Читать книгу Cigale en Chine - Paul d' Ivoi - Страница 15

TROIS LETTRES

Оглавление

Une semaine s’était passée. Cigale et son compagnon avaient changé de prison. Le lendemain de leur entrevue avec Roseau-Fleuri, une litière escortée par douze soldats de la Première Bannière (fanion triangulaire jaune bordé de festons verts) s’était arrêtée devant le chalet des Papillons Bleus. Sur l’invitation que leur avait adressée l’officier, mandarin à bouton de cuivre, commandant la troupe, les jeunes gens s’étaient enfermés dans la chaise, avertis qu’un appel, une tentative d’évasion seraient punis de mort.

Cependant, concession à leurs habitudes européennes, des ouvertures circulaires de la dimension d’une grosse montre, avaient été ménagées dans es parois latérales du véhicule.

Ainsi les voyageurs pouvaient regarder au dehors et Loret reconnut bientôt qu’on les ramenait à Péking.

Le long du chemin, il nommait à Cigale les monuments, les localités. Les murailles de la capitale avec leurs tours carrées, les fossés parsemés de flaques d’eau croupie, attirèrent leur attention, puis l’avenue de la Pacification des Rebelles, la place des Quatre-Arcs de Triomphe de l’Ouest, à laquelle le Parisien montra le poing, car c’était là qu’un coup de pied, détaché à un tipao, l’avait conduit dans la litière impériale et ensuite à une détention dont il était impossible de prévoir la fin.

La chaise à porteurs cheminait toujours. A présent, elle longeait la seconde enceinte de la Cité, la muraille de la Ville Impériale; elle atteignait la porte occidentale et, la franchissant, s’engageait dans la voie de la Rivière des Perles.

Laissant à gauche le palais de la Lumière Éclatante, le temple de la Protection Perpétuelle et le parc des Ames Réunies, les porteurs traversèrent le pont de marbre blanc jeté entre le Lac du Nord et le Lac du Milieu. Un instant les captifs aperçurent les eaux bleues, sur lesquelles semblaient voguer, nefs parfumées, les corolles des nymphéas, des sagittaires, des lotus, des nénuphars, et les îlots artificiels supportant les pagodes des Cinq Dragons, le belvédère de l’Ile Jolie, le sanctuaire des Nuages Aquatiques; puis les bâtiments de la Rotonde leur masquèrent la vue des ondes frissonnant au souffle de la brise.

L’escorte redescendit vers le sud et enfin s’engouffra sous la Porte Fleurie de l’Ouest, percée presque à l’extrémité méridionale de la troisième enceinte qui enclôt de ses murs, coiffés de tuiles jaunes, la Cité Interdite, où, seuls, la famille impériale, ses esclaves et les fonctionnaires de la Cour ont le droit de pénétrer.

Cigale ouvrait des yeux énormes, enchanté au fond de lui-même d’être admis à circuler dans le fouillis de palais — le Palatin — dont l’ensemble forme la Ville Rouge, si jalousement fermée, non seulement aux Européens, mais encore au peuple de Chine.

Et Loret, déchiffrant les signes gravés sur des plaques de marbre multicolore, encastrées dans le fronton des pagodes, des palais, des pavillons, lui expliquait la destination de ces divers édifices.

— Ici, à droite, disait-il, groupés dans l’angle ouest des remparts d’occident et du midi, voici le kiosque du Repos Universel, le département des Vêtements Célestes (garde-robe) et le pavillon des Plantes Odoriférantes (pharmacie); à votre gauche vous apercevez l’Administration du palais et le temple de l’Héroïsme Militaire (imprimerie). Devant nous, cette balustrade de fer contournée en végétations et en animaux fabuleux, émaillés des couleurs les plus fantastiques, est la limite séparative entre les résidences proprement dites de la Cour et les annexes.

Et une barrière s’ouvrait en grinçant, comme si les hydres, les dragons de fonte avaient voulu protester contre l’intrusion des étrangers dans l’antre impérial où s’élaborent les révolutions.

Sous un arc de triomphe érigé en l’honneur de la Souveraine Concorde, la litière passait, traversant la cour du même nom, contournait les pagodes de la Vertueuse Souveraine et de la Protectrice Concorde, laissant en arrière les pavillons de la Rédaction des Affaires de l’État et de la Beauté Littéraire.

