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UNE FÊTE IMPÉRIALE

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Sept heures. La horde des Boxers a été conduite dans les communs de la Ville Interdite. Elle a de l’eau-de-vie et du riz à discrétion, des victuailles. Elle festoie avec les palefreniers, les bas serviteurs et les eunuques que leur service ne retient pas au Palais.

Le soleil couchant embrase l’occident, jetant sur les toitures, sur les laques, sur les ors, un brouillard rouge comme un voile de sang.

Déjà les jardiniers ont réparé le désordre de la première cour fleurie. Les corbeilles sont rétablies. Des fleurs nouvelles se dressent coquettes à la place où leurs devancières sont mortes.

Des chefs militaires, des magistrats, des gouverneurs de villes, de districts, de provinces, se pressent dans les avenues conduisant au Palais de l’Impératrice. Et là-bas, sous le promenoir couvert qui borde la façade des Six Palais d’Occident, des eunuques vêtus de tuniques, le dragon d’or rayonnant sur leur poitrine, le court cimeterre à la lame d’argent appuyé à l’épaule, les reçoivent, les introduisent dans le harem, leur indiquant leurs places, marquées sur les tables par des carrés de soie cerise, sur lesquels des caractères de filigrane d’or font scintiller les noms et titres des invités.

Sur le perron du pavillon de Roseau-Fleuri, la princesse est debout, éblouissante de bonheur pudique; près d’elle se tiennent Loret et Cigale s’efforçant de sourire, mais dont les fronts soucieux, les yeux traversés de lueurs rapides, démentent la gaieté de convention.

Complétant le groupe, le poète Liang traite déjà Loret en neveu et, très satisfait d’apprendre que le «barbare franc» parle la langue de Han, il lui présente au passage les invités de ses souverains.

— Tiens, dit-il, vois ce mandarin qui traverse la Cour. C’est Li-Hung-Chang. Il a parcouru l’Europe en qualité d’ambassadeur. Extraordinaire, il l’est. Dans ton pays, où la coutume a vulgarisé les vestons courts, il affectait de porter le paletot de soie, long comme la soutane de vos missionnaires. Ici tout le monde revêt ce pardessus descendant à mi-jambe, il met sa coquetterie à raccourcir le sien. Sa tunique jaune de Gouverneur de province devient une veste. Son globule mandarinal de corail est fiché devant sa toque, au lieu d’en occuper le sommet; la plume de paon de Conseiller privé tombe sur le côté de la coiffure, alors que tous la placent en arrière, et sur l’épaule cet original applique le rectangle de soie brodé de ses insignes, qu’il est d’usage de fixer sur la poitrine. On croit que Li-Hung-Chang est tourmenté du démon de la contradiction. Erreur. Ce Vice-Roi des deux provinces Kouang est simplement un financier avisé. Des tréteaux politiques il a fait un temple de l’agio. Il place son opposition apparente à vingt pour cent, ses résistances aux us, coutumes et modes deviennent des appels aux dividendes; les millions affluent dans ses coffres. En un mot, il a inauguré une formule nouvelle. Tout pour le gouvernemental, susurrent les collègues routiniers. Tout à l’opposant, songe-t-il. Et l’événement lui donne raison.

Puis le poète abandonna le Vice-Roi pour exercer sa verve sur deux personnages, un homme et une femme qui, l’un derrière l’autre, à petits pas, coupaient processionnellement la Cour Fleurie.

— Voici le comte et la comtesse Tiko. Ils marchent avec la dignité des échassiers. Très férus de noblesse. Tu sais qu’au pays du Milieu, les titres ne sont pas héréditaires. Le fils d’un comte n’est point admis à porter l’insigne comtal. Même pour honorer exceptionnellement un citoyen, on anoblit, non ses descendants, mais ses ancêtres, et c’est une gloire appréciée de dire: Le cheval brodé sur soie des gentilshommes piaffe sur mon bisaïeul. Tiko, lui, ne se faisait pas à l’idée que sa comté finirait avec lui, et pour pouvoir la léguer à son fils, il a arraché à la faiblesse de l’Empereur un édit funambulesque, par lequel son fils est proclamé son grand-père.

Puis passant à un autre groupe:

— Admire ces trois jeunes femmes, au visage divinement fardé. Ce sont les sœurs Ha-Tchin qui vengèrent leur frère mort des sortilèges de la famille Nô, le Bouddha Vivant. Shang-Li. Elles épousèrent les trois héritiers mâles de Shang-Li et, le soir du mariage, chacune enfonça son epingle de chignon dans l’œil de son mari. Ce sont des héroïnes devant qui tous s’inclinent. Fassent les dieux qu’elles n’aient pas d’enfants qui leur ressemblent!

Nô, le Bouddha Vivant.


Mais Loret l’interrompit:

— Quoi! une litière dans l’enceinte de la Ville Rouge! Je croyais que, sauf l’Empereur et la Douairière, nul n’y était admis autrement qu’à pied.

— Tu as raison, seulement celui qui s’abrite derrière les rideaux est un si haut personnage.

— Son nom?

— Nô, le Bouddha Vivant.

