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ROSEAU-FLEURI

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Dans la litière de pourpre sans aucune ouverture, recouverte d’une soie légère, dont la trame large laissait filtrer à l’intérieur une lumière rose, deux femmes étaient assises.

Sur la banquette d’arrière, c’était une vieille dame, grasse et lourde, dont le visage était revêtu de cette peinture compliquée grâce à laquelle les matrones chinoises se flattent «de réparer des ans l’irréparable outrage».

Ses lèvres empruntaient leur couleur à l’infusion lactée de cochenilles; des plaques vineuses de miel de betteraves couvraient ses joues. Ses yeux bridés s’avivaient d’un halo dû à l’antimoine, et une ligne de vermillon éclatant coupait son front, figurant avec ses sourcils tracés à l’encre de Chine parfumée aux chrysanthèmes, le signe de la balance, emblème de la justice impériale.

Sa tunique violette aux soutaches mordorées serrait à en craquer ses épaules voûtées de graisse et son torse court et trapu retombait sur sa jupe de soie rose, où des dragons verdâtres aux prunelles jaunes s’entrelaçaient en bordure.

Sa coiffure se composait d’un diadème d’or ciselé à jour, appliqué sur une calotte de velours cramoisi, et aux oreilles, longues et transparentes, brimballaient de lourds pendants aux incrustations délicates de gemmes précieuses.

Tout autre apparaissait sa compagne, modestement installée sur le siège d’avant du véhicule.

Exquise celle-ci, — toute jeune, seize à dix-sept ans, — avec sa taille souple, onduleuse avec sa veste, sa jupe de soie vert d’eau, ornée sobrement de parements d’un jaune éteint qui indiquaient que la gentille personne occupait un haut rang à la cour.

Aucun bijou, aucun fard; un chapeau adorable affectant la forme d’un nymphéa, dont la corolle s’appliquait sur les cheveux, et là-dessous un visage d’ambre pâle, aux lèvres roses, un nez fin, délicat, des yeux noir-bleu, couronnés de sourcils dont l’arc délié ne devait rien à la peinture. En un mot la plus parfaite incarnation de la beauté chinoise du Nord.

Un léger balancemeut avertit les deux femmes que les porteurs de litière se mettaient en marche.

Alors la plus âgée indiqua du geste la place restée libre sur la banquette à côté d’elle.

— Viens ici, ma douce Roseau-Fleuri.

— Ta grandeur me trouble, ô Tsou-Hsi, puissante Impératrice Douairière, répliqua la jeune fille d’une voix douce comme un chant d’oiseau. Souffre que je demeure à la place d’une humble sujette, honorée par ta bonté de ta présence plus sucrée que le miel.

— Non, reprit celle dont le nom redouté venait d’être prononcé. Nous sommes seules, aucune étiquette ne s’impose, et je veux te traiter, non en sujette, mais en fille chérie entre toutes. Obéis, Roseau-Fleuri, et tu seras agréable à ta Souveraine.

Sans objection cette fois, la mignonne créature prit place auprès de la douairière. Celle-ci caressa les cheveux de l’adolescente de sa main grasse, dont les ongles prodigieusement longs, conformément aux rites de l’élégance chinoise, étaient protégés par des étuis d’or, et doucement:

— Tu. es belle comme je l’étais à ton âge, et la beauté réjouit mes yeux comme la clarté du soleil, demeure du Bouddha de Lumière.

— Ma beauté est tout entière dans le regard indulgent que tu abaisses sur moi.

— Non, te dis-je, fit l’Impératrice avec une nuance d’impatience, les génies des Lignes Pures entourèrent ton berceau, et si je t’aime ainsi qu’une fille, c’est que tu es parfaite. Non seulement tu as le charme, d’autres femmes le possèdent, mais tu as de plus qu’elles le savoir. Tu as étudié, passé les examens prescrits et tu pourrais, si la coutume de l’Empire ne s’y opposait, porter à ta coiffure le bouton de corail réservé aux mandarins de premier degré.