Un nouvel arc à deux étages se présentait, porte de la Pureté Céleste, puis un temple dédié à la même divinité, puis le palais de la Paix Réciproque, où se trouve la salle du trône, avec à gauche les bâtiments de la Glacière, et à droite le péristyle orné d’une colonnade de la Maison des Parchemins Peints (bibliothèque).

Enfin on pénétra dans une cour spacieuse, dallée de stuc et parsemée de corbeilles fleuries. En avant, les jeunes gens remarquèrent une ligne de constructions qui semblait barrer l’horizon, tandis que les côtés de l’espace libre étaient fermés par la façade des six palais d’Orient et des six palais d’Occident, où vivent enfermées les femmes esclaves et les eunuques de l’Empereur.

Loret montra à son compagnon les bâtiments situés devant eux et murmura:

— Regardez, voici le palais de l’Impératrice Douairière.

Impossible de décrire la fantaisie de ce palais. Vu sa destination, les artistes chargés de l’orner ont accumulé les idées bizarres, compliquées, folles, où se complaît le génie chinois.

Profusion de toits aux pointes recourbées, de clochetons, de pinacles porte-clochettes, de faîtières sinueuses et historiées; les motifs sculptés s’enchevêtraient sur les murs, assemblage polychrome de bois laqué, de marbres, de stucs; pour donner une idée de l’étrangeté du palais, un détail suffira. Le perron accédant aux appartements du rez-de-chaussée est bordé par des rampes dorées, figurant des dragons qui menacent les visiteurs de leurs gueules ouvertes, et dont les queues écailleuses se redressent en colonnes pour supporter la toiture inclinée, étendue comme un vélum au-dessus de la terrasse-véranda.

Quelques minutes après, les captifs, extraits de leur prison ambulante, étaient précieusement enfermés dans un pavillon situé à l’est de la masse principale des édifices réservés à Tsou-Hsi et à sa suite.

Ouvrant aussitôt les croisées, garnies de stores jaunes, sur le champ desquels se contorsionnait la forme du dragon vert, ils examinèrent les environs. Leurs fenêtres donnaient sur une cour fleurie ménagée derrière le palais.

Au delà, alignées en avenue triomphale, des portes étincelantes de laque rouge et d’or se succédaient: Porte de la Résidence de l’Impératrice, Porte du Guerrier Divin, Porte Supérieure du Nord. A quelques centaines de mètres, la hauteur artificielle de Belle Montagne ou Montagne de Charbon (Kin-Chan) arrêtait la vue sur sa surface conique, tendue devant l’horizon comme un écran.


Les demeures des esclaves et eunuques fermaient les bas-côtés de la cour.

Cigale, après une rapide inspection, grommela:

— Pas gagné au change. Notre prison est plus facile à garder que l’autre.

Et Loret approuva d’un geste las.

— Aussi, conclut le Parisien avec l’audace tranquille de ses compatriotes, ça sera bien plus tordant de glisser entre les pattes des mandarins.

Son compagnon leva sur lui un regard étonné :

— Verriez-vous un moyen de fuir?

— Non, pas encore. Si je le voyais, ce serait fait. Seulement, mettez-vous bien dans la sorbonne que je trouverai. Un parigot ne peut pas se laisser rouler dans la plume par des macaques jaunes.

Le visage du diplomate exprima le doute. Évidemment l’évasion lui paraissait invraisemblable.

Et l’événement sembla lui donner raison.

Durant cinq longues journées, la vie s’écoula, terne, monotone, pour les prisonniers.

Des eunuques à la robe jaune bordée de rouge, le fouet à manche d’ivoire, la tresse de soie blanche et le sabre court à la poignée de corne passés dans la cordelière écarlate qui ceignait leurs reins, servaient les repas. De midi à deux heures, les Français étaient invités à descendre dans le jardin réservé derrière le palais.

Ils se promenaient mélancoliquement dans les allées recouvertes de stuc, parmi le corbeilles de fleurs, façonnées en formes étranges.

Puis on les enfermait de nouveau.

L’ennui pesait sur eux.

A quelles résolutions extrêmes les eût conduits cette situation étrange en se prolongeant, nul ne saurait le dire. Heureusement, le matin du sixième jour, un serviteur fut introduit auprès d’eux.