— Comment dis-tu

— Le Bouddha Vivant du Sanctuaire de Bac-Meh, lequel a consenti à élire domicile à la Cour; mais tu ignores peut-être ce qu’est un Bouddha Vivant. Écoute. De temps immémorial, le peuple adorait les statues des dieux, un peu comme les enfants chérissent leurs poupées. Une image de pierre ou de bois n’a pas le mouvement qui intéresse, le regard brillant qui attire. Aussi la foi diminuait et les revenus des temples, fâcheuse coïncidence, subissaient une baisse progressive. Alors les Lamas et leurs confrères, les Bonzes, levèrent des bras suppliants vers les dix mille Bouddhas, et les dix mille Bouddhas, paternels avec leurs gros ventres et leurs longues oreilles, les inspirèrent. Des enfants, achetés tout jeunes à leur famille, furent instruits dans les sanctuaires; après un dressage suffisant, bien certain de leur rôle, on les présente au public, à la faveur d’une petite fête, avec accompagnement d’encens, de bougies roses et de musique, comme des incarnations de Bouddha. Nô est le plus célèbre, parce qu’il a fait vœu de rester muet et de ne jamais montrer son visage, que cache un masque de porcelaine.

La foule des invités passait toujours.

Chefs militaires couverts de broderies, magistrats civils, ministres précédés de licteurs chargés des emblèmes de leur département: sabres et lances pour laGuerre, balance pour la Justice, idoles pour les Rites, etc.; examinateurs des candidats aux divers degrés du mandarinat, élégants et élégantes du Tout-Péking officiel, Lamas en tuniques grises à parements blancs, bonzes engoncés dans leurs robes brunes, juges aux tribunaux, verts, rouges, bleus et noirs, se succédaient, cohue bigarrée, dont l’incessant mouvement brouillait la vue.

Et Liang, les connaissant tous, décochait à chacun un quolibet.

— Tiens, dit-il tout à coup, voici les meilleurs amis du monde, Fan et Fo, l’un rond comme une boule, l’autre allongé en forme de bambou. Fan passe sa vie à table, dévorant des plats connus en rêvant de mixtures inédites. Fo vit de privations et pour lui la sagesse est dans l’abstinence. Ces deux hommes ne se quittent jamais. Fan est heureux d’engloutir en présence de son ami dont la sobriété s’accommode d’un rien. Fo désigne Fan sous le sobriquet de Potiche à boisson, et Fan riposte par celui d’Estomac de canard malade. Entre eux règne une affection que rien ne saurait rompre et ils seraient les plus heureux des hommes s’ils ne souffraient: Fan d’une indigestion permanente et Fo d’un délabrement d’estomac chronique. Honneur à ces représentants de l’Amitié !

Cependant un esclave petit, trapu, dont les oreilles distendues supportaient de lourds anneaux de cuivre, ornement des indigènes venus des îles Kouriles, s’approcha de Roseau-Fleuri et murmura des paroles rapides.

La jeune fille inclina la tête et se tournant vers son oncle, vers les Français

— La Radieuse Tsou-Hsi me fait dire qu’il est temps de nous présenter à sa table.

Et avec un regard plein d’orgueil à l’adresse de Loret, elle ajouta:

— Car mes amis et moi-même sommes admis à la table de Premier Honneur, que président les Souverains de l’Empire du Milieu.

Elle se dirigea vers l’entrée des Six Palais d’Occident.

Liang prit sans façon les Européens par le bras.

— Une recommandation, leur glissa-t-il à l’oreille; on ne perd jamais la langue que pour avoir trop parlé, et le cou, support d’une tête humaine, est un appui fragile qu’une lame de sabre suffit à trancher. Les bavards seuls ne comprennent pas que se taire, c’est vivre.

Puis, comprimant un geste de surprise de ses interlocuteurs:

— La Sagesse des dieux a divisé les hommes en deux catégories: les Souverains qui parlent et les mortels qui écoutent. L’Empereur, ses favoris, ont le droit de tout dire, même ce qu’ils pensent; les autres sont admis seulement à dire ce qu’ils ne pensent pas. La vérité doit être cachée par le mensonge, comme une femme blanche par une robe noire. On farde la haine de protestations de dévouement, et l’on jette un voile de menaces sur ses affections.

Et gaiement:

— Cette ordonnance bien observée, on vit en bonne santé dans la Ville Rouge; en la négligeant, au contraire, on se condamne à des maladies graves: la feuille d’or, la corde de soie jaune, le sachet de poison, que le Fils du Ciel, soucieux de ne pas permettre la propagation de l’épidémie, vous envoie sous le nom de «Les Trois Cadeaux Précieux». Asphyxie par la feuille d’or, pendaison par la soie jaune, ou empoisonnement: il vous laisse le choix dans sa Bonté Inéluctable. Retenez votre langue avec les Princes, de peur que le Souverain Bien-Aimé vous remarque et fasse pleuvoir sur vous ses redoutables faveurs.

Le lettré se tut. On entrait dans le Palais, et les eunuques, courtisans vils de la princesse favorite de Tsou-Hsi, s’empressaient autour du groupe et le conduisaient à travers les salles dans la Rotonde du Nord, où la table impériale se développait en arc de cercle.

Les murailles couvertes d’émaux cloisonnés et divisées par des demi-colonnes de porphyre aux chapiteaux d’or, supportaient la voûte arrondie dans les caissons de laquelle souriait le relief des cinquante Bouddhas consacrés au seul bonheur du Fils du Ciel.