— Que mon oncle Liang soit béni par Confucius, lui qui m’a donné cette science dont ton affection est la récompense.

Tsou-Hsi eut un sourire qui laissa voir ses dents recouvertes d’un enduit de laque dorée.

— Oui, oui, Liang est un fin lettré, un poète inimitable. Le malheur est qu’il ne croit point aux dieux, et parfois je tremble que ses railleries n’attirent la colère des Invisibles sur nous.

— Ceux dont tu parles oseraient-ils s’attaquer à l’Empereur, à toi, qui représentez les dieux sur la terre?

L’impératrice ne répondit pas. Sans doute, au fond d’elle-même, éprouvait-elle à l’égard des divinités le scepticisme commun à toutes les «classes dirigeantes» en Chine; mais la superstition, qui a remplacé la foi dans l’Empire du Milieu, l’empêcha d’exprimer sa pensée.

Soudain elle reprit:

— Nous allons retrouver ton oncle au Palais d’Été ?

— En effet, il t’avait demandé la permission de s’y retirer.

— Pour parachever son poème sur la «Guerre de Demain du Dragon chinois contre le Diable Étranger».

Roseau-Fleuri joignit les mains:

— Ah! Étoile de l’Empire, j’ai lu quelques feuilles où le pinceau de Liang avait dessiné les signes de l’ouvrage. C’est superbe. Il met en lumière la barbarie de ces hommes venus d’Europe...

Tsou-Hsi se mit à rire... la jeune fille s’arrêta net au milieu de la phrase commencée et une rougeur monta à ses joues.

— Ne t’émeus pas, chère enfant, dit vivement la Douairière; j’oubliais que l’on peut haïr la barbarie sans haïr les barbares.

— Oh!

La rougeur de la jolie Chinoise s’accentua encore.

— Ne t’empourpre pas ainsi, poursuivit son interlocutrice. Ce René Loret est un joli garçon, et lorsque tu lui auras enseigné la politesse de notre cour, le raffinement de notre civilisation, il te fera honneur.

Roseau-Fleuri s’obstina à garder le silence.

— Voyons, continua l’Impératrice après un moment d’attente, tu me boudes?

— Peux-tu le croire, Rosée de mon cœur?

— Alors, souris-moi. Je le mérite bien, moi qui, dans les circonstances présentes, n’ai pas hésité à permettre tout à l’heure que mes gardes saisissent ce garçon qui se promenait à bicyclette, le bouclent dans une chaise à porteurs, et le conduisent au Palais d’Été, où tu vas le retrouver prisonnier, incapable de résister à ta volonté. Ce petit Diable Étranger te plaît, je te le donne; souris-moi.

Toute confuse, Roseau-Fleuri saisit la main de l’Impératrice et la porta à son oreille.

Une Européenne aurait appuyé ses lèvres sur la main de la Souveraine, mais les Chinois ne donnent jamais un baiser, qu’ils déclarent habitude barbare et malpropre. La mère même n’embrasse pas son enfant.

Roseau-Fleuri sursauta.


— Ah! fit Tsou-Hsi satisfaite, tu me reconnais donc pour ton amie, petite fantasque... Va, en protégeant ton penchant pour un blanc, j’ai voulu te prouver plus d’amitié encore que tu ne le supposes. J’ai voulu t’arracher à la condition de l’épouse chinoise, servante de son mari, esclave d’une tradition absurde. C’est ton mari qui sera ton esclave, car à la moindre résistance, tu lui feras appliquer la peine du bambou.

Roseau-Fleuri sursauta:

— Le battre, lui?

