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CHAPITRE II.
LA PROTÉGÉE DE GLUCK.
ОглавлениеCe qu’il savait bien, en effet, puisque, deux jours avant, il l’avait dit lui-même à Saturnin, c’est que M. le marquis de Montlignon était commissaire des Menus-Plaisirs du roi Louis XVI, et, comme tel, avait la haute main dans les affaires de l’Académie royale de musique à Paris.
Elles marchaient assez mal depuis une dizaine d’années, ces affaires. Ecrasés par les dépenses excessives qu’entraînait un luxe inouï de mise en scène, tous ceux qui en avaient obtenu le privilége s’étaient successivement retirés, les uns ruinés, les autres tout près de l’être. Après Rebel et Berton, soit qu’il ne se fût trouvé personne pour tenter l’aventure, soit que personne n’eût paru de taille pour une si lourde responsabilité, on se vit réduit à confier la direction aux commissaires des Menus, qui devaient rendre à l’Académie royale un peu de son prestige évanoui.
Les commissaires, désireux de faire leur cour, sachant la jeune reine Marie-Antoinette passionnée pour la musique, brillamment exécutée surtout, n’épargnaient, pour lui donner satisfaction, ni l’argent ni la peine. Le luxe des costumes et des décors devint plus éblouissant que jamais, et l’on se mit en quête d’artistes pour exécuter les grandes œuvres du répertoire.
C’était surtout au marquis de Montlignon que revenait ce dernier soin. Homme de cour, jeune encore, ayant partout ses grandes entrées, il était plus que tout autre à même, pour se guider, de recueillir les bruits et les propos; car, en cela comme en tout alors, il s’agissait moins de bien faire que de satisfaire la cour, moins de produire sur la scène un artiste d’un incontestable mérite que de mettre en lumière tel ou tel, protégé par M. le duc, bien vu de M. le prince, ou recommandé par une dame d’honneur de Sa Majesté. C’était donc une charge de courtisan plus que d’administrateur. Le plus habile devait être celui qui pouvait le mieux peser le poids des recommandations et la valeur des appuis. Le talent, sans doute oui, le talent comptait, mais en seconde ligne; il arrivait–à aucune époque le vrai talent ne reste en chemin–mais plus tard.
M. de Montlignon était cependant un fort honnête homme, voulant et cherchant le bien, voire le mieux. Mais il était de son temps et de son monde.
S’il suffisait, pour le guider dans ses choix, d’un mot en l’air de M. le duc ou de M. le prince, on comprendra sans peine de quelle importance devait être un mot de la reine. Or, dans le courant de juin de cette année1777, la reine lui avait dit:
–Monsieur, voyez donc le chevalier Glück; il a, m’a-t-il dit entendu à Strasbourg une jeune femme dont le talent l’a beaucoup frappé.
La reine, on le sait, protégeait ouvertement le chevalier Glück. Aux yeux de M. de Montlignon cela comptait plus que le génie du compositeur. Mais cette fois du moins, sa conscience devait rester à l’abri de tout reproche. Un musicien tel que le chevalier Glück ne pouvait de toute évidence solliciter l’entrée de l’Académie royale que pour une artiste de valeur. Il n’était pas homme à tromper les gens, encore moins à se tromper lui-même en pareille matière. Le marquis l’alla donc trouver, et au bout d’une demi-heure le quitta, persuadé que, grâce à lui, l’Académie royale avait trouvé la chanteuse introuvable. Sophie Arnould s’était retirée; on ne pouvait pas compter beaucoup sur Mlle Laguerre; il y avait une place à prendre. Le chevalier Glück assurait que Mlle Antoinette Clavel– ainsi se nommait sa protégée–était de force à la bien tenir. Il y avait en elle, disait-il, l’étoffe d’une cantatrice de premier ordre et d’une incomparable tragédienne.
Le marquis de Montlignon ne se le fit pas répéter. Il demanda des chevaux et fit prier M. Tiburce Gillis de vouloir bien l’accompagner à Strasbourg.
Cette prière équivalait à un ordre en raison des positions respectives de celui qui l’adressait et de celui qui allait la recevoir.