Des fontaines d’argent, appuyées aux colonnes, affectaient des formes chimériques, monstres ou dieux de la tradition, dont les bouches ouvertes lançaient de minces jets d’eau parfumée. Du plafond, soutenues par des chaînettes de métal, descendaient des cornes d’abondance de bronze, les unes remplies de fleurs, les autres transformées en lampes, dont l’huile aromatisée entretenait la flamme de mèches énormes et, volatilisée par la chaleur, se répandait dans l’air en buées balsamiques.

Au sommet du fer à cheval de la table, dressée sur une estrade de quatre marches, se voyait, le dossier au mur, le fauteuil de bronze vert liseré d’or que devait occuper l’Impératrice Douairière. De là, Tsou-Hsi dominerait l’interminable rangée de tables occupant les pièces en enfilade des Six Palais d’Occident.

Les eunuques, leur office rempli, s’étaient retirés.

— Rendons-nous compte de la distribution des places tandis que nous sommes seuls, proposa Liang.

Et tournant autour de la table:

— Voici le fauteuil de Tsou-Hsi, en l’honneur de qui la fête est donnée. A la grande place d’honneur, ordinairement réservée à l’Empereur, je trouve le nom du prince Tuan. Oh! oh! ce boucher inspiré est décidément bien en cour. A droite, Kouang-Sou, Fils du Ciel, encadré par la Douairière et le prince Tching, un autre affolé qui boirait du sang en se levant. Auprès de Tuan, la comtesse Tiko; à côté de Tching, les sœurs Ha-Tchin, trois en une, qui ne se séparent jamais; puis Li-Hung-Chang. Nô, le Bouddha Vivant, est auprès de la comtesse Tiko.

Il allait toujours.

— Ah! vous avez un bout de la table, — attention délicate qui vous permettra de vous isoler. Seigneur Cigale, tu es ici, ma ravissante nièce entre vous et mon neveu René Loret. Pour moi, philosophe et poète, où suis-je donc.....?

Le lettré chercha un instant.

— Dieux injustes! s’écria-t-il tout à coup, je suis marqué à l’extrémité opposée, auprès de Tiko.... Non, cela ne se peut, je tiens à votre voisinage... On vous a donné la compagnie de ces deux fantoches Fo et Fan. Tant pis pour eux, ils se sépareront aujourd’hui. Je transvase Fo le Bambou près de Tiko et je prends sa chaise. Hé ! hé ! mon beau neveu Loret, je vous surveillerai, et si l’on prononce des paroles dures à votre oreille, je pourrai vous rappeler que se taire, c’est vivre.

René n’eut pas le loisir de répondre.

Un orchestre invisible, composé seulement d’instruments à cordes et niché dans les combles, préludait au-dessus de la tête des invités.

A cette harmonie annonçant la venue des Souverains, tous s’empressèrent de s’asseoir. Les monte-charges dont le plateau supérieur se découpait dans les tables mêmes, se garnirent de soucoupes, de tasses, de verres, de flacons, de théières, tandis que des femmes esclaves, parées comme des châsses, distribuaient des menus imprimés en caractères indigo sur des feuilles d’or.

Non sans sourire, le diplomate traduisit le document culinaire à Cigale:

PREMIER SERVICE OU TYN-SSIN

22 soucoupes de fruits et de salaisons: lard, jambon, fruits secs, oranges de Fou-Tchéou, raisins, poires jaunes, châtaignes d’eau, fruits confits.

SECOND SERVICE OU SIAO-OUAN

Pousses de bambou aux champignons de Mandchourie.

Crevettes au jus de canne à sucre.

Moules de Shanghaï confites dans l’eau-de-vie.

Œufs de pigeon bouillis dans la graisse avec sauce blanche aux pousses de bambou.

You-Sko, Ailerons de requins de Haïen frits.

Estomacs de poissons du lac cambodgien (Thanlee-Sap).

Poulet et jambon en purée à la cannelle.

Min-Ka, quenelles d’os pulvérisés et de colle de poisson avec riz au karry.

Herbes cuites aux champignons Ko-Sien du Yunnan.

TROISIÈME SERVICE OU PE-TZIN

Pains de riz sucrés, parfumés à la violette.

Pains salés à la viande de porc de Hong-Kong.

Pains de froment à la cassonade.

Pains de froment en beignets de poissons du Fleuve Bleu.

Thés jaunes.

QUATRIÈME SERVICE OU THA-SAY

Potages de salanganes du Japon (nids d’hirondelles) et d’œufs de pigeons.

Canard du Thibet sauce aux huîtres.

Gélatines de poissons.

Jambonneau bouilli sauce aux vers blancs de palmier.

Mouton, poulet, porc, canard rôtis.

BOISSONS

Thé Fils du Ciel. Vins rouges de Fusyhiama, des coteaux de La-Kion, et cru «Empereur vassal d’Annam» ; vins blancs de Formose et de Kouen-Tchin, vins de groseilles de Praban-Hou.

Eaux-de-vie de riz, de millet, de sorgho.

Liqueurs à toutes les fleurs.

Loret finissait lorsqu’une porte réservée, ménagée dans la paroi de la rotonde, livra passage à l’Empereur Kouang-Sou.

