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CHAPITRE V.
A LA LYRE D’ORPHÉE.

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Table des matières

Le ressentiment de Schmeltz était, on vient de le voir, amer et profond. Il avait fallu, pour qu’il en vînt là, toute une suite de faits, échelonnés comme autant de stations douloureuses dans le rude chemin de sa vie.

Saturnin était né en1728. Il avait donc, au moment où a commencé notre récit, quarante-neuf ans; et, quoiqu’il parût déjà vieux, quoique son frère parût presque jeune encore, il n’y avait entre eux qu’une faible différence d’âge: Prosper était né en1730.

Ils étaient fils, tous deux, du sieur Jean Schmeltz, luthier à l’enseigne de la Lyre d’Orphée.

Cette grosse lyre, en bois, grossièrement sculptée, dorée jadis, se balançait, rongée par le temps, au-dessous d’un énorme balcon de pierre, démesurément ventru, et soutenu par des têtes de faunes grimaçantes, à l’angle de la rue Tirechape et de la rue de la Chausseteric. La rue de la Chausseterie était en prolongement de la rue Saint-Honoré.

Enfouie sous ce lourd entablement, la boutique de M. Schmeltz, déjà sombre, était assombrie encore par l’amoncellement des instruments de toutes sortes, vio-Ions, violes, basses et guitares, qui en masquaient les petites vitres vertes. Il fallait, quand on y mettait le pied, quelques minutes d’attention pour y distinguer le maître du lieu, petit vieillard maigre, anguleux, sec, aux traits durs et accentués, qui s’agitait dans ce fouillis comme un insecte dans un tas de bois. On l’y entendait avant de le voir. Chaque pas, en effet, sur le plancher, arrachait comme un sourd murmure aux instruments épars çà et là, et ce bruit inattendu donnait quelque chose de fantastique a la boutique et à l’homme.

L’atelier était au fond. On y pénétrait par une porte basse. Là, le jour arrivait à flots à travers un grand vitrage qui donnait sur une cour pavée, close à son extrémité d’un mur, mitoyen avec le jardin d’un hôtel. Les deux élèves de M. Schmeltz devaient s’y trouver au mieux pour travailler.

C’est un métier, ou plutôt un art, difficile que celui de luthier. M. Schmeltz, jaloux de sa réputation–il était élève lui-même de Jean Grancino de Milan–se tenait à l’atelier plus souvent qu’à la boutique. Enfoui dans son tablier de serge verte, la perruque de travers, les besicles sur le nez, il essayait ses bois, calculait ses épaisseurs et ses courbes, surveillait son vernis, chauffait sa colle ou gourmandait ses élèves. Il n’allait à la boutique que s’il était averti par la cloche de la porte d’entrée qu’une pratique lui arrivait. Chose fréquente d’ailleurs: comme fournisseur de l’Académie royale, il était en relations suivies avec tout ce que Paris comptait de musiciens, exécutants ou compositeurs. On le citait pour la finesse et la précision de son oreille qui saisissait une différence de son inappréciable pour tout autre. Fallait-il juger de la valeur d’un instrument, on venait chercher M. Schmeltz; se prononcer sur un accord douteux, sur un effet d’orchestre, c’était à lui que l’on s’adressait encore. Ses minutes étaient donc comptées. Aussi, le jour où il s’était trouvé veuf avec deux enfants, avait-il été forcé, ne pouvant s’occuper d’eux, de les confier à une bonne femme qui cultivait quelques carrés de terre à la Râpée.

Chaque dimanche, M. Schmeltz, après avoir mis partout les volets, montait sur sa mule, sortait de Paris par la porte Saint-Antoine, suivait au petit trot la rue de Bercy, et arrivait, les poches pleines, chez la mère Chauvel.

Saturnin avait une dizaine d’années à cette époque. C’était un gros garçon lourd, massif, et «en dessous», disait la mère Chauvel, qui s’étonnait de ne pas le voir courir, jouer, sauter et se battre comme les autres garçons de son âge.. Enfant bizarre, il échappait aux caresses et glaçait les sourires. Son regard fixe et comme rêveur étonnait. Son front énorme, carré, nettement dessiné par une chevelure noire et drue, donnait à sa physionomie quelque chose d’un peu farouche; et, comme s’il avait eu conscience de l’impression qu’il donnait, il n’approchait les gens qu’avec une réserve timide, ne se livrait pas, et, pour son père même, ne trouvait ni élans joyeux ni paroles.