Il était porteur d’une grande enveloppe argentée, constellée de placards de laque à cacheter, sur lesquels un moule de métal avait tracé l’image en creux d’un roseau garni de son panache fleuri.

Les armes étaient parlantes. Loret n’eut aucune peine à deviner que la princesse était sa correspondante, et tandis que le messager allait attendre sa réponse dans la pièce voisine, il déchira l’enveloppe.

Deux papiers s’en échappèrent: l’un couvert de caractères latins; l’autre, plus épais, de signes chinois dessinés en vermillon.

Et d’instinct ce fut sur celui-ci que René jeta d’abord les yeux.

C’était une lettre de Roseau-Fleuri. Voici ce qu’elle contenait:

« Oiseau doré du livre rose de ma pensée aimable,

« Les pages encloses en cette feuille peinte sont dues à la plume de tes

«compatriotes, qui n’ont pu adopter, ainsi que nous, le pinceau aux cour-

«bures moelleuses.

« Lis-les, doux Ami d’Opale; lis-les pour te rendre compte que tu m’as

«méconnue, et qu’en t’imposant une captivité brodée des fils les plus ténus

«fournis par les Souhaits Prospères, c’est ta vie cent fois précieuse que j’ai

«voulu préserver.

« Je n’insiste pas. A quoi bon se targuer de ses bienfaits? Pourquoi

«dire: Je suis le Corail Blanc ou bien l’Améthyste qui fixe les Violets du

«Soir? Les Dieux t’ont donné des oreilles, des yeux, une âme. Entends,

«vois, comprends, et que le Dragon Vert de l’Éternel Hyménée te conseille.

« D’une rive à l’autre je traverse le Fleuve de ma Pensée pour t’entre-

«tenir, cher Cœur de Jade et de Lapis. Te dérober aux coups des Illuminés,

«des Poings Fermés de l’Immuable Harmonie ne me suffit pas; je désire

«au plus profond du Jardin Fleuri de mes Rêves écarter de toi les vols

«funèbres des Libellules et Papillons de Tristesse. Consens à venir ce soir au

«Dîner d’Apparat de la Cour. Je te verrai, tu m’enseigneras l’Ame française

«que je m’efforce de conquérir puisqu’elle a ta sympathie.

« Et la Joie Infinie étant Rayon de Lumière, les Étoiles du Ciel souriront

«à la Petite Étoile Terrestre de Bonheur qui puisera son Éclat dans Ta

«Présence, plus suave que les Inestimables Biens.

« Ta petite Perle Brisée,

« ROSEAU-FLEURI.»

René Loret avait achevé la lecture de cette lettre singulière. Sous les phrases contournées, alambiquées dans le plus pur style chinois, il sentait percer la souffrance.

Et un homme jeune, bon, généreux, n’est jamais indifférent à la douleur causée par lui.

— Pauvre petite princesse, murmura-t-il, pourquoi est-elle Chinoise? Pourquoi sa cervelle a-t-elle été pétrie de toute la fantasmagorie dont s’obscurcit l’intelligence des fils de Han?

— Vous savez que vous pensez tout haut, remarqua gravement Cigale. Si vos réflexions ne me regardent pas, vous serez sage de baisser la voix.

Mais le diplomate, avec un peu d’impatience:

— Vous ne vous figurez pas le sentiment que j’éprouve...

— Mais si, mais si.

— Quoi, vraiment vous...?

— Dame, on vous appelle Oiseau Doré, Petit Cœur de Jade..... ça vous flatte.

— Non...

— Allons donc, cela se voit bien. Au surplus, en voulez-vous une preuve.

— Je serais curieux de la connaître.

— Je sers chaud. La preuve est que vous avez entre le pouce et l’index un manuscrit sans doute volé à quelque Européen, et que vous ne songez pas à en prendre connaissance.

A cette brusque attaque, Loret demeura coi.

C’était vrai, il tenait à la main l’autre papier, extrait tout à l’heure de l’enveloppe argentée de la princesse, et il avait oublié ce document.

— Vous avez raison, avoua-t-il, à l’heure où les Européens sont en danger, — les paroles de Roseau-Fleuri le démontrent, — il y a une sorte de trahison à rêver à l’une de leurs ennemies. Lisons.

