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L’AME CHINOISE

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— Vous? s’écria Cigale, secouant enfin son étonnement.

René eut un geste violent:

— Parbleu oui, c’est moi.

— Que faites-vous ici?

— Mais vous-même?

— Moi, je suis prisonnier pour avoir donné du pied dans la figure jaune d’un tipao.

— Et moi je suis prisonnier sans savoir pourquoi.

Les jeunes gens se considérèrent un instant, puis ils éclatèrent de rire:

— Voyons, voyons, reprit Cigale, entendons-nous. Captif, je le suis; seulement j’ai eu à choisir entre la mort et la prison; donc mon cas est clair. Vous, au contraire, vous prétendez...

— Ne pas m’expliquer la violence dont je suis l’objet.

— La violence?

— Jugez-en. Quand je vous quittai, je me rendais au Tsong-Li-Yamen, (ministère des affaires étrangères) pour y déposer une note de ma Légation. Je pédalais avec précaution dans les rues encombrées de populaire, de matériaux, d’ordures. Arrivé dans la rue de la Pacification Orientale, à quelques pas de la porte du même nom, ouverte dans la Muraille de la Ville Impériale, des gamins se mettent à crier: «Kouei-Dzou! Kouei-Dzou!»

— Vous dites?

— Les vocables chinois qui signifient: «Diables Étrangers...» C’est ainsi que les indigènes nous désignent.

— Bien, merci; continuez. Durant ma promenade j’ai entendu cela; mais je ne me doutais pas du sens.

— Donc, je riposte en qualifiant cette marmaille de: Dragons édentés. Ces menues politesses sont courantes et je n’y attachais aucune importance. Mais cette fois, ces polissons, «lotus du ruisseau», comme on dit ici, redoublèrent leurs cris et me bombardèrent de cailloux. Ma foi, j’allais me fâcher, quand un piquet de gardes tartares s’élança hors de la Ville Impériale, m’enleva sans façon, m’enferma dans une litière solide qui attendait à peu de distance, et voilà... je n’en suis sorti qu’ici, il y a trois quarts d’heure, que j’ai passés à vouer à tous les diables les auteurs de cette sotte plaisanterie.

Cigale se gratta la tète avec un air méditatif.

Il se souvenait que la jolie compagne de l’Impératrice Douairière lui avait parlé de René Loret. Cette inconnue serait-elle pour quelque chose dans l’enlèvement du diplomate? Tout à coup il s’appliqua une calotte sur le crâne:

— Évidemment c’est elle.

— Elle, qui? interrogea René.

— C’est elle, répéta le Parisien sans prendre garde à la question. N’a-t-elle pas dit: «Il ne s’ennuiera pas, avec un serviteur de sa nation.» Il, c’était vous, et le serviteur, c’est moi... Serviteur... eh! là-bas, ce n’est pas mon genre.

— Mais de qui parlez-vous? demanda son compagnon avec impatience.

— Je n’en sais rien... ou plutôt je sais bien, mais seulement je n’ai pas de nom à lui donner.

— Expliquez-vous au moins.

— Une petite femme très gentille qui se trouvait avec l’Impératrice.

Loret sursauta:

— Dans la litière?

— Oui.

— Alors, c’est la princesse «Roseau-Fleuri».

— Eh! elle a un petit nom très coquet.

— Je ne la connais pas, reprit l’interlocuteur de Cigale avec animation, mais d’après les renseignements recueillis par la Légation, elle seule est admise dans la chaise de la douairière Tsou-Hsi. C’est la favorite de la Cour, ses moindres désirs sont exaucés. Si elle a voulu un esclave européen... et que la fatalité m’ait jeté sur le chemin des soldats chargés de lui en procurer un, je suis perdu. Jamais je ne recouvrerai la liberté.

Son désespoir toucha le Parisien.

— Allons, vous exagérez. Nous sommes deux Français, et il n’y a pas de prison dont on ne s’échappe.

— Les prisons ne sont rien en comparaison des palais chinois. Nos moindres mouvements seront épiés par des serviteurs, qui savent que la perte de leur tête serait le prix de la moindre négligence

Cigale haussa les épaules:

— Je suis de Paris, moi, et j’en remontrerai à ces faces jaunes...

— Vous ne soupçonnez pas la situation. Tenez... Voulez-vous une preuve...? Regardez.

Nerveusement Loret entraîna le jeune homme vers la croisée qu’il ouvrit.

La fenêtre donnait sur le parc. Des buissons environnants jaillirent aussitôt des formes humaines qui s’infléchirent en un salut respectueux, puis restèrent immobiles, semblant attendre le bon plaisir des captifs.

D’un geste brusque, le diplomate repoussa les châssis vitrés et avec un accent de rage inexprimable:

— Vous voyez... Ah! contez-moi en détail votre aventure. Ma seule chance d’être délivré est que vous vous soyez trompé, que la favorite ne soit pour rien dans cette incompréhensible aventure.

Cigale commença son récit.

Pendant ce temps, la litière de Tsou-Hsi avait parcouru diverses allées du parc, laissant en arrière les pagodes des Nouvelles Lunes, des Lamas Ronflants, des Mille Biens. Longeant l’hippodrome aux gazons parsemés de fleurettes, où l’Empereur se livre aux plaisirs de l’équitation, la chaise de pourpre atteignit enfin l’allée des Clochettes-d’Or, que bordent les pavillons attribués à la douairière et aux personnalités marquantes de sa cour.

Tsou-Hsi quitta alors sa compagne, pour se retirer dans ses appartements et brûler l’encens en l’honneur des dieux qui lui avaient accordé un voyage heureux.

Quant à Roseau-Fleuri, elle se dirigea vers une élégante construction surmontée de clochetons dorés, supportant des sonnettes jaunes qui bruissaient au moindre souffle du vent.

D’un geste de la main, la jeune fille renvoya les serviteurs et servantes accroupis, saluant sa venue... le front dans la poussière, et, légère, elle courut à travers l’antichambre, se précipita dans le salon en criant:

— Que le jour couchant te soit doux, mon oncle, plus cher à mon cœur que la lumière.

Exquis ce salon, dont les trois croisées, non pas garnies de papier huilé comme celles des cahutes des marchands et des ouvriers, mais bien de carreaux de verre aux couleurs variées, dont les murs étaient tendus de soie, sur le fond vert d’eau de laquelle s’ébattaient en farandoles une armée de papillons brodés aux ailes éclatantes, dont des ébénistes fantastiques et délicats avaient sculpté les meubles en dragons, en boas, en lions, en chimères, en esclaves repliés sur eux-mêmes.

Des coussins de soie jetés un peu partout, des brûle-parfums, des statuettes européennes même, disaient l’impeccable goût artistique des habitants.

Et près d’une fenêtre, assis devant une table de laque aux fines incrustations de nacre, d’ivoire et d’or, un homme d’une quarantaine d’années, drapé dans un vaste paletot de soie marron avec parements bleus et boutons de jade, avec des lunettes sur le nez, le crâne couvert d’une calotte de soie dominée par le globule de corail, traçait gravement au pinceau des signes rouges sur de longues bandelettes de parchemin teinté de jaune.