Le seul être qu’il parût aimer était le petit Prosper, son cadet, gentil bambin, tout frêle et tout blond. Pour un caprice de lui, Saturnin devenait agile et adroit; qu’il s’agît de l’amuser ou de le défendre, il était là; s’il se trouvait malade par hasard, il le veillait; toutes ses forces vives allaient à lui. Prosper le payait mal de cette affection. Mais des gens qu’on aime, grands ou petits, est-ce que l’on exige du retour? La raison et la volonté ne sont rien dans les élans instinctifs du cœur. Meurtris quelquefois, nous n’en aimons pas moins qui nous a frappés.

Le premier chagrin de Saturnin fut celui qu’il ressentit le jour où M. Schmeltz fit monter Prosper en croupe sur sa mule et l’emmena au collège Louis le Grand. M. Schmeltz était un de ces hommes dont la volonté va jusqu’à l’entêtement et qui ne démordent pas d’un parti pris. Jugeant Prosper plus intelligent que son aîné, il avait décidé que Prosper serait l’honneur de la famille. Il le destinait à la robe. Ses études finies, il devait entrer chez un procureur au Châtelet. Du Châtelet au Palais, il n’y avait pas loin. Prosper pouvait devenir magistrat, conseiller au Parlement. L’ambition paternelle ne voit pas d’obstacles.

Quant à Saturnin, M. Schmeltz lui gardait la lyre d’Orphée. Il attendait pour le reprendre qu’il fût d’âge à bien saisir les premiers éléments de son art.

Il ne le voyait jamais, du reste, sans le préparer à cet avenir, et sans lui donner, tout en marchant, quelques notions de ce travail qui avait été et qui était encore sa constante préoccupation. Un morceau de bois trouvé sur la route lui servait d’entrée en matière. Sans avoir mis le pied à l’atelier, Saturnin savait déjà que l’érable était préférable à tout autre bois pour le fond des instruments à archet, pour le manche, les éclisses et le chevalet; qu’il fallait employer le sapin pour la table supérieure, l’âme et les contre-éclisses; l’ébène pour la touche, les filets et les chevilles. Il avait appris sur un petit violon d’enfant le nom des différentes parties de l’instrument. Son oreille semblait bonne, en outre, M. Schmeltz avait pris soin de s’en assurer, et tout lui permettait de croire qu’il trouverait en son fils aîné un successeur digne de lui.

Saturnin, cependant, l’écoutait sans souffler mot, mais ne l’entendait pas toujours. Ce n’était, de sa part, ni ennui, ni fatigue, ni mauvais vouloir. Au premier murmure du vent dans les arbres, au bruit éloigné d’une chanson sur la rivière, sa pensée s’envolait et ne revenait plus. Il se sentait bercé dans une rêverie confuse dont il n’aurait pu dire ni le point de départ ni le but. Son âme chantait avec le vent dans les arbres, avec le marinier sur la rivière; et la voix de son père n’était plus que l’accompagnement des mélodies sans suite qu’il brodait à son insu sur le thème que lui avait apporté le hasard. De là ces longs silences qui laissaient au brave M. Schmeltz toutes ses illusions.

Saturnin, d’ailleurs, n’avait jamais opposé la moindre résistance à ses projets–ce qui eût été fort difficile–et vers la fin de l’année1740, il l’installa, rue Tirechape, à l’établi.

Saturnin n’avait pas quitté sans regret la mère Chauvel, ses champs de salades; la plaine, où il courait en liberté; les berges de la Seine, où il allait se coucher sous les arbres et rêver tout à son aise en fredonnant. La boutique lui fit l’effet d’une prison; tout l’y attrista, tout lui en déplut. Les premiers mois de son apprentissage furent une douleur pour lui, autant qu’une déception pour M. Schmeltz. Saturnin, qui promettait un élève si docile, un travailleur si assidu, ne faisait que des sottises. Il ne semblait rien comprendre au métier; il gâchait le bois, gaspillait le temps, et n’était bon qu’à passer l’archet sur les cordes, délassement auquel il paraissait prendre un vif plaisir.

Le laissait-on seul, il courait à la boutique, s’asseyait près d’une viole, et en tirait des sons, n’importe lesquels, au hasard, comme s’il avait cherché sur l’instrument une mélodie oubliée. La vibration des cordes lui donnait des frissons étranges, l’emportait dans un tourbillon de rêves; et rien n’y faisait, ni réprimandes ni taloches. C’était son école buissonnière à lui.