Tiburce Gillis, appointé à huit cents livres comme simple copiste des rôles à l’Académie royale, y avait, en se mêlant un peu de tout, conquis une situation exceptionnelle. Il s’était rendu indispensable. Accompagnateur, timbalier à l’occasion, metteur en scène, régisseur, il se trouvait là toujours à point pour remplacer un absent, combler un vide, sauver une situation. Il passait pour excellent musicien, quoique, à vrai dire, il n’eût jamais donné de preuves de sa science; pour excellent administrateur, quoiqu’il n’eût jamais rien administré, et depuis les commissaires du roi jusqu’au chef d’orchestre, il n’était personne qui à l’occasion ne le consultât.
Partant pour une mission délicate, c’était à lui que, par habitude avait dû songer le marquis. Rien de plus fastidieux, d’ailleurs, que de voyager seul, et Tiburce était un charmant compagnon.
Italien par sa mère, Provençal par son père, il tenait de l’une l’astuce et l’habileté câline, de l’autre l’exubérance et l’aplomb. De l’esprit avec cela, ce qui ne gâte rien, et du charme, ce qui vaut mieux encore. Le charme lui venait d’un fonds de bonté naturelle qui le portait à défendre toujours le plus faible contre le plus fort, sauf à prendre pour lui les horions, et qui se trahissait d’autant mieux que ses actes étaient rarement d’accord avec ses paroles.
A l’entendre, il était féroce. Pour un retard il mettait l’amende en avant, pour une récidive il ne parlait de rien de moins que du For-L’évêque. Mais si un choriste manquait à l’appel, il répondait pour lui et chantait à sa place.
Ses opinions, en apparence, n’avaient guère plus de fixité. Lulliste aujourd’hui, ramiste demain, il brûlait facilement ses dieux, sauf à les repêcher dans leurs cendres. Il disait blanc ou noir selon qu’il faisait beau ou vilain temps, que le vent soufflait de l’ouest ou du nord. Mais on avait touj ours plaisir à l’entendre.
Sa situation à l’Académie royale, situation tout bas enviée par bien des gens, lui venait moins de son habileté que de la sympathie qu’il inspirait. Il suffisait de le voir, avec son nez au vent, sa large bouche épanouie, ses petits yeux vifs et mobiles, pour s’écrier: Voilà une figure de bon garçon! et pour lui tendre la main. Il était jeune d’ailleurs, jeune d’âge et jeune de cœur; comment ne pas séduire les gens avec cela? Le marquis de Montlignon l’aimait beaucoup, il le lui rendait de son mieux, et ce ne pouvait être pour tous deux qu’un plaisir de faire route ensemble.
Aussi le voyage fut-il court, égayé par la bonne humeur de Tiburce et par quelques repas plantureux dans les meilleures auberges qu’on trouva.
Le premier soin du marquis, en arrivant, fut d’aller voir et entendre au théâtre la protégée du chevalier Glück. Il s’en était fait une très haute idée; il en avait, en chemin, si bien établi par induction toutes les qualités éclatantes qu’il eut peine à retenir un cri de surprise lorsqu’il vit entrer en scène une jeune femme, maigre, petite, mal costumée et d’une beauté médiocre. Les traits étaient irréguliers, la bouche trop grande, le menton trop accentué. L’artiste allait-elle faire oublier la femme? On donnait ce soir-là Achante et Céphise, opéra de Rameau, qui avait été joué pour la première fois à Paris en1751. Le rôle tenu par la demoiselle Antoinette Clavel, le marquis l’avait vu tenu par toutes les cantatrices qui, de1751à1777, s’étaient succédé à Paris.
La comparaison ne lui parut pas à l’avantage de celle qu’il était venu chercher si loin.
–Comprenez-vous, Tiburce, que le chevalier Glück nous ait fait faire deux cents lieues en poste pour entendre. ça?
–Elle ne chante pas faux, monsieur le marquis, c’est beaucoup.
–Ce n’est pas assez.
–La tenue est bonne.
–J’en conviens.
–Il y a quelque chose.
–Vous trouvez?
–N’avez-vous pas remarqué déjà, monsieur, que l’on n’aime pas les huîtres quand on en mange pour la première fois?
–Ah! dit en riant M. de Montlignon, si cette pauvre fille entendait votre comparaison.
–Elle aurait grand tort de s’en fâcher, . je la défends.