A la voix de Roseau-Fleuri, celui-ci leva la tête:

— Que les fleurs de Beauté continuent à draper tes joues, mon enfant. Puis changeant de ton:

— Tu arrives bien, ma chère petite nièce; je traçais justement le cercle serpentin qui indique que mon poème est achevé.

— Vraiment, fit-elle joyeuse... La Guerre de Demain du Dragon chinois contre le Diable Étranger...

—... Est terminée. Juges-en.

Et le poète Liang, car c’était bien le personnage dont l’Impératrice avait daigné louer le talent, se prit à déclamer:

« Alors le Dragon ouvrit sa gueule immense aux crocs d’acier, aussi large, aussi haute que les montagnes les plus élevées. Il l’ouvrit comme il le fait aux jours néfastes des éclipses, quand il veut, colère et formidable, dévorer le soleil ou le disque argenté de la lune. Mais cette fois le peuple de Chine ne tira point les pièces d’artifices, ne frappa point sur les gongs et les ustensiles de cuisine afin d’effrayer le Dragon, car il ne s’agissait pas de sauver de la destruction les astres de clarté, mais bien de sacrifier le Diable Étranger à la peau blanche d’homme malade. Et le Diable Étranger s’engouffra dans la gueule refermée avec le grondement du tonnerre. Un instant les jambes de ce démon dépassèrent encore les lèvres du Dragon, s’agitant désespérément en une convulsion suprême, puis tout disparut.

« Et l’Empereur, dont la main auguste serrait l’extrémité de la chaîne d’or, rivée au collier de rubis du Dragon, murmura:

Que cela est beau! s’exclama la jeune fille.


« C’est bien. Ma Terre Fleurie est délivrée des Barbares.»

— Que cela est beau! s’exclama la jeune fille. Puissent tes vers être prophétiques et le Pays de Chine écraser les Étrangers.

Liang lança un «peuh» sceptique:

— Ceci n’est point beau, mais absurde.

— Absurde, mon oncle!

— Certes, et Pi-Thao, parcelle éclatante de la Raison Primordiale, Pi-Thao, génie des Rimes Poétiques, me briserait sur le crâne son musical Yue-Tchin (sorte de mandoline) si je n’avais l’excuse d’être l’Inspiré de la Cour. Je dois flatter les Impériales Oreilles pour conserver la faveur qui me permet de vivre heureux et riche.

— Quoi! oncle, vous ne croyez pas à la victoire du Dragon?

Le lettré ne jugea pas sans doute à propos de continuer la conversation sur ce sujet, car il reprit d’un ton léger:

— J’ai su par un de tes serviteurs que le Franc René Loret était maintenant ton prisonnier.

Un carmin pudique s’épandit sur les joues de Roseau-Fleuri.

— En effet, balbutia-t-elle.

— Et tu lui as octroyé comme prison le Chalet des Papillons Bleus du Rêve?

— Oui.

— Bon, tu as bien fait. Tu sais que j’approuve tout ce qui peut piquer la flamme du sourire dans tes yeux. Mais je cause, je cause, comme un vieux lama en face du tourniquet de son moulin à prières. Qu’Arai-Ma et Kian-Fou, esprits du Silence et de la Tendresse, m’absolvent. J’oubliais que tu dois avoir hâte de te parer et d’exprimer ta volonté au Diable Étranger captif. Va donc, mon enfant, que tes pas glissent sans peine sur les asphodèles des prairies des Réciproques Affections.

Évidemment Roseau-Fleuri attendait cette permission, car, avec un joli sourire, elle quitta le salon.

Liang la regarda sortir et hochant la tête:

— Cette petite tête d’hirondelle contient la Sagesse. Un Diable Étranger pour mari vaut mieux que le plus illustre mandarin. Des êtres inférieurs, ces hommes d’Europe, ayant l’habitude de se laisser mener par leurs épouses. Bah! dans l’espèce, pourvu que Roseau-Fleuri commande, tout est bien, et les dieux, s’ils sont autre chose que des conceptions poétiques, ont aimablement travaillé à son bonheur.

Sur cette réflexion, il retourna à son manuscrit et à ses pinceaux.

Une fois hors du salon, la jeune fille prit une allure pressée. Traversant sans s’arrêter plusieurs pièces, elle atteignit enfin une salle spacieuse, lambrissée de bois de rose, au plafond garni de carreaux de porcelaine, dans l’émail desquels des glycines peintes donnaient l’illusion d’un berceau de lattis, d’où retombaient les grappes violettes de ces plantes grimpantes.

Une mosaïque précieuse en pierres colorées du Yunnan formait le plancher.

D’un côté, une baignoire de bronze, à l’intérieur étamé d’argent, se dressait, tel un soulier géant, et tout près sur des tablettes de marbre vert de Tartarie, s’alignaient des flacons de senteur, des instruments de toilette d’or, d’argent, d’airain, agrémentés d’opales, de camées hindous.

C’était la chambre de toilette d’une Chinoise extrêmement policée, car il y avait là une foule de petits ustensiles dont l’usage est inconnu à la grande majorité des «Célestes», indifférents au possible au confort et à la propreté la plus élémentaire.

Roseau-Fleuri frappa un gong de cuivre, et aussitôt deux grandes filles, esclaves amenées à Péking des montagnes de Formose, se précipitèrent dans la salle.

Comme une enfant, elles saisirent la favorite de Tsou-Hsi, la déshabillèrent, la baignèrent, enduisirent ses membres d’extraits parfumés, débarrassèrent ses cheveux lustrés des poussières légères de la route et enfin la revêtirent d’un vêtement d’appartement: tunique large retombant en plis droits et fixée sur l’épaule par une agrafe d’émeraude.

Puis elles se tinrent immobiles, attendant que leur jeune maîtresse manifestât son avis sur sa parure.

Avec complaisance, Roseau-Fleuri se considéra dans une grande glace ovale. Elle se trouva belle, sourit à son image, et, de suite, les faces grossières des esclaves s’épanouirent.

— Sofra, Jucha, prononça enfin la charmante créature, vous direz au Chef des Serviteurs qu’il vous remette à chacune un taël ; je suis contente de vous.

Les «servantes d’eau», tel est le nom des baigneuses, portèrent leurs poings fermés à la hauteur des joues, et fléchissant sur les jarrets, de façon à s’asseoir sur les talons, exécutèrent la révérence profonde d’intérieur des esclaves.

Après quoi elles sortirent.

Un moment encore, Roseau-Fleuri demeura en face de son miroir, souriant à sa jeune beauté. Elle eut enfin un mouvement de tête vainqueur. Elle était sûre d’être belle. En la voyant, René Loret tomberait à ses pieds, la remercierait d’avoir jeté les yeux sur lui.

Ce beau barbare, accoutumé à la vie inélégante des Européens, serait ébloui par la perspective de couler ses jours dans le luxe raffiné de la Cour.