Le seul point sur lequel M. Schmeltz eût à se déclarer satisfait était l’étude de la musique. Il la lui faisait apprendre, estimant avec raison que pour être bon luthier il faut être d’abord bon musicien. Chaque matin, au saut du lit, Saturnin allait rue des Francs-Bourgeois, chez son maître de clavecin; il y allait tout droit, sans flâner, sans bayer aux corneilles, sans se mêler aux attroupements des polissons de son âge, que le premier pître venu rassemblait autour de lui. Sa leçon de clavecin était la seule heure du jour qui comptât pour lui, il n’en perdait ni un mot ni une note; elle aurait pu durer jusqu’au soir sans qu’il la trouvât trop longue.

Aussi fit-il des progrès rapides, si rapides, qu’au bout d’un an le pauvre croque-notes, musicien de hasard, qui lui donnait leçon, vint tout effaré dire à M. Schmeltz que son élève en savait plus long que lui. C’était conscience de sa part. M. Schmeltz lui en tint bon compte en décidant, séance tenante, que Saturnin irait, le lendemain même, prendre–ailleurs–des leçons de violon.

Il en fut du violon comme du clavecin. Ce que les autres mettent cinq ans à savoir mal et à faire plus mal encore, Saturnin le sut et le fit bien en dix-huit mois. Cela tenait du prodige, et, pourtant, n’ouvrit pas les yeux à M. Schmeltz. Luthier il était, luthier devait être son fils! Et, comme luthier, Saturnin n’avait fait que de très médiocrus progrès. Faire chanter un stradivarius, bien; mais l’étudier pour lui arracher son secret, non; il ne s’y entendait plus; le feu sacré lui manquait. Sa leçon du matin finie, il comptait les heures, il travaillait comme un chien battu, c’est-à-dire mal, essuyait chaque soir le flot toujours grossissant de la colère paternelle et s’endormait bercé par les mélodies de sa leçon de musique du lendemain.

Avait-il cependant conscience de sa vocation? Non, pas encore, pas plus que de ses forces. Constamment humilié par son père, il le croyait sur parole, se jugeait bête, et souffrait de son infériorité. Mais plus il se sentait bas, plus haut il aspirait à monter. Sans savoir encore comment y arriver, il rêvait quelquefois gloire et fortune. Son rêve alors atteignait des proportions invraisemblables. Ce n’étaient pas des succès, c’étaient des triomphes; ce n’était pas l’aisance d’un bourgeois, c’était l’immense fortune d’un grand seigneur qu’il entrevoyait. Folie pure! il en rougissait secrètement, et, sans doute, à force d’énergie, n’y serait pas revenu, si à ce rêve le hasard n’était venu donner un point d’appui.

Un matin–c’était en1745–la porte de la boutique s’étant ouverte, M. Schmeltz laissa tomber un archet qu’il tenait et se précipita en criant:

–Monsieur Rameau, chez moi!

A ce nom, les deux élèves avaient d’un bond quitté l’atelier et étaient venus se planter dans l’arrière-boutique, bouche béante, curieux comme s’il se fût agi d’un roi. Celui qui venait d’entrer ne payait pourtant pas de mine: c’était un homme grand, sec, d’une maigreur diaphane, d’aspect dur et quelque peu hautain –air de procureur ou d’homme de loi–peu de chose enfin, dans ce temps où l’on ne se retournait guère que pour les gentilshommes en pourpoint de velours brodé. Cependant M. Schmeltz avait précipitamment ôté son tablier de serge; il saluait jusqu’à terre et bousculait, chose inouïe! ses violons et ses basses pour avancer un siège au visiteur,

–Ah! monsieur Rameau, disait-il en même temps, quel triomphe hier soir!

–Oui, dit négligemment Rameau, oui… pas trop mal. ces ânes de comédiens ont bronché par-ci par-là.

–Oh! si peu!…

–Si peu? mon cher monsieur Schmeltz, si peu?… Ils ont écorché le finale du premier acte, défiguré le trio du second. que sais-je encore?… des brutes!. J’ai sué sang et eau pendant les répétitions.

–Vous n’avez pas perdu votre peine. les Fêtes de Polymnie seront jouées quarante fois de suite!. Monsieur Berger n’aura pas souvent de succès comme ceui-là.

–Mais il n’aura pas souvent de ma musique s’il s’obstine à sacrifier les seconds rôles, je lui tiendrai la dragée haute. On m’a fait attendre assez longtemps! Chacun son tour.

Saturnin regardait tout ébahi cet homme qui parlait de faire marcher le directeur de l’Académie royale, ce bourgeois qui traitait les artistes de l’Académie royale comme un roi le dernier de ses sujets, qui le prenait enfin si haut avec son père.

–Et qu’y a-t-il pour votre service? dit humblement M. Schmeltz.

–Je viens vous prier de vouloir bien vous trouver demain à l’Opéra pour l’heure de la répétition.