Celui-ci était pâle et triste, un nuage obscurcissait son front. Le rapport dont les prisonniers avaient eu communication disait vrai. Le Souverain agissait contre sa volonté, réduit à l’impuissance par les intrigues de la Douairière.

Celle-ci parut à son tour, conduisant Tuan par la main. Nô, le Bouddha Vivant, fermait la marche, et à travers les salles, accouraient Fan, Fo, Tching, Li-Hung-Tchang, les sœurs Ha-Tchin, les nobles Tiko et d’autres.

Dans un silence religieux, le repas commença, car il est interdit d’ouvrir la bouche avant que l’Empereur ait parlé.

Kouang-Sou ne semblait point pressé de faire entendre sa voix. Il épluchait distraitement une orange et croquait des pépins de melon d’eau en regardant dans le vide.

Mais la Douairière fit un geste et, docile, esclave plié au servage, il murmura:

— Ces pépins sont amers.

— L’Empereur a parlé.

Comme une traînée de poudre, la nouvelle se propagea à travers les salles. Les langues se délièrent et soudain l’atmosphère s’emplit des murmures de mille conversations.

Le maigre Fo, éloigné de son cher et ventripotent Fan de toute la longueur de la table, gémit:

— Deux amis comme nous, séparés par une telle distance!

— Bah! plaisanta Liang, mets tes lunettes, si tes yeux ne te permettent pas de te récréer de la vue de ton ami cultivant l’apoplexie.

La Douairière daigna sourire et menaçant Liang du doigt:

— Poète! poète! tu es cruel!

Mais Liang était un habile courtisan. Sans se laisser déconcerter, il répliqua du tac au tac:

— Toute mon affection suffit à peine pour adorer dignement les vertus de mon Impératrice. Il n’en reste plus pour les autres. Sois moins parfaite, ma Souveraine, et je deviendrai philanthrope.

Le prince Tuan, sombre et froid, fit tomber son regard acéré sur le lettré.

— Aux tendres luttes de la parole, les poètes sont toujours vainqueurs; mais sauront-ils chanter les combats acharnés de ceux qui veulent la Chine délivrée?

Liang ne baissa pas les paupières.

— Tu es un grand capitaine, Tuan, dit-il, et s’il me faut chanter autant que tu es capable de tuer, je préfère m’avouer vaincu, car tu me rendrais asthmatique.

Cette fois, l’Empereur se dérida, tandis qu’un éclair bleuâtre jaillissait des yeux du prince.

Au même moment le comte Tiko, désireux de flatter le chef des Boxers, confia à sa voisine, assez haut pour être entendu de tous les convives:

— Ce Liang parle légèrement de tout.

— Bon, riposta le lettré, je n’en dirai pas autant de toi. Tu n’as pas la légèreté des oiseaux dont l’aile rapide traverse le ciel, tu préfères la lourdeur du bœuf.

Et Tiko voulant se défendre:

— Ne parle plus! Je tremble que, sous le poids de tes sages paroles, l’estrade impériale ne s’effondre

Quelle que fût son impatience, Loret s’amusa de cette joute oratoire. Roseau-Fleuri, heureuse, les yeux brillants, traduisait le dialogue à Cigale, qui hochait la tête d’un air approbateur.

— Décidément, finit-il par déclarer, M. Liang a de l’esprit... c’est un Parisien.

Ce qui détermina chez la princesse une explosion de gaieté telle que tous l’interrogèrent et qu’elle dut en expliquer la cause.

Liang seul ne sourcilla pas.

— Vous riez tous par jalousie, affirma-t-il. Le Franc veut exprimer qu’il trouve en moi ce qu’il aime le plus dans sa patrie. C’est un compliment délicat dont je lui suis reconnaissant.

— Alors, gronda Fan, la bouche pleine, tu fais la roue. Sur la foi d’un barbare, tu crois être le seul homme d’esprit présent.

— S’il n’y avait que nous deux dans cette salle, j’en serais certain. Mange, ami Fan, mange, ne mets point ta cervelle en lutte avec ton estomac.

— Il est féroce, ce poète, minauda l’une des demoiselles Ha-Tchin. Toujours des mots aigus, des pointes...

— Bien faibles auprès de votre épingle à chignon, exquise vengeresse, lança Liang. Mes vers, ma prose, donneront tout au plus le sommeil; votre épingle a donné la mort. Que votre arme meurtrière m’épargne, qu’elle ait pitié de ma faiblesse.

Décidément l’Empereur s’amusait. On eût dit qu’il était enchanté de voir tous les fidèles de la Douairière flagellés par la verve du poète.

Le Bouddha Vivant, inféodé à Tuan qui l’avait introduit dans le Palais, crut le moment venu de prouver sa reconnaissance, et il leva au-dessus de sa tête son éventail replié, en signe d’improbation.

Mais l’impitoyable Liang s’écria aussitôt:

— Allons, Nô, voici que tu prends part à la mêlée. Tu as fait le vœu de rester muet et je te considérais comme un sage. Pourquoi renoncer à la parole si tu dois «bêtiser «par gestes. Malheureux enfant, les sottises parlées, si les mots sont bien choisis, bien agencés, peuvent encore donner une satisfaction musicale. Tu as eu tort d’abandonner la musique.