Et chatouillée par ces réflexions, le sourire de la princesse s’accentuait. Ce malheureux «Diable Étranger» lui devrait le bonheur.

Alors elle quitta la chambre de toilette, se rendit au salon que Liang, en oncle discret, avait déserté, et frappant un gong d’argent d’une massette de buis, elle enjoignit au serviteur qui se présenta immédiatement d’aller quérir René Loret au chalet des Papillons Bleus.

Se penchant sur le châssis d’une croisée, elle vit le domestique passer en courant dans l’avenue des Clochettes.

Avant un quart d’heure, il serait de retour avec le captif franc.

La soie rendit un gémissement doux.


Quinze minutes encore avant de tendre à Loret ses mains, de lui offrir les trois lotus emblématiques des espoirs conjugaux.

Comme cela était long.

Pour s’occuper, Roseau-Fleuri prit une houn-kin (violon chinois) et sur les cordes de soie blanche fit glisser mollement l’archet à la membrure arquée.

La soie rendit un gémissement doux, plaintif, tel un appel de colombe blessée, et la princesse se sentit pâlir.

Superstitieuse ainsi que toute habitante de l’Empire du Milieu, bien qu’au contact du scepticisme aimable du poète Liang elle eût appris à triompher par la volonté des terreurs imaginaires, elle ne pouvait cependant se défendre de considérer comme des présages heureux ou funestes les sons, le passage des oiseaux, les coloris des nuages, etc.

Et cette corde gémissante, jetant sa lamentation à l’heure où elle attendait celui qu’elle espérait associer à sa vie, lui causa un serrement de cœur douloureux, une angoisse inexprimable.

Vite elle replaça le houn-kin sur la console d’où elle l’avait enlevé, et les yeux mi-clos, moins certaine de triompher, elle resta silencieuse, inerte, prêtant l’oreille aux battements de son cœur, qui résonnait dans sa poitrine de même qu’un gong lointain.

Tout à coup elle frissonna de la tête aux pieds.

Sur le sable fauve de l’avenue, des pas se faisaient entendre. Un coup d’œil furtif à la fenêtre lui apprit que René Loret marchait à côté de son messager.

Cinquante secondes, elle considéra la porte par laquelle il allait entrer.

Des talons sonnèrent sur le dallage du vestibule, la poignée de laque de la serrure décrivit un demi-cercle, le battant fut repoussé au dedans, et Loret parut, calme, froid, grave, tel le divin Ho-Cheou, ancien magistrat du Chantoung, à qui Bouddha, en récompense de son existence intègre, confia le soin de juger les morts au seuil de l’Enfer aux vingt-trois cercles de suppliciés.

Il fit deux pas dans la pièce et la porte se referma.

La Chinoise et l’Européen étaient seuls.

Il la regarda avec curiosité, cherchant à se souvenir. Avait-il déjà vu ce charmant visage? Il dut se répondre non. Mais était-ce là la princesse Roseau-Fleuri, favorite de l’Impératrice, la protectrice de Cigale? Il fallait le savoir.

Aussi, s’inclinant avec grâce, le diplomate fit appel à la rhétorique céleste et prononça lentement:

— Je te salue, jeune beauté, que jalousent les fleurs de l’amandier.

Elle salua gentiment.

— N’es-tu point celle que l’on nomme Roseau-Fleuri, bien que le nom de Rose te convînt davantage?

— Je suis Roseau-Fleuri, murmura la jeune fille.

Un tressaillement secoua Loret. Il n’y avait plus de doute; c’était de la favorite qu’il était le prisonnier. Cependant il essaya de payer d’audace.

— Est-ce par ton ordre que j’ai été amené comme esclave au Palais d’Été ?

Elle l’interrompit vivement:

— Pas comme esclave, comme ami... Comme ami, répéta-t-elle avec force.

Mais le Français secoua la tête:

— Je ne discuterai pas sur les mots. Ils sont vides de sens jusqu’au moment où les actions les expliquent. Ami ou esclave, tu n’en as pas moins exercé la violence sur un membre de la Légation de France, jouissant de par les traités de l’immunité diplomatique.

Un sourire embarrassé flotta sur les lèvres de Roseau-Fleuri.

— Violence non brutale. Litière luxueuse, escorte d’honneur, pavillon des Papillons Bleus.

— Et geôliers surveillant mes moindres mouvements, acheva sèchement René.

Elle ne se formalisa pas.

— Attends, reprit-elle, tu n’ignoreras rien. Prends ce siège dont le tigre d’ébène supporte les coussins moelleux et prête-moi ton attention.

Sans un mot, le Français s’assit.

Roseau-Fleuri resta debout, semblant chercher de quelle manière elle entamerait son discours.

— Écoute, fit-elle d’une voix calme, je veux te demander un conseil. Ne parle pas, tu répondras après m’avoir entendue.

Il acquiesça du geste à cette requête.

— Bien. Te souvient-il de la grande revue des troupes des Huit Bannières, passée par le général Kouang, sur le terrain de manœuvres du Nord, auprès du Temple de la Terre?

— Sans doute. J’y assistais avec le corps diplomatique.

— Tu te souviens, alors tu comprendras que je n’aie pas oublié cette revue. Pour moi, il n’y eut pas seulement des évolutions militaires, il y eut la naissance de ma vie, l’aurore de mon existence.

Et comme il interrogeait du regard:

— Sois patient, de peur que l’écheveau de ma pensée ne s’embrouille, et alors tu ne pourrais plus me conseiller. A la revue je remarquai un homme jeune et beau. Voilée, il ne me vit pas, lui; pourtant ses yeux se fixèrent sur moi, et, vois son influence étrange, mon esprit vola vers lui sur le rayon de son regard. Évidemment les dieux me désignaient ainsi celui qui devait être le compagnon de mes jours.

Maintenant Loret ne songeait plus à interrompre la jeune fille. Il l’écoutait avec surprise, ne sachant en quel point l’entraînait cet étrange entretien.

Elle poursuivit, encouragee par son attention:

— Je résistai à l’entraînement, parce que la sagesse réside dans la réflexion, mais je me procurai le Pa-t’-Zeul de cet homme, portant les huit signes indiquant l’année, le mois, le jour et l’heure de sa naissance. Je le confiai au docte Bar-Kin, astrologue de la Cour. Il l’étudia longtemps dans ses rapports avec les cinq éléments: métal, bois, eau, feu, terre, afin de savoir si notre union aurait un destin conforme aux éléments heureux. Puis l’illustre mandarin s’assura que les années de naissance de mon futur et de moi-même correspondaient, dans le cercle duodécimal de Confucius, à des animaux harmoniques. Eh bien, sais-tu le bulletin que le savant m’a fait tenir?

— Non.

Dans un tiroir, Roseau-Fleuri choisit une bandelette de papier rouge couverte de haut en bas de signes noirs.