–De quoi s’agit-il?

–De me mettre d’accord avec ces messieurs de l’orchestre. Voilà huit jours que nous disputons. et nous n’en finirons pas sans vous.

–Vous pouvez compter sur moi, monsieur Rameau.

–A demain donc.

–A demain.

Et tandis que Rameau, pour sortir, passait devant lui la tête haute, M. Schmeltz saluait à en perdre haleine. Quand la porte fut refermée:

–Quel homme! s’écria-t-il en levant les mains au ciel; quel génie!. Lulli ne compte plus!… Si vous aviez vu la loge de la reine, hier soir… on y trépignait.

–Il doit gagner gros? dit un des élèves.

–Gros? répliqua dédaigneusement M. Schmeltz. est-ce que l’on paye jamais les chefs-d’œuvre ce qu’ils valent?

Saturnin buvait les paroles de son père. Son enthousiasme l’électrisait; et, tortueusement, sans bruit, sans secousse, comme une anguille dans une touffe d’herbes, une pensée se glissait dans son esprit:

–Si l’on pouvait dire un jour de moi ce que mon père dit de lui!

Quand une pareille idée tombe dans un cerveau de dix-sept ans, elle y prend racine aussi sûrement qu’un grain de blé dans un sillon. Saturnin s’endormit ce soir-là en se répétant:

–Si l’on pouvait dire un jour de moi ce que mon père dit de lui!

Un chef-d’œuvre! Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre? Il n’avait pas de terme de comparaison. Il n’avait jamais mis le piedà l’opéra, et ses morceaux d’étude au clavecin ou sur le violon ne lui suffisaient pas pour élucider ce point obscur. Mais il avait, à cette visite de Rameau, gagné–ou perdu, comme on voudra–de savoir que son rêve, à lui, était pour d’autres une réalité. Il pouvait donc n’y pas renoncer, puisqu’il restait dans le domaine du possible. Sa vocation commençait à se dessiner.

Prosper, vers le même temps, acheva ses études au collège Louis le Grand et obtint ses licences. Son retour apporta quelques changements au logis de la rue Tirechape; et–c’est l’histoire de presque toutes les existences humaines–ces changements, chose futile, décidèrent de cette chose grave: l’avenir.

Le logement de M. Schmeltz se composait de deux chambres contiguës situées au-dessus de la boutique et donnant toutes les deux sur le balcon ventru qui soutenait la lyre d’Orphée. Prosper étant au collège, M. SchmelLz avait donné à Saturnin l’une de ces chambres. Mais Prosper, sortant du collège, Prosper licencié, clerc de procureur, futur conseiller au parlement, ne pouvait coucher dans un appentis ou dans la boutique. Saturnin dut céder sa chambre. On lui dressa un lit dans l’atelier, lit volant qui disparaissait chaque matin. Il ne s’en plaignit pas, c’était pour son frère.

Car il ne l’aimait pas moins alors qu’au temps où ils couraient tous les deux sur les berges de la Rapée. Tant qu’avait duré son esclavage au collège, il l’avait plaint de tout son cœur et avait marqué d’une croix blanche les jours où le pauvre prisonnier venait au logis. Quelles fêtes ces jours-là! Comme il était fier, le bon Saturnin, de promener son cadet par la ville! Quand on se retournait pour admirer sa bonne mine et son frais visage, il disait tout bas merci aux passants. Lorsque le gamin, grisé par cette muette flatterie, par les adulations qu’il retrouvait au logis, se moquait de la lourde tournure de son aîné, de sa mise ridicule ou de ses naïfs propos, Saturnin disait merci encore. Venant de son frère, c’était pain bénit. La journée avait été trop courte, et son cœur se gonflait comme ses yeux quand on reconduisait le petit jusqu’à la porte du collège. Quel bonheur aussi Lorsqu’il en revint pour n’y plus rentrer!

Il ne fut pas seul du reste à se réjouir. On tua le veau gras. M. Schmeltz assembla le ban et l’arrière-ban de ses amis; il chanta au dessert; il alla même jusqu’à promettre à son cher fils, espoir de la maison, de le mener le lendemain, à l’Académie royale de musique, entendre les Fêles de Polymnie.

Ses prédictions sur cet opéra ne s’étaient pas réalisées. Le succès n’avait qu’à demi répondu aux espérances de l’auteur et du directeur. Il ne restait rien ou presque rien de l’enthousiasme factice du premier soir. Mais ce n’en était pas moins, pour un échappé de collège, une vraie bonne fortune. Pour Saturnin c’était mieux encore: quelque chose comme le droit d’enlrée dans un coin du ciel; car, M. Rameau ayant par bonheur accordé trois places, il se trouvait de la partie.