–Hé! palsambleu, je ne l’attaque pas. Contredire M. le chevalier Glück! La reine ne me le pardonnerait de sa vie. Mais je crains fort que l’Académie royale ne s’enrichisse d’une prodigieuse inutilité.
Le marquis ne faisait pas, on le voit, grand fonds sur sa nouvelle recrue. Il s’attendait à des exclamations de surprise, à des protestations de reconnaissance quand il lui ferait part de ce coup de fortune inespéré. Mais il était écrit que tout le surprendrait dans ce voyage.
Lorsqu’il se présenta le lendemain chez la jeune femme, il la trouva dans une misérable chambre à peine meublée. Elle était vêtue d’une robe noire étroite dont elle s’occupait à recoudre le bas tout effrangé. Près d’elle, sur un canapé crasseux se tenait, à demi-couché, maniant des cartes, un personnage vêtu d’une culotte et d’un habit de velours ponceau fané, d’un justaucorps de satin dont les broderies s’éraillaient, chaussé de bas de soie douteux et de souliers plus douteux encore. D’un côté la misère qui s’avoue, de l’autre la misère qui regimbe.
En entrant, après avoir salué, le marquis interrogea des yeux, et sembla dire:
–Qu’est-ce que c’est que ça?
–M. le chevalier de Croissy, mon mari, dit la jeune femme d’un ton cérémonieux et froid sous lequel on sentait comme une arrière-pensée de résignation.
Rien ne s’opposait, dès lors, à ce que M. de Montlignon fît connaître le but de sa démarche. Sur la recommandation de Glück, il offrait à Mme de Croissy une place de second sujet à l’Académie royale de Paris. Le chevalier se leva d’un bond et resta bouche béante. Mais la jeune femme ne bougea pas; elle tira tranquillement son aiguille et répondit seulement:
–Bien, monsieur.
–Vous acceptez?
–Je le crois bien qu’elle accepte! s’écria le chevalier.
–Mais sans enthousiasme à ce qu’il me semble, dit le marquis à Mme de Croissy.
–Sans enthousiasme en effet, répondit-elle. J’ai, depuis que je suis au monde, vu bien des pays, l’Allemagne, la Pologne, la Prusse. que sais-je? Quoique bien jeune encore, j’ai chanté un peu partout. J’ai été applaudie quelquefois, mais sifflée trop souvent pour ne pas me défier de moi-même et de l’avenir.
–C’est la fortune que je vous apporte.
–Parbleu! s’écria le chevalier.
–La fortune. ou la fin du rêve, dit Antoinette gravement. Si j’échoue là, je n’ai plus rien à espérer.
Elle garda le silence un moment, puis ajouta:
–Mais qu’importe!. A défaut de succès, l’art reste à l’artiste. Je chanterai pour moi si le public ne veut pas m’entendre, et je me consolerai de ses dédains. Nous partirons quand il vous plaira.
–Le plus tôt sera le mieux.
–En effet. J’ai hâte de remercier M. le chevalier Glück.
–Il n’est pas à Paris en ce moment. On le dit chez M. de Voltaire à Ferney.
–Eh bien, nous passerons par Ferney.
–Je suis à vos ordres.
Le marquis, captivé malgré lui, dominé à son insu par le ton sérieux et grave de la jeune femme, s’inclina et prit congé.
Le départ était fixé au lendemain.
–Monsieur le marquis, dit Tiburce en regagnant l’hôtellerie où ils étaient logés, je commence à comprendre.
–Moi aussi, répondit le marquis.
–C’est une âme d’artiste.
–Et Glück ne s’y est pas trompé.
Ame d’artiste, en effet. Vouée toute jeune à la musique, elle n’avait pas connu l’aride sécheresse des premières études. Le jour où elle avait été d’âge à raisonner, à comprendre, à sentir, elle était entrée de plain-pied dans les chefs-d’œuvre. Familiarisée, dès l’enfance, avec leurs exquises beautés, elle avait chanté comme les autres parlent, mais pour elle-même, quoique déjà livrée au public. Sans famille, exploitée par des aventuriers, elle avait couru le monde. Puis avec l’habitude, un grain d’ambition lui était venu. L’artiste a beau faire, il se grise au bruit des applaudissements. Plus il en reçoit, plus il en désire, comme s’il avait conscience de l’inanité de sa gloire, dont il ne doit rien garder.
