivait que la communauté, égarée par l’erreur ou dominée par la menace et la violence, eût transféré au monarque un pouvoir arbitraire en ce qui touche la monnaie, elle pourrait retirer cette concession, car on ne saurait plus sérieusement livrer au monarque la faculté de disposer à son gré de la valeur des espèces, qu’on ne pourrait lui abandonner le droit d’abuser des femmes de ses sujets (Oresme aurait-il connu le lien intime qui relie la propriété privée et la monogamie (mensa et torus; commercium et connubium)? Le devoir du prince est d’entretenir, au moyen du revenu public, magnificum et honestissimum statum. Ce revenu peut reposer en partie sur le droit de monnayage, mais seulement d’une manière conforme à une loi fixement établie. L’auteur s’élève avec énergie contre les flatteurs, qui distillent des sophismes mensongers, et contre les prétendus politiques, qui trahissent l’État, en présentant cette limitation du pouvoir comme une sorte d’exhérédation de l’autorité, ou comme une espèce de crime de lèse-majesté. Il trouve également condamnable tout payement qu’exigerait le souverain pour renoncer à une exaction aussi abusive (chap. XXI). La tyrannie comparée à la monarchie lui apparaît comme un homme dont la tête aurait grossi au point de ne plus pouvoir être portée par le reste du corps. Elle est moins solide que la monarchie; aussi Théopompe pouvait-il répondre avec raison à ceux qui lui reprochaient de laisser à ses enfants un trône moins riche en revenus qu’il ne l’avait hérité de son père: «Je le laisse plus durable.» — Oracle divin, s’écrie Oresme, parole du plus grand poids, qui devrait être inscrite en lettres d’or dans les palais des rois: Je le laisse plus durable; c’est comme s’il avait dit: «En modérant mon pouvoir, je l’ai plus accru en durée que je ne l’ai diminué en étendue.» C’est une sagesse plus haute que celle de Salomon (chap. XXII).
Oresme dit expressément que la servitude, imposée aux Français, ne saurait durer. Quelle que soit la puissance de la tyrannie, elle se heurte contre les libres aspirations du cœur des sujets, et elle s’affaiblit vis-à-vis de l’étranger (chap. XXIII).
Quelques mots encore sur la place qui appartient à Oresme dans la science.
La vérité est plus ancienne dans un certain sens que l’erreur; on peut aisément le montrer en ce qui touche l’étude de la richesse et des relations monétaires. La première génération qui prit peu à peu l’habitude d’utiliser comme monnaie une marchandise courante, facilement acceptée par tous, se rendait parfaitement compte de la nature de l’argent, de sa qualité de marchandise, douée d’une aptitude spéciale pour la circulation. Les rêves mystiques, qui prétendaient trouver dans le métal précieux l’essence même de la richesse, n’étaient guère possibles alors. Mais, il faut le reconnaître, l’exagération du rôle de l’argent et de celui de la circulation par le système mercantile tenait dans l’origine, chez la plupart des peuples, à des conceptions qui ne manquaient pas d’une certaine vérité. J’ai montré ailleurs qu’en Angleterre, vers la fin du seizième siècle et au commencement du dix-septième, la notion de la richesse publique et l’indication de ses sources étaient formulées dans des termes aussi corrects que de nos jours. Ce fut l’œuvre des fondateurs de la puissance coloniale de l’Angleterre, des chefs de l’émigration américaine: ils étaient les principaux représentants intellectuels du peuple anglais de cette époque. Au milieu du dix-septième siècle florissait encore en Angleterre un triumvirat économique qu’il est permis de signaler comme la réunion des précurseurs de l’école d’Adam Smith, triumvirat formé par Petty, Locke et North; il était engagé dans la lutte contre le système mercantile, dont l’avénement définitif date du règne de Guillaume d’Orange. — L’Allemagne offre aussi, au seizième siècle, les plus nobles traces d’une parfaite entente des relations de l’argent avec la richesse, et des bienfaits de la liberté économique . On voyait dès lors se développer, à côté de ces vérités, les enseignements erronés du système mercantile, qui grandirent peu à peu et qui finirent par dominer durant la seconde moitié du dix-septième siècle. — En France, comme nous l’avons dit, les idées ont suivi la même marche, mais leur développement a commencé beaucoup plus tôt. Il ne serait pas exact de regarder le passage des conceptions d’un Oresme à celles du colbertisme comme un simple pas rétrograde. Nombre d’avis pratiques, émanés du système mercantile, correspondaient aux besoins du temps; il est même permis d’ajouter que certains théorèmes avaient leur racine dans les relations de l’époque, et qu’alors même qu’il s’agit d’une erreur absolue, comme celle qui a fait méconnaître dans l’argent la qualité de marchandise, elle provenait de la confusion naturelle à l’esprit de l’homme, devant lequel l’horizon s’est subitement élargi, et qui ne s’est pas encore rendu suffisamment maître de la multitude d’impressions nouvelles dont il est assailli. Si le dicton: Citius ex errore veritas emergit, quam ex confusione, est vrai, la formule donnée aux erreurs du système mercantile a servi d’échelon à des conceptions plus exactes.