— Le voici. — Et lisant: Les harmonies les plus heureuses existent en ce Pa-t’-Zeul. Le dragon et le chien réunis indiquent les honneurs et l’affection; le destin est de métal, c’est-à-dire d’une félicité invulnérable. L’hymen est désirable entre tous. Nota: Prendre garde de briser un bol de riz dans la maison de la fiancée .

La princesse se tut.

Ses grands yeux noirs se fixèrent sur ceux de son interlocuteur. Il la considérait avec une ironie voilée, incapable de cacher complètement son dedain pour la superstition chinoise que la jeune fille venait d’avouer naïvement.

— Eh bien! fit-il enfin, voilà un Pa-t’-Zeul tout à fait remarquable.

Elle ne comprit pas la raillerie et joyeusement:

— Tu le trouves ainsi?

— Le moyen de penser autrement?

— Alors tu estimes?...

— Que c’est un bon Pa-t’-Zeul.

Un mouvement d’impatience échappa à Roseau-Fleuri:

— Ce n’est point là ce que je te demande.

— Ah! et quoi donc?

— C’est un conseil. Ne crois-tu pas que les dieux ont manifestement destiné l’un à l’autre les êtres ayant un tel Pa-t’-Zeul?

Vaguement il pressentit un piège.

— Tu le sais, répliqua-t-il évasivement, nous autres, Francs, nous ne sommes pas initiés aux mystères de l’astrologie.

— Peu importe. Si pareille prédiction t’était faite par les devins de ton pays...

— Il n’y a plus de devins en France.

Le visage de la princesse se contracta en une moue mécontente:

— Soit! tu ne veux pas répondre?

— Je ne le puis.

— Alors, je parlerai donc pour toi. Les dieux ont pris mon rêve sous leur protection. Ils ordonnent qu’il devienne réalité.

— Je ne m’y oppose pas, s’écria Loret narquois.

Mais sa gaieté disparut, quand Roseau-Fleuri s’exclama avec ravissement:

— Voilà une phrase inspirée par les dix mille Bouddhas eux-mêmes.

— Inspirée? répéta Loret inquiet.

— Oui, car celui que j’ai distingué au terrain des manœuvres, c’est...

— C’est?...

— Toi.

La foudre tombant aux pieds du diplomate ne l’eût pas stupéfié davantage.

— Pardon, mademoiselle... bredouilla-t-il.

Elle ne lui permit pas d’achever:

— Tu as déclaré que tu ne faisais aucune opposition à mon mariage.

— J’ignorais que j’étais en cause.

René se rendit compte de la brutalité de sa réplique en voyant son interlocutrice pâlir.

La jeune fille venait de ressentir un grand coup au cœur. Ses paupières battaient désespérément sur ses prunelles envahies par Je brouillard des larmes.

Il essaya d’adoucir son refus:

— Certes, mademoiselle, reprit-il, vous êtes jolie entre toutes les femmes. Votre haute situation honore qui vous choisissez... Mais songez qu’un abîme de goûts, de croyances, de pensées nous sépare. Ce Pa-t’-Zeul où vous puisez la confiance m’apparaît comme le grimoire ridicule d’un charlatan.

Et comme elle se redressait, froissée par cette déclaration, sacrilège à ses yeux:

— Vous le voyez, dès les premières paroles, la divergence des natures s’affirme. Vous êtes Chinoise, je suis Français, et le ciel, qui a jeté entre nos patries l’obstacle des déserts russe et asiatique, a fait nos esprits aussi éloignés, aussi divergents. Aucun Pa-t’-Zeul ne saurait forcer nos pensées à devenir communes.

D’un geste inconscient elle tordit ses mains élégantes, aux doigts fuselés.

— Aucun Pa-t’-Zeul, redit-elle lentement.

Puis soudain, d’une voix stridente, les regards enflammés de colère:

— Tu as promis ta foi à une autre femme!

Loret fut sur le point de répondre: Oui. L’affirmative nette eût rompu les mailles de l’inextricable situation. Mais Roseau-Fleuri lui apparut affolée de courroux. Toute la cruauté native, que les Chinois voilent sous une politesse outrée, se réveillait en elle. En véritable diplomate, il tenta de la calmer.

— Non, dit-il, tu te trompes, je suis libre.

— Libre, et tu me repousses, moi, princesse, issue de sang royal, favorite de Tsou-Hsi!

— Pour les raisons que je t’exposais à l’instant...

Elle lui imposa silence d’un geste violent.

— Ah! n’espère pas me tromper. Tu ne me trouves pas digne de tes soupirs... Je suis laide pour toi!

Et s’animant par degrés:

— Voilà donc l’humiliation qui s’abat sur moi. Par ta faute je perds la face!

A cette locution à la fois comique et terrible, car elle pousse le Céleste au suicide ou aux pires vengeances, René crut que la mort l’attendait.

Perdre la face est une expression protéiforme. Le candidat échouant à un examen, la fiancée dédaignée, le général vaincu, le commerçant en faillite « perdent la face». La perte de face ne peut se racheter que par la punition de l’adversaire ou le trépas de la victime.

— Mais, continua Roseau-Fleuri, je ne suis pas une faible fille du Sud, qui demande à l’opium la fin de ses souffrances; je descends des princes mandchous qui déchirent leurs ennemis. Va-t’en, je t’accorde quelques jours de réflexion.

Rudement elle heurta le gong et un serviteur accourut.

— Au pavillon des Papillons Bleus! ordonna-t-elle d’une voix rauque.

Loret salua froidement et suivit le domestique.

Alors Roseau-Fleuri, méconnaissable, les traits crispés, le regard sanglant, donna carrière à sa colère.

Furieusement elle parcourut le salon, brisant les bibelots précieux, parlant d’un accent incisif, heurté, haletant:

— Ce barbare me dédaigne... je le ferai mourir sous le bambou, je ferai déchirer sa chair par le bourreau... Dédaignée, méprisée par cet esclave... Moi, moi, la fille des guerriers qui conquirent l’Empire Fleuri... Que les malédictions des cent mille démons s’accumulent sur sa tête. Je dois me cacher, mourir ou me venger!... Je me vengerai!... Dans ses veines, j’irai chercher le sang qui lavera ma face!

Cela dura longtemps. Enfin, épuisée, la jeune fille se laissa tomber dans un fauteuil, et elle resta là, stupide et désolée.

Née dans un pays où le mariage se contracte sans affection, où les familles règlent les unions sans consulter les fiancés, sans leur permettre de se voir, elle ne comprenait pas la résistance du Français. N’offrait-elle pas tous les avantages recherchés? Belle, riche, puissante par son crédit à la Cour. Quoi! elle avait tout cela. Les familles des mandarins les plus illustres ne cessaient d’inviter son oncle Liang à venir discuter autour de la tasse de thé des préliminaires du mariage. Cet oncle, aimable et bon, s’était refusé à enchaîner sa jeunesse; il l’avait laissée libre de son choix. Et tout cela pour qu’un barbare la méprisât, la traitât comme indigne de s’asseoir à son foyer!