Antoinette avait donc, comme tant d’autres, rêvé les triomphes et la fortune. Mais de toutes ses courses lointaines, il ne lui était resté que désillusion et fatigue. Le respect de son art et d’elle-même l’empêchait de se prêter aux exagérations scéniques, aux moyens vulgaires en usage pour enthousiasmer les spectateurs. Devant un public d’élite, elle aurait eu des chances de succès, l’avis de Glück en était la preuve; mais devant des paysans autrichiens, devant des marchands polonais, jouant au hasard dans une salle d’auberge ou dans une grange, elle s’était toujours trouvée hors du milieu qui lui convenait. De là ces échecs dont elle avait souffert en dépit de l’indignité du public qui les lui infligeait; de là cette lassitude qui l’avait ramenée un jour à Strasbourg, découragée,–à vingt ans!
Là peut-être aussi, fallait-il chercher le secret de son mariage. Acclamée, elle aurait supporté sa solitude; sifflée, elle y succombait. C’était avoir trop peu que de n’avoir pas même, pour se consoler de ses défaites, une famille comme tout le monde; que de n’avoir personne à qui confier ses peines, à qui demander une espérance. Ce besoin, vaguement éprouvé, l’avait donnée à M. de Croissy qu’elle connaissait peu, et qu’elle n’eût sans doute pas épousé si elle l’avait mieux connu.
Cadet de petite noblesse, le chevalier avait mangé jusqu’au dernier sou sa maigre part de l’héritage paternel. Il vivait d’expédients; toujours sûr du lendemain s’il avait un habit neuf et s’il pouvait entrer décemment dans quelque tripot. Le jeu lui avait pris le plus clair de son bien; c’était sur le jeu qu’il comptait pour se refaire un état dans le monde.
Quel avait été son but en recherchant la main de Mlle Antoinette Clavel, qui n’était, nous le savons, ni belle ni riche? Avait-il eu assez de foi en son talent pour y espérer la fortune? Peut-être; puisqu’il ne s’était déclaré qu’après le passage du chevalier Glück à Strasbourg. On pouvait croire qu’une indiscrétion de coulisses lui avait ouvert les yeux, et qu’il savait ne rien devoir perdre au marché qu’il proposait.
Que l’on ne se hâte pas, cependant, de ne voir dans M. de Croissy qu’un intrigant de bas étage. De son temps, il n’y avait pas déshonneur à vivre du jeu; encore moins à s’enrichir par un mariage. Un gentilhomme ne pouvait, sans déroger, demander au travail la vie de chaque jour. Or, M. de Croissy était gentilhomme, et Versailles était trop loin; toute alliance avec une fille noble impossible. Les bourgeoises se méfiaient;–on a toujours eu dans la bourgeoisie le travers de compter la dot et de ne pas se payer de mots. Antoinette Clavel s’était donc trouvée là juste à point pour apporter au chevalier ce qu’il ne pouvait trouver nulle part–une espérance de fortune. Et le chevalier avait pris aux cheveux l’occasion.
Antoinette n’avait pas tardé à en souffrir. M. de Croissy ne valait ni par le caractère, ni par l’esprit, ni par le cœur. La misère de la pauvre fille s’était aggravée, et sa solitude n’en était pas restée moins profonde. Mariée, elle s’était au contraire sentie plus seule que jamais; plus que jamais elle s’était repliée sur elle-même; plus que jamais elle avait demandé aux sublimités de l’art la consolation et l’oubli. En cela, du moins, elle avait gagné quelque chose. Le mariage l’avait rejetée dans la voie qu’elle devait parcourir si brillamment, et où l’avenir, après tant d’années de luttes et de fatigues, lui réservait tant d’acclamations et de triomphes.
