Читать книгу Le chef-d'oeuvre de Papa Schmeltz - Paul Célières - Страница 5

CHAPITRE III.
BATAILLE PERDUE.

Оглавление

Table des matières

Schmeltz, depuis qu’il avait mis le pied sur l’estrade, semblait avoir retrouvé quelque assurance. Il se tenait plus droit et promenait sur la foule de ses auditeurs un regard presque ferme. Tant qu’avait duré le brouhaha de l’installation, il était resté dans la même posture; la main gauche, qui tenait le violon, pendante; la main droite, qui tenait l’archet, appuyée sur son pupitre. Dès que le silence se fut rétabli, pâle et tremblant légèrement, il s’avança au bout de l’estrade, saa, et dit:

–Mesdames et Messieurs.

Mais, comme il n’avait salué que le marquis de Montlignon; comme, en parlant, il n’avait regardé que lui, un «oh! oh!» ironique courut avec un frémissement dans toute la salle. Il fut obligé de s’arrêter et de reprendre:

–Mesdames et Messieurs, l’opéra dont je vais avoir l’honneur d’exécuter quelques morceaux devant vous a puur titre: Abdolonyme ou le Roi pasteur.

–Ah! ah! fit le chevalier en ricanant.

Sa femme lui lança un regard qui l’obligea au silence. Mais elle ne pouvait avoir le même empire sur des inconnus; et, en même temps que le «ah! ah!» du chevalier, on avait pu entendre la voix aigre de M. Wolfermann qui, rouge de colère, disait en haussant les épaules:

–Ce n’est pas de la musique, ça!

Les autres notables s’étaient contentés de se regarder et souriaient dédaigneusement pendant que Schmeltz. continuait:

–Le poème de cet opéra fut écrit en1750par l’illustre abbé Métastasio. Il fut mis en musique et représenté à Vienne, en1751, devant Leurs Majestés Impériales par les seigneurs et les dames de la cour.

–Eh bien, après

–Que nous importe?

–Voilà bien des mots inutiles.

–Arrivons au fait. £

Tous ces lambeaux de phrase étaient murmurés par MM. Wolfermann, Kinkelin, Growghauser, etc., mais n’arrivèrent aux oreilles de Schmeltz que comme un bourdonnement, dont il eut tort de ne pas tenir compte. Il reprit:

–J’ai cru, cependant, que je pouvais, autorisé par plus d’un exemple, écrire sur ce même poème une partition nouvelle. J’ai d’ailleurs pris la liberté de faire au texte primitif quelques changements dont je m’excuse.

Il venait de saluer en prononçant ces derniers mots; il avait fait un pas en arrière; on crut qu’il commençait, et un murmure qui signifiait clairement: «C’est bien heureux!» partit de plusieurs points de la salle. Mais Schmeltz, au lieu de-lever son archet, refit en avant le pas qu’il venait de faire en arrière, salua de nouveau et dit:

–Mesdames et Messieurs, quelques mots sur le sujet me paraissent indispensables. Alexandre, roi de Macédoine.

Des rires, encore étouffés, lui coupèrent la parole. Il s’arrêta, le silence se rétablit. Etait-ce bienveillance du public? Non. Mais on commençait à le trouver très drôle après l’avoir trouvé très ennuyeux, et l’on ne voulait rien perdre de la comédie qu’il donnait. Il ne s’agissait plus de musique.

–Alexandre, roi de Macédoine, reprit-il, pouvait, après avoir délivré Sidon de son tyran, retenir la souveraineté de ce royaume. Mais il trouva plus de gloire à remettre sur le trône l’héritier de la maison royale, qui, inconnu sous l’habit de berger, vivait dans la pauvreté. Voilà le fondement, historique en partie, sur lequel l’auteur a construit cette pièce. Le premier acte se passe dans la campagne. Le théâtre représente un paysage agréable. Sur le devant de la scène on voit des cabanes de bergers; plus loin, la ville de Sidon, près de laquelle est établi le camp d’Alexandre. Dans l’introduction de ce premier acte, que je vais avoir l’honneur de vous faire entendre, j’ai voulu peindre le contraste entre ce repos des champs et le bruit de la guerre qui vient de finir à peine.