L’Impératrice éclata d’un rire sonore, vulgaire, de sa jeunesse pauvre marque indélébile dont elle n’avait jamais pu se défaire... Comparée par les uns à Agrippine, par les autres à Marie-Thérèse, Tsou-Hsi, d’origine tartare, était servante d’auberge autrefois. Vendue comme esclave au vice-roi de sa province, elle fut offerte en cadeau à l’Empereur Tchien-Fing. Et lors de sa première audience en tête à tête, elle battit le Fils du Ciel, à tel point que le monarque conçut pour elle un respect mélangé de terreur. Elle devint impératrice en second. Puis, son époux décédé, elle s’empara du pouvoir avec le titre de Régente, et, en 1875, elle plaça sur le trône un de ses neveux enfant, Kouang-Sou, mannequin docile derrière lequel elle continua à mener les affaires de la Chine.

Vraiment cette femme étrange ne pouvait résister à une folle hilarité devant le visage de Roseau-Fleuri, bouleversé à la pensée de bâtonner celui que la gentille princesse avait distingué.

Il est certain que la douairière allait cribler sa favorite de quolibets d’un sel plus ou moins délicat, lorsque des cris, des vociférations, des cliquetis d’acier parvinrent à ses oreilles.

— Qu’est-ce? fit-elle non sans étonnement.

La litière hermétiquement close ne permettait pas aux regards d’explorer les alentours, mais comme pour répondre à la question de l’Impératrice, la portière s’ouvrit brusquement, un homme bondit à l’intérieur et, s’abattant sur la banquette d’avant, tout en refermant l’ouverture, s’écria avec un ton, un accent impossibles à rendre.

— Pardon, Mesdames et la compagnie, une place dans le «sapin», s’il vous plaît. Le bitume est trop dur pour mes pieds.

C’était Cigale en personne naturelle.

Comment le Parisien avait-il été amené à commettre ce crime de lèse-majesté, car tel est le qualificatif de l’intrusion d’un homme quelconque dans la litière impériale?

Le plus simplement et surtout le plus innocemment possible.

Après s’être séparé de l’escorte des Ministres, il s’était enfoncé en flâneur dans la rue des Trois-Lances-Protectrices, où se groupent les boutiques des armuriers, couteliers et autres travailleurs de l’acier offensif ou défensif.

Parvenu au Palais de la Cour de Cassation, il avait remonté la voie qui longe ce yamen et l’Office des Sacrifices, puis, la quittant à hauteur de la façade de la rangée de bâtiments couverts de tuiles rouges agrémentées de losanges jaunes qui recouvrent l’Hôtel des Censeurs, les bureaux des Écuries et de la Garde Impériales, il s’était lancé dans la rue des Fils-et-Passementeries.

Ainsi il gagna le boulevard de l’Eclatante-Milice, lequel traverse toute la Ville tartare du sud au nord.

Amusé par la foule grouillante qui le coudoyait, il allait toujours, admirant au passage le Palais des Nobles-Ducs, le Temple des Deux-Tours, ainsi nommé à cause de ses pavillons octogonaux à sept toitures avec pointes recourbées vers le ciel, le Jardin des Fleurs, sorte de jardin d’expériences entouré par une clôture de bois peinte en bleu affectant les plus incroyables formes d’arabesques.

Le Parisien passa sous l’arc de triomphe Solitaire du Couchant, enluminé de vermillon et d’or, frôla les murailles des Temples de la Beauté et de la Tour de Briques et pénétra sur la place des Quatre-Arcs Glorieux de l’Ouest, située à l’intersection des artères fréquentées de l’Éclatante-Milice et de la Pacification-des-Rebelles.

Au milieu d’une cohue exubérante, il s’arrêta, admirant les arcs de triomphe élevés aux quatre points cardinaux, énormes portes de bois, laquées, dorées et fouillées en chimères, dragons, arbres et figures humaines.

Bien que Cigale eût une tendance très parisienne à dénigrer toute cité que sa mauvaise étoile a placée autre part que sur les rives de la Seine, il se sentait étourdi. La vie étrange de la cité chinoise exerçait sur lui un effet double et contradictoire. Il se sentait attiré par certains côtés, repoussé par d’autres. Et, pensif, il restait planté sur ses jambes, tel un héron, coudoyé par les passants incessamment en mouvement.