Un murmure s’éleva. Liang était allé trop loin. Railler les hommes, soit, mais critiquer les dieux, plaisanter un Bouddha Vivant. Cela était insupportable, et les lamas, assis aux tables les plus proches, se voilèrent la face.

— Voilà ce qui a perdu la Chine, prononça le prince Tuan d’une voix dure, c’est le scepticisme des lettrés à l’égard des dieux.

Toutes les faces s’épanouirent. On croyait le poète terrassé. Erreur! Avec son plus aimable sourire, Liang interpella Tuan:

— Tu te trompes, prince. Ce qui a amené la Chine à deux doigts de sa perte, ce n’est pas le scepticisme, c’est la foi.

— La foi! se récrièrent les assistants.

— Cet homme est fou, grommela Tuan.

— Merci du compliment, reprit le poète. Si je suis fou, j’eus de l’esprit, puisque tu affirmes que je l’ai perdu. Parmi ceux qui applaudissent, beaucoup ne seront jamais fous, car ils ne peuvent être atteints par la perte de ce qui leur manque. Pour moi, j’ai conservé ce qui ne me manque pas, et je le prouve. Ce ne sont pas les sceptiques, mais bien les croyants qui ont abaissé la Chine, disais-je. Cela est ainsi, suis mon raisonnement. Pour critiquer dieux ou objets, il faut regarder, sous peine de dire des choses vides de sens. Est-ce vrai?

— Sans doute.

— Pour regarder, il convient d’ouvrir les yeux, n’est-ce pas?

— Oui, à quoi bon ce galimatias?

— Tu vas le comprendre. Le sceptique est donc celui qui ouvre les yeux. Donc le croyant, qui agit à son opposite, les ferme.

— Il n’est pas besoin de lever les paupières pour croire.

— Tu le reconnais; alors déduis toi-même la conséquence. On ne peut s’en prendre qu’aux croyants si les affaires chinoises vont de travers, car on ne vit jamais des gens, ayant les yeux fermés, marcher droit.

A cette conclusion biscornue, Kouang-Sou rit franchement, et Tuan fronça les sourcils, ce qui plongea dans le plus cruel embarras les courtisans désireux de complaire à l’un et à l’autre.

Exprimer à la fois le plaisir et la colère est pour le visage humain une entreprise hasardeuse. Aussi les faces des convives se contorsionnèrent-elles en grimaces inénarrables.

Depuis un instant, Roseau-Fleuri n’écoutait plus.

Elle s’était penchée vers Loret et son haleine pure caressant l’oreille du jeune homme, elle disait:

— Tuan est méchant. Il ne songe qu’à verser le sang. Je ne l’aime pas, et pourtant je suis heureuse de le voir, car sa présence me rappelle que tu n’as rien à craindre.

Et le cœur serré, songeant à son involontaire sécurité, à l’orage qui s’amoncelait sur la tête de ses compatriotes, le diplomate se contraignait pour assurer le succès du plan de Cigale, et il répondait:

— Ne parle pas de cela. Laisse-moi oublier les liens qui m’attachent à l’Europe. Que mes yeux s’emplissent de ton visage, afin qu’ils ne puissent plus en percevoir d’autres.

Chose étrange. Il lui fallait un effort violent pour paraître nier ses compatriotes, et c’était avec une facilité dont il s’étonnait qu’il prononçait ces douces paroles de tendresse.

— L’Impératrice nous regarde, continua la jeune fille. Elle approuve notre union. Elle-même en fixera bientôt le jour et nos années glisseront heureuses sur le fleuve de la vie, telles une barque pavoisée.

Puis, revenant à l’objet constant de sa préoccupation:

— Nous vivrons en Chinois fortunés, mais j’apprendrai de toi l’âme française, puisque tu la crois plus belle. Charité, dévouement, oubli de soi-même, as-tu dit. Ce sont là des choses difficiles auxquelles Liang lui-même, bien qu’il sache tout, ne comprend goutte. J’aurai beaucoup de peine sans doute, mais tu me seras un maître indulgent. Je triompherai des obstacles, car je sens que tu m’accorderas une affection plus grande.

Et mutine:

— Voilà encore que je ramène tout à moi, je ne m’oublie pas... Pourtant, acheva-t-elle pensive, il y a des instants où il me semble discerner ce que signifient les mots bizarres que tu m’as enseignés... puis l’obscurité, le chaos se font dans ma tête.

Il l’écoutait charmé, oubliant tout, sentant germer dans l’esprit de la jolie Chinoise des pensées nouvelles. Bien vagues encore les promesses de moisson, mais enfin la graine semée par lui avait trouvé un terrain propice à l’espoir.

Mais un brouhaha arracha les causeurs à leur rêve. Malgré le respect dû aux Souverains, malgré la sévérité de l’étiquette, tous les assistants s’étaient levés, invectivant Cigale, lui lançant l’anathème.

C’est qu’il venait de se passer un fait qu’aucun protocole n’avait jamais prévu.

Le jeune Nô, le Bouddha Vivant et muet, au masque de porcelaine peinte, furieux sans doute des quolibets de Liang, avait décidé de passer sa mauvaise humeur sur quelqu’un, et Cigale, ce barbare captif, lui avait paru être le souffre-douleur rêvé.

Se levant doucement, il s’était approché du Parisien et l’avait pincé jusqu’au sang.