Mais elle n’en était pas là encore à cette époque. Le public strasbourgeois l’accueillait froidement, sinon mal. Elle n’avait pas, comme telle de ses camarades, toute une armée le soir dans la salle, toute une cour d’adulateurs dans sa loge. Ceux qui la fréquentaient, du moins, étaient des amis sûrs; elle pouvait compter sur eux. Leurs hommages n’allaient qu’à l’artiste; la femme y était pour peu de chose–ou pour rien. Mais, disons-le vite, ils étaient peu, très peu nombreux; et leurs rangs s’éclaircissaient chaque jour. On n’en pouvait guère citer qu’un seul–un tout jeune homme, le vicomte d’Entragues, lieutenant au régiment de cavalerie Royal-Roussillon–dont la fidèle et sincère admiration ne se fût pas démentie. Aussi, la tristesse d’Antoinette ne s’effaçait-elle que pour lui. Seul de tous ceux qui s’étaient trouvés mêlés à sa vie, il y devait laisser une trace; et de tout ce qu’elle allait quitter pour gagner Paris, elle ne regrettait rien que cette intimité fraternelle et pure qui avait été comme un rayon de soleil dans l’obscurité de son passé.
Mais dès que le vicomte d’Entragues fut averti du prochain départ de la jeune femme, il sollicita un congé et pria le chevalier de l’accueillir comme compagnon de route. M. de Croissy ne se fit pas prier. Le vicomte était pour cela trop beau joueur. Les frais du voyage se trouvaient payés d’avance.
On quitta Strasbourg le lendemain pour gagner Colmar, puis Belfort, Besançon, Gex, et aller à Ferney saluer le chevalier Glück, ainsi que le voulait Mme de Croissy.
Huit jours de voyage, à la façon dont on voyageait à cette époque, suffisaient pour faire de vieux amis. La franche cordialité du vicomte d’Entragues, la bonne humeur grondeuse de Tiburce, avaient tout d’abord, en même temps que la grâce pénétrante d’Antoinette, rapproché ces inconnus de la veille. Le marquis avait accepté le chevalier, dont sa femme était l’excuse; et le chevalier l’avait déclaré parfait gentilhomme après lui avoir gagné quinze louis au lansquenet. Sauf d’Entragues, ils étaient d’ailleurs tous plus ou moins gens de théâtre, c’est-à-dire d’un monde où les amitiés se font vite et se défont comme elles se sont faites. Une sorte d’intimité les unissait donc lorsque, après leur visite à Ferney, ils descendirent jusqu’au lac de Genève, sur les bords duquel Antoinette avait manifesté le désir de s’arrêter.
C’était ce caprice qui avait valu à Jean Moser l’honneur de loger M. de Montlignon, honneur doublé d’un profit.
Dès l’arrivée, ce ne fut qu’un va-et-vient de la cave au salon de ces messieurs. On menait joyeuse vie. On oubliait pour un temps l’Académie royale, les cancans de coulisses, les bavardages de foyer; on se grisait de grand air et de bon vin. Aussi le marquis ne put-il se défendre d’une grimace et d’un geste de dépit lorsque Moser lui présenta la requête suivante:
MONSEIGNEUR,
Je compte faire entendre demain, dans la grande salle de l’hôtellerie de la Couronne, quelques fragments d’un opéra que j’ai composé. Daignez, je vous en supplie humblement, assister à cette séance. C’est une heure que je vous demande; une heure pour laquelle, si vous me refusiez, j’aurais inutilement sacrifié mes dernières ressources. Ma suprême espérance est en vous.
Daignez agréer, Monseigneur, l’hommage respectueux de celui qui se dit
Votre très humble et très obéissant serviteur,
S. SCHMELTZ.
–Patatras! dit Tiburce; une tuile!
–Pauvre homme! dit Antoinette.
–Bon! s’écria M. de Croissy, madame est déjà dans le camp ennemi.
–Ennemi? pourquoi?
–M. le chevalier a raison, riposta vivement Tiburce; cet homme-là nous veut du mal!… S’imagine-t-il que nous en manquons de musique, à Paris! de musique et de musiciens?. Oh! les musiciens! si j’approchais le roi, je lui demanderais en grâce de prononcer contre eux des peines…
Infamantes? dit en riant d’Entragues.
–Non. je ne vais pas jusque-là;. mais afflictives.
–Et quand a-t-il lieu ce concert? demanda Antoinette au marquis.
–Demain, à trois heures.
–Vous y assisterez, n’est-ce pas?
–Mais.
–Je vous en prie!. relisez cette lettre. Si elle n’est pas d’un fou, elle est d’un homme qui a bien souffert.
–Il n’en est pas mort, dit le chevalier, puisqu’il écrit.
–Malheureusement! ajouta Tiburce.