–Voyons ça! dit M. Wolfermann en riant.

Schmeltz avait fait signe à Karl Speckert, et, l’archet levé, allait marquer le première mesure, quand il s’interrompit tout à coup, et revint au bord de l’estrade.

–Maladroit! murmura Antoinette, qui se dépitait pour le pauvre homme du mauvais vouloir du public et de ses fautes à lui.

–C’est un vrai guet-apens, grommelait de son côté Tiburce, et du diable si je n’aime pas mieux payer vingt louis au chevalier que d’applaudir un pareil drôle.

Quant au marquis de Montlignon, soit que sa position semi-officielle l’obligeât à plus de retenue, soit qu’il n’eût pas d’avis à émettre encore, il ne bougeait ni ne disait mot. La vérité est qu’il s’ennuyait profondément.

Schmeltz, cependant, au milieu des rires de l’assistance, avait salué et disait:

–Mesdames et Messieurs, ne disposant pour cette exécution que de deux instruments, je me suis efforcé de rendre sur le clavecin les effets d’orchestre les plus marqués. Mais vous devez comprendre que j’ai dû y renoncer pour beaucoup d’autres. Ce que vous allez entendre ne saurait donc vous donner qu’une idée très imparfaite de ce que serait l’œuvre, exécutée par un bon orchestre.

Ces derniers mots, comme les autres, ne s’adressaient qu’au marquis. Il ne donna ni signe d’approbation, ni marque de désapprobation.

Schmeltz prit ce silence et cette immobilité pour un encouragement. Il se remit à son pupitre, leva la main, marqua la mesure, et le clavecin commença par une suite d’accords sur lesquels il était, en effet, difficile de se prononcer. Puis ce fut le tour du violon. Le vieux bonhomme, rajeuni tout à coup, attaqua par un coup d’archet franc, vigoureux, et fit chanter à son violon une mélodie d’une simplicité presque naïve et d’une ampleur presque magistrale en même temps. Oui, c’était bien le calme, le sublime repos de la nature c’était bien la rêverie douce éveillée dans l’âme par les harmonies confuses que Dieu met dans le silence des champs. Les cordes vibraient sous les doigts de Schmeltz, doucement sonores, sans une défaillance, sans qu’un grincement vint briser le charme, une note imparfaite emporter le rêve. Le violon, ce roi des instruments, donnait dans sa main tout ce qu’il pouvait donner. Pendant ce temps, le clavecin, en sourdine, ébauchait une marche guerrière qui semblait se rapprocher, qui grandissait, qui étouffa bientôt le chant du premier motif et finit par emporter le violon avec elle. Puis le tumulte s’apaisa, et tandis que le clavecin reprenait le thème du violon, celui-ci, à son tour, reprit en sourdine la marche guerrière, où se plaquaient çà et là quelques notes du chant primitif, comme un regret ou une espérance au milieu de la confusion d’un désastre.

Au premier coup d’archet, Tiburce avait dressé l’oreille et regardé Antoinette. Au milieu du morceau, il frémissait et murmurait:

–Très beau!. c’est très beau.

Ses doigts se crispaient les uns sur les autres comme s’il se fût retenu d’applaudir.

–Chevalier, dit tout bas d’Entragues à M. de Croissy, vous avez perdu. Regardez Tiburce.

Bouche béante, le nez en l’air, il buvait pour ainsi dire les notes une à une. L’enthousiasme le faisait haleter, et quand le clavecin plaqua son dernier accord, quand Schmeltz donna son dernier coup d’archet, il battit des mains avec frénésie, sans se soucier des gens qui l’entouraient, en disant à Antoinette, qui applaudissait aussi:

–C’est un chef-d’œuvre!