La position éclatante qui appartient à Oresme, en ce qui touche la priorité des idées économiques, n’a du reste, quand on examine les choses de près, rien qui doive étonner. Les scolastiques, et surtout Scot, ont beaucoup plus exploré qu’on n’est d’ordinaire porté à le croire la voie des connaissances économiques; il est vrai qu’ils l’ont fait souvent sous une forme singulière. Ils consacraient de préférence à cette branche d’étude dans leurs gros in-folio dogmatiques la partie qui traite des sacrements, et notamment du sacrement de la pénitence. On y recherche les conditions qui doivent être imposées au pécheur repentant quand il demande l’absolution, jusqu’à quel point il doit être tenu à la réparation du mal causé, etc.; on se trouve ainsi amené, par l’examen des péchés qui concernent l’économie, à scruter la nature même des institutions économiques. Gabriel Biel, célèbre professeur de Tubingue à la fin du quinzième siècle, qu’on a surnommé le dernier des scolastiques, fut aussi un économiste de ce genre. Nous pouvons signaler Oresme comme le plus grand économiste scolastique, à un double point de vue: à cause de l’exactitude et de la clarté de ses idées, et parce qu’il a su nettement s’affranchir de la systématisation pseudo-théologique dans l’ensemble, et de la déduction pseudo-philosophique dans les détails.
L’époque à laquelle vécut Oresme appartient aux temps les plus tristes et les plus tourmentés de l’histoire de France. Mais c’est dans les moments critiques, alors que tout l’organisme social menace de se dissoudre, que l’observateur recueille les enseignements les plus instructifs, aussi bien que l’étude de la physiologie avance plus rapidement auprès du lit du malade et devant la table de dissection qu’elle ne peut le faire dans l’atelier du sculpteur. Les longues luttes qui signalèrent l’avénement de la maison de Valois; l’heureuse dévolution de tant de grands fiefs, qu’il devint difficile de concéder à nouveau; l’absolutisme presque entièrement établi sous Philippe VI et la renaissance de la force des états sous ses successeurs; les déplorables échecs de la guerre étrangère, et la victoire qui les couronna; la splendeur de la chevalerie, atteinte déjà au cœur d’une incurable faiblesse, comme le dépeint Froissart; les soulèvements de Paris sous Étienne Marcel, et la terrible Jacquerie, c’était là un ensemble d’épreuves propres à mettre à nu les organes les plus intimes et l’enchaînement des phénomènes vitaux du corps social. En même temps, l’Église était travaillée par la question de résidence du saint-siége, soulevée entre Avignon et Rome, par les démêlés de l’empereur Louis avec le pape, par le mouvement des Lollards, des Wiclefs et autres pareils. Combien un homme haut placé, doué d’un coup d’œil pénétrant et d’une profondeur d’esprit exempte de phraséologie, comme l’était Oresme, ne devait-il pas s’instruire à un pareil spectacle! Pour ne parler que de faits purement économiques, il suffit de se rappeler les pestes terribles des années 1348 et 1361, pour y rencontrer la matière d’une grave étude de la question de la population! Et quels enseignements que ceux de la grande révolution du capital amenée par l’expulsion des Juifs et des Lombards, des nombreuses disettes et des crises de cherté du blé, causées par la guerre, la sédition et la mauvaise récolte! En nous renfermant dans le sujet principal de cette communication, l’épuisement des finances, transformé en mal chronique par les prodigalités de la cour et par les désastres de la guerre, amenait sans cesse l’altération des espèces, en faisant tantôt affaiblir et tantôt accroître le titre des monnaies, suivant que la couronne avait en vue la dépense ou la recette. Pendant la seule année 1348, on ne compta pas moins de onze variations du taux monétaire; l’année suivante neuf; en 1381 dix-huit; en 1353 treize; en 1355 de nouveau dix-huit; de manière que dans le cours d’une même année le monnayage d’un marc d’argent s’éleva de 4 livres à 17 livres 2/5 pour retomber ensuite à 4 livres 3/5 . Parfois, on réunit ces mesures à une taxe forcée de tous les objets du commerce, comme en 1330 . L’élève d’Oresme, Charles V, sut écarter nombre de ces maux, lorsqu’il succéda à la couronne, et c’est ainsi surtout qu’il a mérité le surnom de Charles le Sage!