Le pasteur mandchou, couvert de peaux de mouton, venu en caravane des confins de l’Empire, offrait les poissons fumés du Baikal; les mineurs du Tchouen-Tzé criaient le prix du pétrole brut enfermé dans les vases de terre portés par des bourriquots maigres. Plus loin des files de chameaux apportaient de la côte des vêtements, des objets de toilette, des armes perfectionnées.

Des litières baroques, avec une seule roue fixée sous la caisse, attelées de petits chevaux à l’œil méchant, au poil long, s’ouvraient un sillon à travers la foule, flanquées de coolies trottant de chaque côté et assurant l’équilibre de l’instable machine au moyen de perches enfilées dans des anneaux ad hoc.

Et tout cela criait, glapissait, hurlait. Les éclats de rire, les vocables âpres des querelles, les phrases inviteuses des marchands ou dédaigneuses des acheteurs, braiements des ânes, hennissements des chevaux, se confondaient en une assourdissante cacophonie. On eût dit vraiment que chacun s’évertuait à faire le plus de bruit possible.

Et soudain, par le guichet de l’arc de triomphe de l’Est, une douzaine de cavaliers armés de la lance et du bouclier firent irruption sur la place.

Leurs blouses rouges, les soleils jaunes qui décoraient leur poitrine et leur dos, leurs coiffures coniques striées d’or et de vermillon, indiquaient leur fonction de hérauts de la cour.

Ils précédaient en effet le cortège de l’Impératrice Douairière, enjoignant au peuple de vider la place, suivant l’usage, car nul ne doit se trouver sur le passage des litières impériales, sous peine d’avoir les yeux crevés.

Naturellement Cigale ne comprit pas un mot à cette invitation, et, tout effaré, il assista à une déroute inexplicable pour lui.

Marchands, badauds, caravaniers se précipitaient comme un torrent vers les rues latérales; ânes, chevaux, mulets, chameaux, palanquins, charrettes aux roues pleines se heurtaient, se bousculaient.

Deux minutes après, la place était vide et le Parisien, quelque peu froissé, jeté par un remous de la foule contre un des piliers de l’Arc du Couchant, promenait autour de lui des regards ahuris

Les hérauts galopaient maintenant dans l’avenue de la Pacification des Rebelles. Sur leur route, les boutiques se fermaient, les jalousies des croisées s’abaissaient, des tentures blanches recouvraient la façade des maisons, et à l’intersection des rues, des escouades de tipaos tendaient en hâte de larges toiles noires.

— Ah çà, grommela Cigale parfaitement ignorant de l’étiquette qui règle les promenades des Souverains dans leur bonne ville de Péking, tous ces gaillards-là sont «maboul» !

Et, faisant quelques pas en avant, il considéra la rue déserte, silencieuse.

Mais des voix irritées retentirent.

Plusieurs tipaos, massés à l’angle de l’avenue de l’Éclatante-Milice, l’invectivaient avec force gestes, aussi obscurs pour lui que les paroles.

— Qu’est-ce qu’ils ont, ces espèces de singes? gronda le Parisien. Se figurent-ils que j’entends leur jargon de sauvages?

Certes, il eût mieux valu pour lui avoir quelque connaissance de la langue chinoise, car, exaspérés par son immobilité, les tipaos accoururent et l’un d’eux le frappa rudement à l’épaule de la baguette de bois qui, avec le tambourin de même substance, constituent les emblèmes de la profession d’agent de police.

On le frappait... Fichtre! Cigale n’était pas en humeur de supporter pareille licence. D’un bond, il se dégagea, se percha sur la jambe gauche, puis penchant brusquement le corps en avant, il détendit la jambe droite ainsi qu’un ressort d’acier et décocha un maître coup de chausson en pleine figure au tipao qui avait levé sur lui son bâton de police.