Malheureusement pour le pauvre Schmeltz, Tiburce et la jeune femme étaient seuls de cet avis. M. de Montlignon, tout commissaire qu’il était des menus plaisirs du roi, n’avait pas compris grand’chose à ce qu’il venait d’entendre. Le reste du public n’y avait rien compris du tout. Les applaudissements sincères de Tiburce n’eurent pour écho dans la salle qu’un formidable éclat de rire. On crut qu’il ne frappait si fort que pour se moquer, et l’on vint à la rescousse. M. Wolfermann se tordait, M. Kinkelin se tenait les côtes, M. Growghauser se frappait la poitrine pour ne pas étouffer. Jamais tous ces braves gens ne s’étaient si fort amusés.

Tiburce regardait à droite et à gauche, ébahi, ne sachant s’il était au milieu d’une foule aliénée.

Quant à Schmeltz, tout, bravos et rires, l’avait cruellement frappé au cœur. Lui aussi, il avait cru que Tiburce ne battait des mains que pour se moquer. Comment ne pas le croire? Tout le monde riait. Le pauvre homme, tremblant, baissa la tête. Il regardait son violon et son archet, comme pour leur demander le secret de cette cruelle raillerie. Il n’osait plus lever les yeux sur ses bourreaux; il n’osait plus remuer; il sentait ses pieds cloués à la planche de l’estrade, et, pelotonné dans sa douleur, il recevait, sans avoir la force de s’y soustraire, cette averse de quolibets.

Le calme finit par se rétablir cependant. Il aspira, pour se remettre, une longue bouffée d’air, demanda tout bas au ciel un peu de courage, et s’avança une fois encore devant le public.

–Mesdames et Messieurs, dit-il d’une voix émue, le second morceau indiqué au programme est la romance d’Amintas as. Quelques mots me suffiront pour vous donner une idée de la situation.

–C’est bien heureux! murmura en ricanant un notable.

–Amintas est fiancé à Elise, noble Phénicienne de l’ancienne race de Cadmus. Dans le cours de la première scène de ce premier acte, Elise lui apprend que sa mère approuve enfin leur union. «Hélas! répond le jeune roi pasteur.»–«D’où vient ce soupir?» lui demande-t-elle. C’est par la romance dont il s’agit que répond Amintas. En voici la traduction., car j’ai travaillé sur un poème italien.

–Voyons la traduction, dit M. Wolfermann, en se croisant les mains sur le ventre.

–«Pourquoi le Destin m’a-t-il fait naître si peu digne de vous? Le sang de Cadmus coule dans vos veines. Pauvre berger, j’ignore de quels parents j’ai reçu le jour. Quand vous renoncez pour moi au bonheur que vous promettent les richesses de votre père, je n’ai à vous offrir qu’un troupeau.»

–Ça n’est pas assez! dit une voix railleuse.

Schmeltz fit sur lui-même un effort violent pour ne pas entendre. Il reprit son violon et commença. Ce n’était plus la plainte d’Amintas qu’il chantait; c’était la sienne. Toute sa douleur, à lui, s’échappait dans le motif doux et triste de la romance, dont les notes sortaient du violon comme brisées par des sanglots. Jamais peut-être pareils sons n’avaient été tirés par une main humaine d’un instrument construit par des hommes. Antoinette et Tiburce, unis en ce moment par l’admirable communion du beau dans l’art, se regardaient, et, sans se parler, se disaient:

–Oui, c’est un chef-d’œuvre!

Et, en ce moment-là même, au fond de la salle, un mauvais plaisant avait trouvé moyen de raccorder à une note tenue de la romance le motif d’un refrain populaire qui courait la ville en ce temps-là. Imaginez les P’tits Agneaux ou le Beau Nicolas au milieu d’une symphonie de Beethoven! C’était grossier, c’était bête, c’était sans excuse; et ce fut pourtant comme une étincelle dans une traînée de poudre. Le refrain fut saisi au bond, repris à demi-voix, comme un sourd murmure d’abord, puis entonné franchement.

Le malheureux Schmeltz s’arrêta comme frappé d’un coup de foudre et se laissa tomber sur une chaise qui se trouvait là, pour ne pas tomber de sa hauteur sur le plancher. Ses forces étaient à bout. Deux larmes lui coulaient sur le visage, mais deux larmes qui ne s’arrêtaient pas, tant lui montaient aux yeux, rapides et pressées, toutes les larmes de son cœur. Il ne voyait plus rien qu’une masse confuse de têtes; il n’entendait plus qu’un vague bourdonnement mêlé de cris indistincts.