Qu’y avait-il donc au fond de cette résistance? Quelle tournure d’esprit bizarre était celle de Loret pour repousser honneurs, richesses? Est-ce que vraiment, comme le disaient les vieillards expérimentés avec de paternelles plaisanteries, les hommes d’Europe avaient pour leurs épouses une considération telle que le choix de la personne leur semblait préférable aux trésors, aux grades, aux faveurs des monarques?

Et, si cela était, si cet état cérébral invraisemblable existait... quels charmes, quelles vertus recherchaient les barbares, qui leur parussent plus précieux que les coffres débordant de lingots de taëls, de pierres rares, de perles fines, de bijoux ciselés!

Inconnu mystérieux. En vain elle se consultait elle-même. Pourquoi avait-elle désiré que René devînt son époux? A regarder en son âme chinoise, elle ne voyait pas plus clair.

— Il m’a paru doué de beauté, murmurait-elle; ses yeux ont la douceur des étoiles palpitantes au voile de la Nuit, j’ai songé à l’élever jusqu’à moi.

Tout à coup, elle eut un cri:

— Mais il n’est pas fortuné... Il ne possède point de coffres de laque dans lesquels l’or s’entasse sur l’argent... Alors c’est donc lui que j’ai choisi... comme ses compatriotes choisissent leurs épouses. Pourquoi ai-je agi ainsi?

Son front se ridait sous l’effort de la réflexion:

— Je ne sais pas. J’ai songé que je serais libre; le sort de la femme chinoise, esclave dans le yamen de son mari, torturée par toute la famille dont elle est le souffre-douleurs, me faisait peur.

Mais elle secoua la tête:

— Non, ce n’est pas cela encore. Il y a autre chose... quelle chose?

Et avec une tristesse découragée:

— Que voudrait-il trouver en moi que je n’aie pas, pour me juger digne d’être épousée? Jolie, vertueuse, de haut lignage... quelle qualité me manque? De guerre lasse, Roseau-Fleuri s’enferma dans sa chambre à coucher; elle brûla aes bâtonnets d’encens devant les figurines des dieux, plaça sous son oreiller des bandelettes de papier vermillon, portant en blanc les signes du bonheur. Tout fut inutile; elle ne comprit pas le problème ardu à la solution duquel elle s’acharnait. Une migraine violente l’anéantit, et, ce jour-là, Liang dut dîner seul devant le siège vide de sa nièce.


Au chalet des Papillons Bleus, Cigale, mis au courant de la proposition matrimoniale dont le diplomate avait été l’objet, leva les bras au ciel.

— Comment? vous avez repoussé les avances de la petite safran? Ah! bien, si vous êtes tous comme cela dans la diplomatie, cela ne me surprend pas que nos relations extérieures ne battent que d’une aile!

— Hein? fit René en fronçant le sourcil.

— Dame... elle veut vous épouser... fallait avoir l’air d’accepter... user des superstitions chinoises pour retarder le mariage. La princesse n’y voyait que du feu, on vous dorlotait ainsi qu’un fiancé... Résultat: liberté plus grande... relâchement de la surveillance de nos gardiens... possibilité de préparer notre évasion.

Et avec un désespoir comique, Cigale conclut:

— Vous pouvez vous vanter d’avoir bien travaillé... C’est ce que l’on appelle manquer le coche, et dans les grands prix encore.

L’observation était trop juste pour que Loret ne le reconnût pas. Cependant il baissa la tête d’un air embarrassé :

— Vous avez raison... Mais il m’eût été pénible de mentir...

Le Parisien sauta en l’air:

— Pénible de monter une colonne à une fillette que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam, pénible de décrocher la clef des champs!

— Eh! que vous dirai-je? murmura son interlocuteur, la ruse, la tromperie me sont antipathiques. Se montrer faux vis-à-vis d’un être sincère constitue une infériorité morale.

— Et la princesse était sincère? fit Cigale avec un accent intraduisible.

— Certes. Chinoise d’éducation, c’est-à-dire ignorante de nos sentiments, elle m’a témoigné autant d’affection que sa race en peut prouver!

Le visage du Parisien s’éclaira:

— Bon! bon! je comprends... vous avez été ému...

— Oui, c’est cela... ému.

— Alors, tout n’est pas perdu.

— Que prétendez-vous dire par là ?

— Que, la prochaine fois, vous accepterez sans difficulté la main de Roseau-Fleuri.

Et comme Loret secouait la tête, affirmant qu’il ne donnerait jamais son nom à une «Célestiale», car ce serait se vouer au malheur, l’âme chinoise étant trop peu en harmonie avec l’âme française, Cigale éclata de rire:

— Marchez toujours... vous avez du conjungo dans l’œil, et je vous verrai, un de ces jours, coiffé d’un chapeau conique à globule mandarinal, les cheveux nattés dans le dos, un parasol à la main droite et votre «bourgeoise» au bras gauche.

Le jeune diplomate eut un sourire contraint et ne répondit pas.

Il s’attendait à être appelé dès le lendemain devant Roseau-Fleuri, mais il n’en fut rien.

Deux, trois, huit, quinze jours se passèrent dans la monotonie de la captivité. Oh! une captivité très douce, avec promenades surveillées dans le parc. A mille détails, René comprenait que la favorite de l’Impératrice Douairière se préoccupait de lui sans cesse.

A table notamment, on servait aux prisonniers des mets accommodés à la française; le service comprenait des assiettes, des verres, au lieu des nombreuses soucoupes et tasses chinoises.

Le thé national était remplacé par d’excellents vins du Sud.

Et chacune de ces attentions était de la part de Cigale l’objet de plaisanteries sans fin, qu’il interrompait seulement pour maudire les Chinois, les princesses et les Roseaux-Fleuris.

Les nerfs du jeune homme, de même que ceux de tout vrai Parisien, rendaient surtout deux notes: la gaieté, la colère. Seulement, à mesure que les journées s’écoulaient, cette dernière avait une tendance marquée à prédominer.

Enfin, la seizième «procession de vingt-quatre heures» — style céleste —était arrivée à son milieu, quand des esclaves, armés de bannières triangulaires vertes, bordées de jaune, lesquelles remplacent la carte et indiquent l’intention d’honorer particulièrement un personnage, se présentèrent au chalet des Papillons Bleus.

Avec des prosternations répétées, ils supplièrent les étrangers de les suivre.

Ceux-ci obéirent, non sans émotion, et dix minutes plus tard, ils entraient dans le salon de Roseau-Fleuri.

Celle-ci se tenait raide, assise sur une chaise dont la membrure noire, relevée d’or, figurait un dragon symbolique.

Les pieds du monstre posaient à terre, son corps se recourbait, encerclant le siège, se gonflant en dossier, et tout au sommet, dominant la tête de la charmante créature, se dressait le chef du fantastique animal aux yeux d’onyx, à la gueule ouverte, enluminée de vermillon.