L’homme roula à terre, crachant des dents; mais ses camarades poussèrent un cri de rage, et d’un même élan se ruèrent sur l’Européen.

La lutte était trop inégale; la retraite s’imposait. Cigale s’avoua qu’il ne pouvait opérer une retraite honorable, calme, en disputant chaque pouce de terrain à l’ennemi; il lui fallait se replier en vitesse. Aussi, sans sacrifier à un vain point d’honneur, se mit-il à détaler à toutes jambes, poursuivi par les policiers dont les clameurs, il n’en doutait pas, signifiaient:

Il détendit la jambe droite ainsi qu’un ressort.


— Arrêtez-le! arrêtez-le!

D’instinct, le jeune homme s’élança dans la rue de l’Éclatante-Milice. De ce côté, il connaissait le parcours jusqu’à la Légation de France; mais à hauteur du Temple de la Tour de Briques, un nouveau peloton de tipaos lui barra le chemin, et il dut se jeter dans l’avenue qui relie la Pagode à la Porte Occidentale de la Ville Impériale.

A l’extrémité de cette voie, une draperie noire, tendue en travers de la chaussée, indiquait que l’artère située de l’autre côté de l’obstacle figurait dans l’itinéraire prévu pour la promenade impériale.

Cigale, qui continuait à ne rien comprendre à l’aventure, ne pouvait se donner cette explication. Il bouscula sans façon deux ou trois Célestes groupés respectueusement derrière la toile, souleva celle-ci et s’élança au delà.

Mais là, force lui fut de s’arrêter.

En face de lui se dressait l’enceinte de la Cité Impériale, et par la Porte Fleurie de l’Ouest débouchait à ce moment le cortège de l’Impératrice Tsou-Hsi.

Des cavaliers, porteurs d’étendards multicolores, ouvraient la marche; venaient ensuite des compagnies de musiciens, des gardes du palais, cuir rassés, casqués, le bouclier portant en relief l’insigne qui les a fait appeleles Dragons Noirs.

Et puis une litière de pourpre à croisillons d’or se montra à son tour.

Le fugitif entrevit tout cela dans l’espace d’un éclair. Il était bloqué. Devant lui, le défilé ; derrière, les tipaos dont les cris se rapprochaient.

Que faire?

Brusquement les tipaos soulevèrent la toile noire. Ils le pouvaient sans crainte puisqu’ils poursuivaient un homme ayant enfreint les édits relatifs aux promenades des Souverains.

Déjà ils cernaient Cigale; celui-ci se dégagea encore et reprit sa course. Mais, hélas! des cavaliers de l’escorte s’étaient détachés. Un cercle d’ennemis l’entourait dont la litière occupait le centre. Des lances, des sabres le menaçaient.

Dans une lueur, il devina que le véhicule contenait quelque grand personnage qui peut-être le tirerait d’affaire, lui, qui pouvait se réclamer de la Légation de France, et sautant, écartant les porteurs, il se précipita tête baissée dans la chaise où Tsou-Hsi discourait avec Roseau-Fleuri.

Peindre la stupéfaction de l’Impératrice est chose impossible.

Jamais les traditions de la dynastie, précieusement conservées au Palais des Parchemins Peints (bibliothèque), n’avait prévu qu’un étranger envahirait la litière de la Souveraine.

Et ce fait incroyable, dont la prévision n’avait hanté aucun lettré, se produisait.

A travers les parois de soie, les murmures des gardes, des tipaos, arrivaient jusqu’aux personnages enfermés dans le palanquin. Évidemment, dragons noirs, agents de police étaient pétrifiés, épouvantés. Ils craignaient d’être frappés par la colère des dieux, représentés par les bourreaux du Palais, pour avoir laissé commettre ce crime de lèse-majesté, ce sacrilège.

Cependant Cigale, tout haletant encore de la course qu’il venait de fournir, considérait ses compagnes. C’étaient des Chinoises, à n’en pas douter... Alors comment se faire comprendre?