De cette foule, tout à coup, une enfant, une petite fille d’une douzaine d’années, s’élança en courant sur l’estrade, sauta sur les genoux de Schmeltz, lui entoura le cou, et l’embrassa en lui disant:

–Ne pleure donc pas!

Puis une voix claire, impérieuse, une voix de femme, cria:

–Lydie!

La petite fille, moitié riant, moitié pleurant, répéta:

–Ne pleure pas! et se sauva.

Pour prendre pitié de cette grande douleur, il ne s’était trouvé que l’âme d’une enfant; qu’une voix d’enfant pour lui jeter un mot de consolation!

Schmeltz l’avait à peine entrevue cette petite fille; il avait à peine senti ses baisers; il n’avait pas même entendu ses paroles. Mais la secousse de ce brusque mouvement l’avait tiré de sa torpeur et lui avait rendu le sentiment de l’épouvantable réalité qui l’écrasait.

Il se leva brusquement, à demi fou, son violon et son archet dans la main, sauta de l’estrade, et, comme un malfaiteur poursuivi, se réfugia dans l’arrière-salle de l’hôtellerie de la Couronne.

La petite fille, qui l’avait suivi dans la foule, y entra en même temps que lui, et s’approcha, mendiant, pour ainsi dire, un regard. Mais il ne semblait pas se douter qu’elle fût là.

Ce regard, elle le valait bien pourtant, l’étrange petite créature!

Brune de peau, l’œil noir, la lèvre ardente, elle pétillait de vie, de malice et d’impatience contenue. Ses deux yeux, fixés sur Schmeltz, jetaient des éclairs où se mêlaient la pitié, le dépit, l’étonnement. Elle semblait à la fois surprise de son dédain et triste de sa douleur, qu’elle ne comprenait pas, sans doute, mais qu’elle acceptait pour excuse et dont elle souffrait avec lui.

Elle ne le connaissait pas cependant, c’était clair. A sa mise, elle n’était pas du pays. Ce devait être la fille de quelque gentilhomme ou de quelque riche bourgeois de passage. Elle était coiffée à la mode, poudrée et vêtue d’une robe de soie brodée de fleurs, avec double jupe relevée par des paniers. Ses bas étaient de soie; ses souliers à hauts talons. Tout cela, plus vieux que son âge, avait quelque chose de prétentieux–dont elle ne se doutait pas. A douze ans on ne sait pas encore si l’on est riche ou pauvre, l’inégalité sociale n’existe pas; à douze ans on ne calcule pas l’effet de ses actes: c’est d’instinct que l’on donne ses larmes et ses sourires.

Voyant pleurer Schmeltz, elle pleurait. Tout son petit être volait à lui. Une force inexplicable semblait la pousser vers cet inconnu, comme si elle eût senti qu’elle devait le revoir plus tard et que sa destinée était mystérieusement liée à la sienne.

Debout à deux pas de lui, elle attendait qu’il lui adressât la parole. Puis, comme il ne bougeait pas, effrayée peut-être de cette longue immobilité, elle s’approcha frissonnante, allongea le bras et le tira par sa manche. Schmeltz, sans lever les yeux, sans rien dire, agita la main pour l’éloigner. Elle obéit, se retira dans le fond de la salle et, à demi-voix, se mit à fredonner avec une étonnante exactitude le motif de la romance d’Amintas qu’elle venait d’entendre. Schmeltz tressaillit, se leva, l’œil égaré, et d’une voix stridente lui cria:

–Tais-toi!. tais-toi donc!

Puis il retomba sur sa chaise, plus seul que jamais, ne sachant déjà plus qu’elle était là, n’entendant plus sa voix, qui s’éteignait avec les dernières notes, n’entendant même plus les cris qui s’élevaient, à deux pas de lui, dans la grande salle.

Le chef-d'oeuvre de Papa Schmeltz

Подняться наверх