La patience, on le sait, n’était pas le fort de Cigale. Il eut une exclamation de douleur et, pivotant sur sa chaise avec la prestesse d’un clown, il allongea au bouddha un maître coup de botte. Atteint côté pile, dans cette partie charnue qu’il ne serait pas séant d’appeler autrement que séant, Nô s’enfuit avec un murmure plaintif qui attira l’attention des convives.


L’attitude des belligérants ne laissait aucun doute sur ce qui venait de se passer.

Un sacrilège avait été commis. Le Franc avait osé lever un pied irrespectueux sur le Bouddha Vivant.

Et tous clamèrent ainsi qu’un troupeau de geais, demandant la mort du coupable afin de ne pas attirer sur la Ville Rouge la colère des divinités.

Déjà la Douairière attirait à elle l’éventail fixé par une châtelaine à sa ceinture. Évidemment elle allait l’élever au-dessus de sa tête pour dire:

— Qu’il soit sacrifié !

Loret se préparait à défendre son compagnon... Les eunuques de service avaient la main à la poignée de leur sabre d’argent, quand, soudain, la voix railleuse de Liang se fit entendre, immobilisant l’Impératrice, les convives, les serviteurs dans leurs gestes commencés.

— Bon, plaisantait le lettré avec le plus admirable sang-froid, que de bruit pour un coup de pied. Vous ne comprenez pas. Il y a... je ne dirai pas maldonne, mais malentendu. La culpabilité réside dans l’intention; donc le Franc n’est pas coupable, car son intention était d’honorer particulièrement Nô.

Devant cette audacieuse affirmation, les visages exprimèrent l’ahurissement. Le sang remonta aux joues de Roseau-Fleuri, qui avaient pris la teinte pâle des pétales d’anthémise.

— L’heure n’est pas aux jeux d’esprit, gronda Tuan.

— Je ne plaisante pas, continua imperturbablement le poète. Général prince Tuan, adonné au maniement des armes, le temps t’a manqué pour étudier dans les livres. Permets donc que je te complète, car en toute chose il convient de décider seulement d’après le juste et l’injuste. Or les traditions des Francs, rassemblées par leurs mandarins et leurs lamas, contiennent cette phrase: Si l’on te frappe sur une joue, tends l’autre aussitôt.

— C’est vrai! c’est vrai! bégaya la princesse... J’ai lu ce commandement.

— Que prouve cela, poursuivit Liang, sinon que, chez les Francs, il y a honneur à recevoir une bourrade? Singulière coutume, penserez-vous; mais si les barbares étaient civilisés, ils ne seraient plus barbares, et ils le sont, donc ils ne sauraient agir en civilisés, ni être jugés suivant les mêmes règles. Ce jeune guerrier a cru honorer notre Bouddha Vivant. En matière de religiosité, le désir du cœur est tout, le rite rien. Nô vient en conséquence de recevoir une offrande honorable, et il doit, selon toute justice, remercier ce pauvre Franc, lequel a manifesté son respect ainsi qu’on le lui enseigna dans sa nation.

On hésitait encore, le lettré porta un dernier coup.

— Prenez garde que vos résolutions ne déplaisent au Fong-Tchoué de la Ville Rouge.

Un frémissement inquiet parcourut le corps des assistants.

— Ce génie incompréhensible, aux formes multiples, qui s’irrite parfois de la construction d’une cheminée trop haute, de l’affectation d’un magasin à la vente de telle ou telle denrée, le Fong-Tchoué dont l’intervention est admise par la loi chinoise, serait blessé si une injustice se commettait en ce jour consacré à notre Impératrice. Et sur qui se vengerait-il? Sur l’héroïne de cette fête, sur celle qui s’élève au milieu de nous, comme le palmier gracieux au milieu d’arbres rabougris.

Il ouvrit son éventail d’un mouvement sec:

— Et moi, qui suis son sujet dévoué, je fais le signe de grâce afin que le sang d’un chétif étranger ne retombe pas sur la tête de Tsou-Hsi, fille du Ciel. Je déclare que quiconque ne m’imite pas agit en mauvais citoyen, en traître à la couronne, en criminel de lèse-majesté.

On ne fait jamais en vain appel à la superstition chinoise; Liang le savait bien. Au nom redouté du Fong-Tchoué, cette conception baroque de la fatalité, engendrée par les cerveaux célestes, le doute s’était implanté dans l’esprit des assistants, et le poète n’avait pas terminé sa péroraison, que tous les éventails déployés se balançaient au bout des bras allongés.

Cigale était sauvé.

Tsou-Hsi elle-même suivit l’exemple général. Le pouvoir impérial doit céder à la superstition.

L’astrologue de la Cour, les professeurs de Fong-Tchoué, tous ceux qui vivent plus ou moins de la crédulité des masses, approuvaient hautement les paroles du lettré.

— Soit, dit-elle, on lui pardonne. Qu’il échange avec Nô les amandes de paix.

Soufflé par Roseau-Fleuri, Cigale retira aussitôt une amande de sa coque et la présenta au Bouddha Vivant; celui-ci lui rendit la politesse et le calme se rétablit.

L’incident était clos.

Le masque énigmatique de Tuan ne trahissait pas ses pensées intérieures; mais son regard froid, se posant alternativement sur le Parisien et sur Liang, démontrait que lui au moins se souviendrait, à l’occasion, de l’insulte faite à son protégé.