IL SE PRÉCIPITA TÊTE BAISSÉE.


Soudain il eut une exclamation de joie. Roseau-Fleuri lui parlait en français.

— Tu es du pays des Francs? demanda-t-elle.

— Oui, mademoiselle.

— Et tu ignores sans doute que cette litière est celle de l’Impératrice douairière?

Le Parisien fit la moue:

— De l’Impératrice?

— Ici présente.

Et les yeux de la jeune fille désignèrent Tsou-Hsi.

— Ma foi, mademoiselle, reprit-il, depuis une demi-heure, je ne sais plus comment je vis. J’étais sur une place, où il y a quatre arcs de triomphe...

— Les arcs de l’Ouest.

— Peut-être bien. Des cavaliers arrivèrent au galop en criant. Tout le monde s’est sauvé, excepté moi. Alors des olibrius en rouge se sont jetés sur moi, j’en ai assommé un et je me suis enfui, pourchassé par les autres. Je suis arrivé ici comme votre litière passait. J’étais environné de lances et autres instruments nuisibles à la santé. Bref, je me suis réfugié dans cette guimbarde — il se reprit vivement — dans cette chaise à porteurs, pensant y trouver un mandarin qui pourrait me renvoyer à la Légation de France, où je demeure.

Les yeux de Roseau-Fleuri s’animèrent:

— A la Légation... Alors tu connais René Loret?

— René Loret?

Cigale hésita un moment, mais le souvenir lui revint: c’était le nom que s’était attribué l’élégant bicycliste rencontré quelques heures auparavant dans la rue du Damier.

— Parfaitement, je le connais, un grand beau garçon, blond, avec la moustache fine.

— C’est cela! c’est cela!

Elle frappa ses mains l’une contre l’autre; puis, s’adressant en langue mandarine à l’Impératrice, elle parut la supplier. Tsou-Hsi résista d’abord; enfin elle fit un signe affirmatif.

Et, joyeuse, Roseau-Fleuri reprenant la parole en français:

— Écoute. Si je te remets aux tipaos, ils te tueront certainement, car ton crime est grand. Il est un moyen de te sauver, c’est de consentir à être mon prisonnier.

— Ma foi, mademoiselle, cela ne m’a pas l’air pénible.

— Du reste, tu ne t’ennuieras pas, car tu vivras avec un autre personnage de ta nation, prisonnier comme toi.

— Mademoiselle, je me confie à vous.

— Bien.

Ravie de son obéissance, l’aimable Chinoise murmura cette phrase dont le sens échappa à son interlocuteur:

— Comme cela, il ne connaîtra pas l’ennui... Avec un serviteur de son pays, il s’accoutumera à vivre parmi nous.

Puis vivement elle appela:

— Bimbo?

Une voix rude répondit du dehors:

— Lumière du Ciel, quelle est ta volonté ?

— Tsou-Hsi, Éclat des Demeures Impériales, ordonne à ses fidèles de reprendre leur marche. Elle garde le coupable pour le punir elle-même, Allez, et que la route du Palais d’Été vous soit douce.

Une minute s’écoula. Des chuchotements étouffés bourdonnèrent autour de la litière close, puis celle-ci se balança mollement au pas rythmé des porteurs. A travers les rues désertes, le cortège se déroulait de nouveau. Il gagnait la Porte de la Pacification des Rebelles, et laissant à gauche le Terrain de Manœuvres occidental et le Temple de la Lune, il suivait la route qui borde le fossé extérieur de la ville tartare et s’embranche, entre les Temples des Grands Biens, de l’Aspiration Céleste et de la Communion des Sages, sur la large avenue qui mène, par le village de Hai-Tien, au Palais d’Été de Yuang-Ming-Yuan, dont les multiples chalets et les pagodes se cachent dans les ombrages d’immenses jardins.