–Bah! laissez donc! répliqua Antoinette en souriant; si l’on siffle, vous applaudirez.
–Jamais!
–Je parie dix louis dans le jeu de madame, dit le marquis.
–Tenu! s’écria le chevalier.
Antoinette ne put s’empêcher de rire. Pour un joueur habile, son mari jouait mal cette fois. La conclusion du pari tranchait la question en tout cas. Il était décidé qu’on assisterait à la solennité musicale du sieur Schmeltz.
Mais le lendemain, après dîner–on dînait alors à midi–la chaleur était accablante, intolérable; les arbres immobiles repliaient leurs feuilles; l’horizon dansait dans une brume chaude, et sur le lac, au loin, on voyait passer cependant des brises qui en ridaient la surface et la frangeaient çà et là d’une légère écume blanche.
–Ah! dit le chevalier en essuyant son visage inondé de sueur, on serait mieux là-bas qu’ici.
–Qu’en pensez-vous, madame? demanda d’Entragues.
–Je suis de l’avis de monsieur;… une fois n’est pas coutume.
–Partons donc!
–Mais nous n’avons qu’une heure.
–On nous attendra, dit Tiburce.
–Ou l’on se passera de nous, ajouta le chevalier.
Cinq minutes après, la barque, déjà loin de la rive, cherchait au large un souffle d’air frais.
Antoinette, assise à l’avant, causait à voix basse avec M. de Montlignon; Tiburce, couché dans le fond, sur le dos, jetait au hasard des billevesées qu’on n’écoutait pas, tandis que le chevalier, sur le banc du milieu, tirait de sa poche un jeu de cartes et proposait une partie au pauvre d’Entragues. Celui-ci seul excepté, chacun avait de plaisir ce qu’il en souhaitait selon ses goûts.
Antoinette surtout se trouvait heureuse. Perdue sur ce lac immense dont les rives s’effaçaient dans de vaporeuses demi-teintes, elle était si loin du monde, que l’oubli lui venait de ce qu’elle en avait souffert; le mouvement lent et doux de la vague l’alanguissait dans une somnolence où le rêve tenait autant de place que la réalité.
La barque, cependant, s’étant rapprochée de terre, elle aperçut sous les arcades vertes de l’hôtellerie la foule qui se pressait dans la salle, et, debout sur la berge, immobile, un vieux bonhomme qu’elle ne connaissait pas, mais qu’elle devina.
–Quelle heure est-il? demanda-t-elle.
–Ah! madame, s’écria Tiburce sans bouger, demander à un homme heureux quelle heure il est, c’est lui dire: «Ton bonheur va te glisser dans les doigts; tes minutes sont comptées; tu n’es que poussière et tu retourneras en poussière!» Demander à un homme quelle heure il est, c’est arracher le pain à celui qui mange, le verre à celui qui boit!… Je ne veux pas savoir quelle heure il est.
–Seriez-vous un égoïste, Tiburce?
–Oui, madame. et la seule chose qui me distingue en .cela des autres hommes, c’est que j’en conviens.
–Vous vous fâcheriez, si l’on vous croyait.
–Pas en ce moment, je vous le jure!. On est si bien là, couché à l’ombre de cette voile, avec le ciel bleu sur la tête et cet agréable silence! On oublie qu’il existe un art qui se nomme la musique, et des misérables que l’on appelle des musiciens.
–Et c’est de cet oubli que je me plains. On nous attend là-bas.
–Qui ça? demanda le chevalier;… ce vieux drôle qui espère nous attendrir et nous soutirer quelques louis.
–Pas à vous, en tout cas, répondit dédaigneusement Mmp de Croissy.
Le chevalier ne parut pas avoir entendu.
–Quand il s’agit de se faire duper, reprit-il, on vous trouve toujours prête. Les leçons ne vous servent de rien.
–J’aime mieux être dupée vingt fois qu’injuste et cruelle une seule. Chose promise, d’ailleurs, chose due.
–Nous ne sommes pas engagés; si l’on m’en veut croire, nous resterons ici tranquillement, vous à causer, Tiburce à rêver, d’Entragues et moi à jouer; et nous laisserons notre bonhomme gratter ses cordes sans nous. On le paiera double au retour, et l’on n’entendra plus parler de lui.
–De quel droit méprisez-vous un inconnu?