Les conversations avaient repris de plus belle. Incessamment des esclaves femelles, captives amenées de Perse, des rives du Gange, des steppes de Mongolie, du centre africain même, circulaient, chargées de corbeilles de fleurs. Elles remplaçaient les bouquets, les gerbes des suspensions, fanés déjà dans l’atmosphère lourde des salles du festin.

D’autres renouvelaient les huiles parfumées des torchères, ou passaient le long des tables, distribuant aux convives des papiers-serviettes historiés, leur versant sur les mains des eaux de senteur.

Une sorte de griserie montait, faite de tous ces parfums mêlés au fumet des victuailles. Les yeux papillotaient, de graves fonctionnaires se balançaient sur leurs sièges, tels des pendules, oscillant pour reprendre la perpendiculaire.

Le diapason des voix s’élevait. Les phrases commencées ne s’achevaient plus, et toujours les eunuques versaient les alcools de riz, les vins rouges, dorés, roses.

L’orgie se dessinait.

Et brusquement le gong retentit formidablement, taisant sursauter cette foule ivre, réveillant les convives engourdis par la bonne chère.

Alors, au milieu des salles, dans l’espace resté libre entre les tables, des trappes s’ouvrirent et du sol jaillirent, hissées par un invisible mécanisme, des colonnes de marbre; à chacune était attaché un être demi-nu, portant sur le visage les stigmates de l’épouvante et de la douleur.

C’étaient des hommes au visage austère encadré par la longue barbe des missionnaires, des femmes dont quelques-unes portaient, liés à leur col, de petits enfants. C’étaient des Européens et des Célestiaux, les uns au début de la vie, les autres aux portes de la tombe.

Loret, Cigale regardaient sans comprendre.

Et Tuan, reculant son fauteuil, se dressa lentement.

Il se fit un profond silence.

Une minute, le prince boxer demeura immobile, couvrant l’assistance de son regard d’oiseau de proie; puis, sans un geste, la rigidité de son attitude contrastant avec sa parole enflammée, il dit:

— En ce jour, j’aurais voulu offrir en présent à notre Empereur, à notre Douairière, la tête de tous les chrétiens qui infestent l’Empire. Les dieux ne se hâtent pas selon l’impatience des hommes; je dois me contenter de ceux-ci, troupeau de victimes fixées aux colonnes de marbre, avant-garde de ceux que nous, Boxers, sauveurs du monde, enverrons au séjour infernal.

Un soupir voluptueux s’échappa de toutes les lèvres. Les assistants se délectaient. Ils devinaient qu’une jouissance non marquée sur le «menu» allait leur être offerte. Après le vin généreux, le sang purpurin... N’est-ce point le dernier mot du luxe pour un très civilisé ?

Tuan continua:

— Qu’ils meurent, ceux qui conçurent l’idée de bouleverser cette terre, ceux qui ont lancé l’insulte à la face du Fong-Tchoué, qui prétendaient supprimer les vents en croix qui traversent le monde, le Tigre et le Dragon. Qu’ils meurent, ceux qui sapent le culte des ancêtres, fondation de toute société, et qui offrent à l’adoration ignorante des foules un Bouddha, du nom de Charist, cloué, par dérision pour le Tigre et le Dragon, sur la croix, emblème des deux vents.

Il y eut dans les salles un grondement; on eût cru entendre des fauves sentant la chair à dévorer.

Le Boxer parla encore:

— Que leur sang apaise les dieux irrités, afin que la sagesse, l’énergie des aïeux, revivent en nous, et que la Cité Interdite soit désormais la bien nommée: la Ville Rouge, rouge du fluide empoisonné qui bout dans les artères des chrétiens!

TUAN SE LEVA.


Loret et Cigale échangèrent un regard. Ils se consultaient. Assisteraient-ils immobiles au supplice annoncé ? Non, cela n’était pas possible. Leur intervention serait folle. Deux hommes contre les milliers d’invités, d’eunuques, d’esclaves!... Le résultat de la lutte n’était pas douteux, mais il fallait l’engager pour l’honneur. Mieux valait succomber avec les martyrs, que conserver la vie avec un souvenir honteux.

D’un même mouvement leurs yeux se portèrent sur l’Empereur.

L’infortuné monarque semblait aussi malheureux qu’eux-mêmes. Ses traits contractés, ses joues tremblotantes décelaient son émotion, et sa main tourmentait son éventail posé sur la table à côté de lui.

Un instant les Français espérèrent. Le Fils du Ciel allait faire le signe de grâce.

Mais Tsou-Hsi remarqua le mouvement. D’un geste, machinal d’apparence, elle appuya le coude sur la table et fit tomber l’éventail à terre.

Kouang-Sou rougit, une flamme s’alluma dans ses yeux;.... elle s’éteignit aussitôt, et le Souverain courba le front. Tout était consommé, le drame s’accomplirait jusqu’au bout.

Le prince Tuan ouvrit la bouche pour achever son discours, mais une voix douce et triste partit de la rangée gémissante des chrétiens.

— Priez, mes frères; priez, mes sœurs, disait-elle; que le Maître de l’Infini pardonne à nos bourreaux et qu’il nous reçoive dans sa miséricorde éternelle.