Et elle, avec son teint d’ambre clair, que ne déparait aucun fard, avec ses cheveux relevés en un huit élégant que fixait une rangée d’orchidées aux tons fauves, serrée dans sa veste et sa jupe de soie bleu tendre, sur laquelle des oiseaux or pâle volaient selon le caprice inexpliqué de la brodeuse qui leur avait donné le jour, elle semblait une exquise petite idole, descendue d’un Olympe très lointain. Loret crut remarquer qu’elle était plus pâle, que ses paupières battues décelaient la souffrance morale.

Roseau-Fleuri restait immobile, ses mains fuselées, allongées sur son éventail replié, dans la fine carcasse laquée duquel des nacres, des émaux, des pierres de lapis, jetaient des nuances changeantes, sous les rayons obliques tombant des fenêtres.

Seuls les yeux vivaient dans le délicat visage de la jeune fille, ces yeux à peine bridés vers les tempes et dont l’iris, d’un noir bleuâtre, avait la caresse soyeuse des regards de velours des Impératrices d’autrefois, figurées sur les étoffes sacrées des pagodes.

Les pieds de la princesse se posaient sur un coussin de pourpre, non pas ces affreux pieds des Chinoises riches, déformés dès l’enfance par le repli brutal des doigts sous la plante; mais des pieds mignons, fins, cambrés, prisonniers de mules de soie, auprès desquelles la pantoufle de Cendrillon eût paru soulier de maritorne.

Peut-être le silence embarrassant qui régnait eût-il duré longtemps, sans Cigale qui, peu contemplatif de sa nature, prit la parole. Il esquissa une révérence à la fois respectueuse et familière; puis tranquillement:

— Ma foi, mademoiselle, vous avez bien fait de nous appeler près de vous. Cela me permet tout d’abord de vous renouveler mes remerciements pour l’hospitalité que vous m’avez offerte dans votre litière d’abord, puis dans votre chalet des Papillons Bleus.

Roseau-Fleuri eut une légère contraction du visage. Pourtant elle réprima sa mauvaise humeur, et, de sa voix douce, elle murmura:

— Me serais-je trompée?... serais-tu un mandarin dans ton pays d’Europe.

— Mandarin, s’exclama Cigale en riant, mandarin, mandarin, en voilà une idée!

— Si tu ne l’es pas, pourquoi parles-tu avant ton supérieur?

La jeune fille étendait sa main dans la direction de René Loret.

— Mon supérieur, se récria le Parisien... vous voulez dire mon compatriote... Mon supérieur! Nous autres Parisiens, nous n’avons pas de supérieur et pas de maître.

La jolie Chinoise eut un geste de surprise.

— Tu es donc un puissant seigneur d’Occident? reprit-elle. Tu commandes à de nombreux employés, à des soldats, à des ouvriers?

Et comme Cigale secouait la tète:

— Alors qui es-tu, toi qui prétends n’avoir aucun maître et qui cependant ne fais obéir personne?

— Je suis un citoyen libre dans un pays libre. Nul n’a le droit de me donner des ordres, s’il ne me convient pas de l’y autoriser. De même je dois m’abstenir de considérer les autres comme mes subordonnés.

Elle passa la main sur son front poli, et avec effort:

— Je ne comprends pas.

— Parbleu, lança Cigale, jugeant le moment propice, le grand seigneur qui se permettrait en France de m’enfermer dans un chalet serait mis en jugement et condamné.

Il aurait continué, si Loret n’avait cru devoir intervenir:

— Vous ne pouvez comprendre, mademoiselle. Habituée à vivre dans un pays hiérarchisé, votre esprit ne conçoit pas une contrée où le plus infime paysan jouit des mêmes libertés que le premier des magistrats. Ici, quiconque se trouve sur le passage de l’Empereur en promenade est réputé mériter la mort. En France, le chef de l’État sort sans que cela dérange personne et quiconque est libre de lui rendre ou non les marques de respect usitées chez nous.

Elle joignit les mains d’un air stupéfait.

— Le pays des Francs est ainsi? Votre peuple n’a pas de traditions?

Le diplomate allait répliquer, il n’en eut pas le temps.

— Pas de traditions? s’écria Cigale... la France en a une auprès de laquelle toutes les traditions chinoises ne sont que fumées.

A ces paroles, Roseau-Fleuri se dressa sur ses pieds.

— La tradition de l’Empire Fleuri, commença-t-elle d’un ton sec...

— La tradition française, clama le Parisien, c’est la Révolution... Tout un peuple se levant en masse, forgeant des armes, se précipitant à la frontière et donnant son sang pour que les forts n’écorchent plus les faibles, que les pauvres ne soient pas la proie des riches. Les Français ont dû mourir martyrs de la Liberté qu’ils ont enseignée au monde, et voilà pourquoi la France, disparût-elle un jour, son souvenir restera dans la mémoire de l’humanité, comme celui d’une nation sainte, crucifiée, honnie, lapidée, pour avoir révélé à l’univers le dogme des Droits de l’Homme. Et le plus admirable des droits, c’est de ne pas être emprisonné selon le bon plaisir du premier venu.

Le jeune homme s’arrêta net, à la surprise effarée qui couvrait comme un brouillard les traits de son interlocutrice: il ne pouvait se méprendre. Elle ne saisissait pas le sens de ses paroles.

Bientôt, du reste, elle se tourna vers Loret.

— Parle, dit-elle doucement, sois la lumière qui chasse l’obscurité. Est-il vrai que les Francs pensent ainsi que l’affirme ton compagnon?

— Oui, murmura le diplomate.

La Chinoise pressa son front de ses mains.

— Tâche d’être clair. Je veux te comprendre, je le veux... Depuis de longs jours, je cherche ce qui nous sépare et je ne le trouve pas. Laisse-moi encore t’interroger.

La conversation violente que René avait redoutée ne se produisait pas. Rassuré maintenant, le Français répondit:

— Je suis à vos ordres, mademoiselle.

Comme cherchant ses mots, elle reprit:

— Au pays des Francs, tous les hommes sont libres; mais alors il n’y a ni mandarins, ni lettrés.

— Pardon encore.

— En ce cas, quelle différence existe-t-il entre la France et la Chine?

— Celle-ci: la loi chinoise porte que quiconque passe les examens requis peut aspirer aux plus hautes fonctions. La loi française dit la même chose.

— Eh bien?

— Seulement, ici, la loi n’est qu’une apparence; il faut une situation aisée pour supporter les dépenses nécessitées par l’instruction, de sorte que les pauvres, l’immense majorité du peuple, sont exclus des grades, des honneurs. Chez nous, on a déjà réussi à doter les déshérités de l’instruction primaire gratuite...

— Comme dans les missions des prêtres d’Europe?

— Oui. Et l’on travaille à faire davantage: instruction gratuite jusqu’à la licence, au doctorat, à l’agrégation, afin que tout homme, fût-il né le plus misérable, puisse, s’il est intelligent, travailleur, monter jusqu’au sommet de l’échelle sociale.

Un effarement prodigieux troubla les yeux de Roseau-Fleuri.