On chercherait vainement des mots pour peindre sa stupeur étonnée lorsqu’il se vit dans cette salle dont l’éclairage lui semblait féerique–plus de huit cents bougies!–au milieu de cette foule élégante de gentilshommes et de grandes dames, dont les bijoux et les colliers de pierres fines étincelaient sur le fond sombre des loges. Mais cet effarement des yeux s’évanouit aux premiers accords de l’orchestre. Tout ce qui l’entourait cessa d’exister dès que le rideau de la scène fut levé. Pendant trois heures il vécut dans le monde imaginaire des dieux de la fable, parmi ces héros et ces muses qui parlaient un langage inconnu aux hommes et dont les paroles s’épandaient en incomparables harmonies. Pendant trois heures Saturnin fut ivre, comme s’il avait bu outre mesure; ivre à ne pas entendre ce qui se disait auprès de lui, à ne pas voir ce qui se pas-sait dans la salle. Jamais il n’avait senti pareil vertige. Ramassé sur lui-même, silencieux, haletant, il écoutait de toutes ses oreilles, de tous ses yeux, de tout son corps. Cette soirée le payait de ses cinq années d’apprentissage et lui ouvrait les portes d’une vie nouvelle. Lorsqu’il revint, à neuf heures et demie, rue Tirechape, lorsque, après avoir regardé souper son père et son frère–il n’aurait pas pu manger–il se retrouva seul dans l’atelier où l’attendait son piètre lit de sangle, la fantastique apparition qui venait de l’éblouir n’était pas dissipée encore. Les instruments accrochés au mur reprenaient pour lui les mélodies de l’orchestre; à la clarté pâle de la June, qui glissait par le vitrage, il revoyait dans l’atelier les personnages des Fêtes de Polymnie tels qu’il les avait vus, avec leurs éclatants costumes de soie et d’or; il les entendait; leurs chants lui revenaient plus nets, plus distincts; et, en même temps, plus distincte et plus nette aussi lui revenait son ambition. Un chef-d’œuvre! il se rendait compte maintenant de ce que c’était.

Vaincu par la fatigue, il s’endormit en se disant:

–Ce que d’autres ont fait, je puis le faire–et je le ferai!

C’était bientôt dit. Mais comment?

Ce fut sa première pensée quand il s’éveilla. Il savait juste assez de musique pour comprendre qu’il ne savait rien, et qu’il lui fallait tout apprendre, harmonie, orchestration, contrepoint, fugue. et le reste. Comment? Faire confidence deses projets à M. Schmeltz? Il le connaissait trop pour y songer. Rien à espérer de ce côté. Prosper était trop jeune et ne disposait de rien ni de personne. Restait donc seulement à voir ce qu’il pouvait par lui-même.

–Beaucoup! se dit-il après réflexion, si j’avais des partitions et des livres.

Ce désir, aiguisé parles obstacles, l’amena bientôt à penser qu’un homme comme son père, un savant, devait avoir des livres quelque part, quoiqu’il ne lui en eût jamais vu. Ses yeux, en même temps, s’arrêtèrent par hasard sur une porte, à demi masquée au fond de l’atelier par des planches et du bois de réserve. Cette porte, on ne l’avait jamais ouverLe devant lui; et selon toute apparence, on ne l’avait pas ouverte depuis longtemps. Les moulures en étaient grises de poussière, les charnières noires de rouille.

Où menait cette porte? Pourquoi n’entrait-on jamais là? L’imagination avait beau jeu.

Saturnin, pelotonné dans son lit en attendant l’heure de se lever, eut plus de temps qu’il ne lui en fallait pour meubler ce domaine invisible de trésors à faire frissonner un avare.

C’était un dimanche ce matin-là. Les élèves ne devaient pas venir à l’atelier. Fatigué, selon toute apparence, de sa soirée de la veille, M. Schmeltz se lèverait plus tard que de coutume. Prosper n’était pas à craindre. Saturnin sauta de son lit, passa ses chausses et s’en fut dégager la porte de ce qui l’obstruait. La clef était pendue à un clou sur la muraille. Il la prit, l’engagea dans la serrure, la fit tourner avec précaution, et se recoucha, tout tremblant, après cette belle équipée. Il avait entendu marcher.–Mais au bout de cinq minutes, n’entendant plus rien, ne voyant personne, chassé de son lit par la tentation, il sauta sur la clef, ouvrit brusquement la porte et entra.

Le chef-d'oeuvre de Papa Schmeltz

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