Personne ne parlait dans la litière. Cigale eut le temps de réfléchir.

Au fond, il avait envie de rire, état d’esprit tout naturel chez un enfant de Paris qui se voit, par suite des combinaisons du hasard, admis à voyager dans la compagnie d’une Impératrice, souveraine maîtresse de la vie de quatre cents millions d’hommes.

Pourtant un peu d’inquiétude se mêlait à sa gaieté. Comment finirait tout cela? Certes, il préférait la captivité à la mort, étant donné surtout qu’elle lui apparaissait comme devant être une captivité dorée. Mais enfin, si douce qu’elle fût, la prison ne valait pas la liberté.

Pourrait-il aviser M. Pichon de sa situation?

Un instant il songea à interroger ses compagnes. Toutes deux avaient fermé les yeux et demeuraient immobiles, ainsi que deux incarnations des Bou-Jsi, ces divinités du Sommeil chinois; il n’osa pas troubler leur repos apparent.

Et dans la pénombre rougeâtre de la litière, il attendit la fin du voyage, muet et sans mouvement comme elles-mêmes.

Le véhicule s’arrêta enfin.

Rappelées à elles par la cessation du balancement berceur de la chaise, Tsou-Hsi et Roseau-Fleuri levèrent leurs paupières.

L’organe rude de Bimbo, le chef des porteurs, retentit à l’extérieur. La jeune fille répondit par un ordre bref, puis regardant Cigale:

— Nous sommes arrivés. Tu vas descendre, et tu te laisseras guider par les serviteurs chargés de ce soin.

— Oui, mademoiselle... mais...

Elle mit un doigt sur ses lèvres:

— Tais-toi. Toute question serait indiscrète en ce moment.

Le ton était sans réplique. S’inclinant devant l’Impératrice et sa favorite, le Parisien ouvrit la portière, placée à l’avant de la litière, et sauta à terre.

Tout d’abord le passage de la demi-obscurité à la lumière crue du jour l’éblouit.

Puis ses yeux s’accoutumèrent à la clarté ; il promena autour de lui un regard curieux.

Il se trouvait au milieu d’un rond-point, au sol recouvert d’une couche épaisse de sable doré, recueilli à grands frais dans le chenal de la rivière Pei-Ho.

De la circonférence, ainsi que les rayons d’une étoile, partaient des avenues qui se perdaient dans les massifs d’arbres géants, d’arbustes aux feuillages variés dont les troncs, jaillissant du sol, étaient cernés par des bordures de fleurs.

En face de lui, un pavillon de bois, à la toiture dorée, orné de balcons, de colonnettes à jour, enduits de laque bleue rechampie d’argent et de vermillon, dressait sa silhouette bizarre et gracieuse.

Les porteurs, selon l’étiquette chinoise qui interdit de regarder descendre d’une litière impériale, tournaient le dos à la chaise. L’escorte avait disparu, mais à quelques pas, quatre serviteurs vêtus de la blouse courte, du pantalon large, l’un et l’autre bleus à bordures jaunes, semblaient attendre le voyageur.

Cigale marcha vers eux, et tandis que le palanquin s’enfonçait dans une allée du parc du Palais d’Été, ces hommes guidèrent le Parisien vers le chalet.

Sur leurs indications mimées, il gravit trois marches, traversa une véranda dont la toiture était supportée par des dragons, et pénétra dans la maison.

Au hasard il ouvrit la première porte découpée dans la paroi de droite de l’antichambre, mais il s’arrêta sur le seuil avec un cri de stupéfaction.

Au centre d’un salon dont les murs tendus de soie violette à palmettes d’argent étaient creusés en niches, où des bouddhas se prélassaient, les jambes repliées, environnés par les volutes bleuâtres des fumées d’encens s’échappant de brûle-parfums de bronze, un homme était debout, les traits contractés par la colère.

Et cet homme était René Loret, le bicycliste de la rue du Damier.

Cigale en Chine

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