— Que t’importe, à toi, qui vis auprès d’un ambassadeur, qu’un loqueteux, un grossier paysan grattant la terre, un mineur aux mains sales, s’élève parmi les hommes? Et puis, tu n’y songes pas, cet être abject peut devenir ton chef.

— Justement. S’il en a le mérite, cela est juste.

La princesse secoua désespérément la tête:

— J’entends tes paroles, mais leur signification m’échappe... Parle, parle encore... Je le répète, je veux comprendre.

Et Loret doucement reprit:

— C’est là que gît la dissemblance entre les fils de Han et les fils de Gaule. En Chine, politesse, mariage, enterrement, culte des dieux ou des ancêtres, vous ramenez tout à un but unique: l’intérêt personnel.

— A quoi veux-tu que l’on rapporte ces choses?

— A l’intérêt, au bonheur des autres.

— Des autres!... Tu plaisantes, je pense?

— Non. Chez nous, il y a une élite qui mène le monde à la conquête du progrès, car elle a la pensée, le désintéressement. Poètes, médecins, savants, rêvent le mieux et en propagent l’idée dans les masses. Êtres nobles qui savent s’oublier, pour qui deux mots sont supérieurs, à tous les autres.

CHEZ ROSEAU FLEURI.


— Et ces mots sont?

— Charité, dévouement.

Un silence suivit, puis Roseau-Fleuri d’une voix hésitante:

— Qu’appelles-tu le dévouement?

Il expliqua:

— C’est le sacrifice de soi-même à la patrie, à la science, à la vérité, ou même tout simplement au bonheur d’une autre personne. On se dévoue, lorsque l’on donne son temps, ses peines, sa vie au profit de ceux qui vous entourent.

— Ah! murmura la jeune fille pensive. Je ne suis pas dévouée, cela est vrai... et même il me paraît fou de s’oublier soi-même. Confucius l’a dit: Le bien le plus précieux que t’aient légué tes ancêtres, c’est toi-même, et tu cesserais d’être un enfant pieux, si tu ne respectais au delà de tout ce présent que tu dois aux aïeux... Mais charitable, je la suis, ma bourse est ouverte aux mendiants...

Elle ne continua pas. René secouait négativement la tête.

— Quoi? prétends-tu que j’ignore la charité ?

— Sans doute, vous faites l’aumône.

— N’est-ce point cela?

— Non. Vous obéissez seulement à la crainte des mauvais génies dont les astrologues menacent l’avare, mais en voyant passer une femme du peuple, pliant sous un fardeau trop lourd, la taille déjetée par un labeur au-dessus de ses forces, secouant ses guenilles à chacun de ses pas mal assurés, vous ne vous êtes jamais dit: «Pourquoi celle-là souffre-t-elle alors que la joie me sourit? Pourquoi manque-t-elle du nécessaire quand le superflu m’environne? Pourquoi toutes les larmes à elle seule et tous les sourires à moi? La nature fut injuste; je veux tenter de la corriger, car cette malheureuse est une femme comme moi».

A ces mots, la Chinoise leva son éventail d’un air indigné :

— Comparer à moi une pauvresse sale et ignorante...

— C’est à cette comparaison, mademoiselle, que commence la charité.

Les joues de Roseau-Fleuri s’étaient empourprées, ses narines avaient des palpitations brusques. Évidemment l’amour-propre de la noble Mandchoue venait d’être cruellement blessé.

Pourtant elle refréna sa mauvaise humeur et d’un ton agressif:

— Et sans doute, les femmes d’Europe qui attirent votre affection, ont ces vertus admirables: le dévouement, la charité ?

Loret sentit l’orage. Il tenta de le détourner.

— Toutes, non. Mais celles que nous vénérons les possèdent.

— De sorte que, pratiquant l’oubli d’elles-mêmes, se mettant en parallèle avec des misérables en guenilles, elles te paraissent bien au-dessus des filles de l’Empire du Milieu?

— Non, répliqua le diplomate d’un ton conciliant... Mais nous pensons que l’âme chinoise est différente de l’âme française.

Il espérait la calmer par cette formule d’allure philosophique. Tentative vaine.

Roseau-Fleuri fronça ses jolis sourcils noirs:

— Différente! telle n’est pas ta pensée. C’est «inférieure» que tu veux dire.

Et comme Loret esquissait un geste de dénégation, elle s’anima:

— Pourquoi mentir? L’âme chinoise composée de six éléments: la raison, la science, la patience, la mémoire, l’essence des ancêtres, et le fluide des rapports avec le monde extérieur, est pour toi indigne d’attention.

Ses mains se crispaient, faisant claquer les fines ciselures de son éventail:

— Je viens à toi, la main pleine des fleurs aimantes du Lotus bleu, et tu railles. Dévouement, charité ! Pour me plaire, dis-tu, il faut ne plus penser à toi-même, il faut que tu t’abaisses au rang des mendiantes. Comme si cela était possible... Comme si les femmes d’Europe, si vaines de leurs parures barbares, songeaient à ces choses insensées. Tu te moques de mon affection, tu spécules sur ma faiblesse. Tu crois que je n’oserai pas te punir, qu’impunément tu me condamneras aux supplices de la jalousie... Prends garde, je t’en conjure... Le sang qui bouillonne dans mes artères n’est pas la liqueur pâle qui anime le corps des esclaves. Il est rouge, pur, et riche comme il convient à la descendante des conquérants mandchoux. Patiente, je l’ai été jusqu’ici, mais l’heure des résolutions violentes est proche... Souviens-toi que tu es en mon pouvoir.

Devant la menace, le secrétaire d’ambassade, doux, souple, aimable jusque-là, se redressa fièrement. Son visage devint sévère, un éclair passa dans son regard.

— Oh! fit-il avec une impertinence dédaigneuse, inutile de me rappeler cela. Prisonnier depuis quinze jours, il m’est impossible de ne pas m’en souvenir.

— Prends garde, encore une fois.

— A quoi! Un geste de vous, allez-vous dire, peut faire tomber ma tête?...

— Et arrêter les palpitations de ton cœur, acheva-t-elle les dents serrées.

Loret haussa les épaules et avec une hautaine indifférence:

— Touchante preuve de tendresse! Ma tête décollée, mon cœur endormi à jamais, et puis après?

Ces mots si simples abattirent l’irritation de Roseau-Fleuri. Après? Son rêve d’affection à peine ébauché serait fini, l’attraction qu’elle subissait serait brisée. Certes elle pourrait, selon la coutume du Céleste Empire, faire enclore le Français dans une bière ouvragée, à la fermeture hermétique, garder la caisse sépulcrale dans les appartements... Mais après?

Jusque-là, elle avait considéré que la séparation n’existait pas tant que la dépouille des défunts n’avait pas été confiée à la terre. Leur bière fermée ou leur présence dans la demeure, c’était tout un, et maintenant une conception nouvelle de la mort lui venait. Elle comprenait que les yeux fermés, la bouche muette, c’était l’adieu, c’était la désespérance, le déchirement de tout l’être.