–A quel titre l’estimez-vous?
–Je ne l’estime ni ne le méprise; je ne l’aime ni ne le hais. Mais il est malheureux et pauvre; je le respecte.
–Libre à vous, ma chère. Versez sur ce vieux bohémien les trésors de votre pitié, si bon vous semble; mais que ce ne soit pas à nos dépens. Nous sommes on ne peut mieux dans cette barque, et nous la quitterions pour aller nous enfermer avec tous ces bourgeois endimanchés!
–Oui, répondit seulement Antoinette.
Et, se tournant vers le patron:
–A terre! ajouta-t-elle.
–Ah! permettez!. s’écria le chevalier.
Antoinette le regarda fixement et, d’un ton impérieux, répliqua:
–Je le désire; ne m’obligez pas à dire: je le veux!
Tiburce, que le bruit de la discussion avait tiré de sa somnolence, se leva d’un bond et, se découvrant:
–Décidément, s’écria-t-il, le chevalier Glück a raison; vous serez une étoile!
–Bravo! Tiburce, dit le marquis; le mot est neuf; il aura du succès à la Cour.
–Plus que moi, peut-être, à l’Opéra, murmura Antoinette.
–Vous serez une étoile! répéta Tiburce, en gesticulant.
–Comparaison d’Italien, exagération de Gascon!… Les étoiles d’hier brilleront ce soir, demain et toujours! Nous ne faisons que passer et disparaître nous autres. Nous ne sommes pas plus des étoiles que le soleil peint sur nos toiles de fond n’est un soleil!. Mais je ne vous en remercie pas moins, Tiburce, . une espérance est toujours la bien-venue.
–Ah! j’ai mieux qu’une espérance à présent, dit le marquis, et M. de Croissy, sans le savoir, vient de nous rendre un grand service. Il nous a permis de vous juger.
–Le fait est, reprit Tiburce, que vous avez parlé comme une reine.
–Qui n’a pas encore de sujets.
–Vous m’oubliez! dit tout bas d’Entragues.
–C’est vrai! lui répondit-elle en souriant; pardonnez-moi.
La barque venait de toucher, elle sauta vivement à terre, et, avant de gagner la salle, se retourna du côté du lac.
–Que c’est beau! dit-elle à d’Entragues. De tout ce que j’ai vu dans tous les pays, c’est ce que j’ai vu de plus beau! Je viens de vivre les premières heures calmes et heureuses de ma vie. Le souvenir ne s’en effacera pas, et si je tombe jamais malade.
–Bon! fit le chevalier, qui venait de s’approcher; quelle idée!
–Si je tombe jamais malade, si je suis jamais en danger, c’est ici, sur les rives de cet admirable lac bleu, que je veux venir chercher la guérison ou attendre la mort.
Le chevalier n’eut pas le temps de répliquer; elle lui avait tourné le dos pour rejoindre M. de Montlignon, a qui Schmeltz, humblement courbé, disait en balbutiant:
–Je suis confus, monsieur le marquis!… Je ne saisi comment vous exprimer ma reconnaissance!. Vous ne pouvez comprendre encore le prix que j’attache à. ni pourquoi. mais. Veuillez m’excuser, monsieur le marquis, . je vais commencer.
Et il s’élança sur l’estrade, pendant que M. de Montlignon, d’Entragues, le chevalier, Tiburce et Antoinette fendaient la foule et allaient s’asseoir au premier rang sur le banc de velours qui leur avait été réservé.
Pendant un moment, ce fut un brouhaha dans la salle. Tout le monde se levait, se hissait sur les pointes pour apercevoir les nouveaux venus. Les hommes s’extasiaient sur l’habit ponceau–tout neuf auj ourd’hui– du chevalier, sur le brillant uniforme bleu du vicomte d’Entragues, sur le costume gris brodé de noir de M. de Montlignon; les femmes regardaient avec une surprise presque dédaigneuse Antoinette, vêtue, comme à Strasbourg, d’une robe noire toute simple, sans double jupe ni paniers, et coiffée, très bas, de ses cheveux à elle, avec un nuage de poudre seulement.
Puis la curiosité se calma. Schmeltz, du bout de son archet, venait de frapper son pupitre. Karl Speckert était au clavecin.
On fit silence et on attendit.