Jamais le: Morituri te salutant des gladiateurs, inclinés devant la loge des Césars, ne produisit un effet semblable à ces paroles de pardon, de résignation, jetées au milieu de l’orgie.

Les convives se considérèrent, étonnés d’être absous par ceux-là dont ils réclamaient le supplice.

Et des lèvres blêmies des victimes s’élevait vers les voûtes un murmure implorant d’une douceur inexprimable.

Un instant encore, et la pitié eût amolli les cœurs. Le chef boxer le sentit. Sa main droite décrivit un cercle rapide dans l’air.

De suite des gongs tonnèrent, une musique stridente emplit le Palais, couvrant la prière des condamnés, et processionnellement, des eunuques chargés de pinces, de sabres, d’instruments de torture inconnus, s’avancèrent entre les tables, parmi les fleurs et les lampadaires aux flammes balsamiques.

Ils se séparèrent en groupes muets, dont chacun entoura l’un des condamnés.

A cette vue, Cigale et Loret se levèrent, prêts à bondir; mais Roseau-Fleuri les vit, et ses mains jointes se tendirent vers Tsou-Hsi.

La Douairière lui sourit:

— Ma fille, dit-elle, tu es trop jeune pour supporter les fatigues de nos longues fêtes d’apparat. Rentre dans tes appartements. Que tes esclaves francs t’accompagnent. Je garde notre poète Liang. Il nous rappellera que tu songes à nous, et que tu souhaites pour nous les myriades de félicités.

Et vite, la princesse crispa ses mains menues sur les bras des jeunes gens, les entraîna tout étourdis vers la sortie, les poussa devant elle dans un couloir, et la porte refermée, elle s’adossa au panneau, la poitrine haletante, décolorée, mourante, sur le point de perdre connaissance.

Eux regardaient le corridor, encombré de corbeilles fleuries destinées à succéder aux bouquets s’étiolant dans les salles du festin. L’air lourd, chargé de parfums capiteux, pénétrait avec peine dans leurs poumons.

— Allons, allons, balbutia Roseau-Fleuri.

Ils obéirent machinalement. Quelques pas se font ainsi, puis tout à coup un cri déchirant, désespéré, gémit en arrière d’eux, de l’autre côté de la porte close.

C’est l’agonie des chrétiens qui commence.

Les Français s’affolent, reviennent sur leurs pas, renversant les bottes de fleurs, piétinant chrysanthèmes et lotus; mais, leur barrant le passage, ils rencontrent la princesse.

Les bras étendus en croix, elle pleure:

— Je ne veux pas! je ne veux pas!

Que leur importe cette résistance? Est-ce qu’elle compte pour eux, cette petite Chinoise, dont les parents, les amis, torturent à cette heure des Européens?

Ils la repoussent... Ils passent, ils sont passés. Ils courent à la mort dans une griserie avide de martyre.

Alors Roseau-Fleuri fait retentir l’appel d’un sifflet. Des esclaves paraissent et, sur son ordre, saisissent Loret, Cigale, les emportent à travers les couloirs, les cours.

Les voici dans leur appartement. Une clef tourne dans la serrure. On les enferme.

C’est la princesse; elle crie à travers la porte:

— Mon doux Fiancé de Jade et de Perles, vous n’aurez plus désormais de gardiens fâcheux. Mais ce soir, je vous mets sous clef, comme le plus précieux des joyaux, car je crains les décisions de votre esprit troublé. Dormez...; il se faut résigner à ce qui ne saurait être empêché.

Puis tout se tait.

Les prisonniers sont seuls, réduits à l’impuissance.

— Oh! je la hais, gronde René !

— Très bien, approuve Cigale; seulement il sera bon de lui dire le contraire, car plus que jamais je désire quitter ce palais et ces sauvages.


Le diplomate grince des dents.

Ainsi il devra mentir avec la princesse, sourire à celle qui n’a pas eu une parole émue à l’adresse des martyrs, serrer la main fine qui portera désormais pour lui la tache sanglante de la cruauté chinoise.

Des esclaves saisissent Loret, Cigale.

Il se déshabille avec des exclamations rageuses.

Il se couche, s’enfonce sous les couvertures, avec l’espoir de dormir, de ne plus penser. Soins inutiles.

Son esprit travaille. Il revoit les salles où l’orgie se développe, les colonnes de marbre où pendent, guenilles humaines, des corps pantelants.

Dans sa tête se heurtent les cris de souffrance des victimes, les vociférations des bourreaux, les encouragements des spectateurs impitoyables.

L’hallucination le secoue éperdu. Il est là-bas, parmi ces mandarins, ces prêtres, ces guerriers en délire; les fleurs qui ornent les voûtes sont de sang, les torchères projettent des clartés rougeâtres sur l’assistance. C’est une assemblée de démons qui se contorsionnent dans un brouillard de pourpre. Des blessures béantes des martyrs, le sang coule en filets vermillon; cela tombe sur le plancher avec un bruissement sourd, devient une rigole, une flaque toujours plus large; le sol disparaît sous le liquide; c’est un lac empourpré dans lequel Tuan, agrandi, démesuré, étend voluptueusement ses pieds, chaussés de feutre, comme s’il pensait, cruel représentant d’une race décadente, en pleine décomposition, retrouver à cet horrible contact la vigueur et les mâles vertus des ancêtres.

Cigale en Chine

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