D’où venaient ces idées nouvelles? Quel génie malfaisant les avait semées dans son esprit?

Et vainement elle luttait contre elles, s’efforçant de les chasser comme des papillons funèbres, de retrouver son calme mandchou qui lui laissait le cerveau paisible, le cœur tranquille.

Oh! c’était la vue de ce Franc qui jetait le trouble dans sa pensée. Lui éloigné, elle verrait clair en elle-même; elle prendrait une résolution.

Et vite, elle heurta de son éventail le gong d’argent portant, en repoussé, l’histoire de Tsang-Oui, le philosophe, le savant commentateur de Confucius, apprenant la Sagesse sous la direction du Dragon des Fleuves.

La plaque métallique vibra sourdement, attirant sur le seuil un domestique. Roseau-Fleuri fit un signe de la main, sans oser parler, car elle sentait que la voix qui s’échapperait de ses lèvres serait tremblante.

Dans un susurrement, le serviteur invita les Français à le suivre; tous trois sortirent et se dirigèrent vers le pavillon où vivaient les captifs depuis leur arrivée au Palais d’Été.

La jeune fille resta seule dans la vaste pièce. Le soleil entrait par les fenêtres dont les stores peints n’étaient point abaissés. Sur la soie verte qui tendait les murs, les larges papillons multicolores semblaient s’ébattre dans les rayons dorés, et pourtant Roseau-Fleuri murmura:

— Comme tout est sombre ici.

Elle se leva, vint à la fenêtre. Les captifs s’éloignaient, faisant craquer le sable d’or de l’allée des Clochettes. Elle les vit, les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils eussent disparu, et puis, elle demeura là, ne pensant plus, avec l’impression qu’elle roulait dans un vide à donner le vertige.

Une gouttelette liquide, en tombant sur sa main, la tira de son anéantissement.

Elle tressaillit.

— Je pleure à présent, fit-elle surprise, sans avoir conscience de parler à haute voix.

— Tu pleures, doux oiseau d’or? s’écria Liang qui venait d’entrer sans bruit..

Elle se tourna, honteuse d’avoir un confident de sa douleur.

Mais le lettré-poète souriant:

— Tes larmes, purs diamants, coulent pour le «Diable Étranger», n’est-ce pas?

Roseau-Fleuri demeura muette, le front penché.

— Oui, c’est cela, poursuivit le poète. Ta tête abrite les papillons de l’imagination... Ce sont eux qui t’ont fait remarquer cet Européen du nom de Loret, lorsque, voilée, tu assistas aux manœuvres de l’armée des Huit-Bannières. Il était là, avec le corps diplomatique, ni mieux, ni pire que les barbares étrangers, ses compatriotes. Et soudain, tu le vis avec d’autres yeux que moi. Son regard, son nez, sa moustache t’apparurent comme des merveilles artistiques. «Je ne puis plus vivre sans lui,» me dis-tu. Et moi, bon oncle, soucieux seulement de ton plaisir, je répondis: «Épouse-le. Je t’aiderai à l’enlever. Il est en ton pouvoir, tu peux le contraindre à être ton esclave. Pourquoi gémis-tu?

— Parce que son âme n’est pas à moi.

— L’âme, zéro. Que te fait cette fumée. L’homme que tu as désiré comme époux ne peut t’échapper. Aimée de l’Empereur, favorite de l’Impératrice douairière qui ne sait rien te refuser, dis une parole, et le temple des Dix Mille Bouddhas resplendira de lumières, des nuages d’encens s’échapperont des cassolettes de bronze, et les lamas te donneront le Franc dédaigneux, son nez, ses oreilles, sa moustache, ses mains... Entre nous elles sont triviales, ses mains, car il ne porte pas les ongles longs, comme il convient aux mandarins lettrés. Qu’ajouterait à cela son âme, si toutefois les diables étrangers en sont pourvus?

— Elle mettrait le sourire sur ses lèvres, et la caresse dans ses yeux.

Liang remonta ses lunettes sur son front, et de l’air ravi d’un savant qui trouve enfin la solution du problème cherché :

— Il est donc revêche?

— Hélas!

— Très simple. Force-le à rire.

— Le forcer? Comment le pourrais-je?...

— En voulant. Ta situation à la cour te permet d’amener toute volonté à sa réalisation. Par Confucius, tout devient clair. Ce Franc s’ennuie dans le logis où il est captif. Ces gens d’Occident ne savent pas, comme nous, vivre dans la méditation, dans le rêve; il leur faut les satisfactions grossières du mouvement inutile, du bruit non rythmé. Donne-lui ce qui lui plaît et la gaieté reparaîtra sur ses traits.

Roseau-Fleuri secoua doucement la tête... Elle sentait, sans bien s’expliquer la chose, que Loret, s’il était consulté, réclamerait sa mise en liberté, la possibilité de la fuir, elle.

— Je ne te persuade pas, reprit le poète. Tu as tort de douter. Tao-Tsé, le grand réformateur, l’a dit: Au commencement, la Raison Primordiale s’ennuya devant le chaos où toutes choses étaient mêlées, et elle créa les éléments par plaisir, afin de nous indiquer que le plaisir est le seul but de l’être. Eh bien! si la Raison Primordiale a éprouvé le besoin de s’amuser, pourquoi nos petites raisons individuelles n’auraient-elles pas le même désir? Force le jeune Franc à se distraire. Obtiens de Tsou-Hsi, notre Douairière vénérée... quoiqu’elle soit bien laide à voir pour un homme de goût; obtiens d’elle que les captifs assistent à nos fêtes.

— Eux!... se récria la jeune fille.

— L’Empereur, fils du Ciel, dont la généalogie remonte aux étoiles, ne s’apercevra même pas de la présence de ces vermisseaux, et il pourra être agréable au prince Tuan, aux mandarins, aux prêtres amis des Boxers, de voir, captifs, esclaves au milieu d’eux, des échantillons de ces barbares blancs dont ils projettent la destruction.

Une lueur d’espoir illumina le visage de Roseau-Fleuri:

— J’essaierai, mon oncle mille fois cher.

— A la bonne heure, et tu me rendras ton minois souriant que j’aime à. contempler comme le cœur d’un lotus bleu.

— Oui... — Elle eut une hésitation et acheva enfin: — Oui, si René prend plaisir à nos réjouissances.

— Que le Fong-Choué le poursuive s’il en est autrement.

Le soir même, la princesse, revêtue du large caftan brun des solliciteurs, agrémenté des carrés de soie jaune sur lesquels se détachaient en bleu les signes de la Prière et des Souhaits de Longévité, se prosternait devant la vieille Impératrice Douairière et lui exposait sa requête.

Tsou-Hsi eut un sourire bienveillant et répondit:

— Demain nous retournerons à Péking. Dans la Ville Interdite, Kouang-Sou donnera en mon honneur de grandes fêtes auxquelles assisteront le prince Tuan et tous les nobles mandarins, pénétrés comme lui de la haine des diables étrangers. Tu pourras y amener tes captifs.

Cigale en Chine

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