Ce disant, René examinait la feuille.

Le haut de la page avait été déchiré ; sans doute Roseau-Fleuri avait voulu cacher la provenance exacte de ce manuscrit. Mais les lignes tracées en français amenèrent sur les lèvres des jeunes gens les mêmes paroles:

— La Légation de France.

— Dont on a tué le messager, ajouta Cigale.

— Vous croyez?

Pour toute réponse, le Parisien montra le bas de la feuille. Il portait une maculature rougeâtre. Le papier gondolé attestait qu’un corps humide s’y était attaché.

— Du sang, fit sourdement Cigale. Du sang qui a été lavé.

Loret le considéra avec une pâleur rageuse au front.

— Oui, gronda-t-il enfin, du sang. Alors!...

— Un messager portait cela à la côte sans doute. Il a été assassiné, et l’on trouve drôle de nous demander de la reconnaissance en échange d’un parchemin sur lequel s’est exhalé peut-être le dernier soupir d’un des nôtres.


Les sourcils froncés, la colère flambant en leurs yeux humides, les prisonniers se regardaient. Soudain Cigale frappa sur l’épaule du secrétaire d’ambassade.

— Il est mort en faisant son devoir, celui-là. Le nôtre est de lire et de faire l’impossible pour aller ensuite partager les périls qui entourent nos compatriotes.

Et, penchés sur le papier, ils dévorèrent ces lignes:

« L’origine de la révolution qui menace de bouleverser la Chine est au Palais Impérial même.

« Tsou-Hsi, l’Impératrice Douairière, s’apercevant que l’empereur Kouang-Sou, qu’elle tenait en tutelle, intriguait pour se débarrasser de sa tyrannie, a exécuté un véritable coup d’État.

« Elle tient Kouang-Sou prisonnier.»

— Tiens, remarqua Cigale, il parait que c’est de mode ici. Chaque dame a son captif.

Mais il poursuivit aussitôt sa lecture:

« Elle l’entoure d’honneurs, mais règle ses moindres actions. Et pour ne laisser subsister aucun doute sur ses projets d’avenir, elle a fait proclamer héritier présomptif le petit-fils du prince de sang Tuan, chef reconnu de la secte secrète des Boxers, ennemi irréconciliable de la civilisation européenne.

« A la nouvelle de cet acte politique, toutes les sociétés secrètes qui pullulent en Chine, car tout citoyen fait partie d’une association quelconque, toutes ont poussé un cri d’allégresse. Lettrés sans emploi, négociants ruinés, mendiants affamés, voleurs de grands chemins ont flairé le pillage. Les chefs boxers les ont enrôlés, armés, enrégimentés, et, à cette heure, des centaines de mille Illuminés — c’est ainsi qu’ils se nomment — se préparent à attaquer les gens d’Europe, les chrétiens, comme ils disent.

« Incantations, sortilèges, miracles hypnotiques ameutent la foule, et le sang coule.

« Le 12 mai, le village de Kao-Loa a été incendié, 70 personnes ont péri dans les supplices. Les missions de King-Tchéou, de Léou-Pa-Tchang, de Tou-Tcheng, d’Ou-Kiao, de Cheun-Tchéou, au nombre de 54, sont dévastées. Les indigènes convertis fuient de toutes parts.

« A Pékin, la situation n’est pas meilleure.

« Des affiches, apposées même sur les murs des Légations, excitent le peuple au massacre des Européens. Par les rues, des bandes armées circulent en proférant des menaces de mort.

« Hier, un attaché à la Légation belge a été attaqué dans l’avenue des Guerriers-Sans-Peur, traîné dans la boue, blessé. Il a dû la vie à l’arrivée inopinée d’un groupe de marins envoyé de Tien-Tsin à titre de renfort.

« Il est à craindre qu’avant peu les Légations soient assiégées par les Boxers. Nous pourrons mourir, certes, mais nous sommes trop peu nombreux pour opposer une résistance utile.

« Au nom de la France, envoyez des renforts. Télégraphiez à Paris; que l’on s’émeuve enfin, car, si l’on tarde à agir, de tous les établissements européens en Chine, il ne restera que des décombres, dressant leurs pans noircis au-dessus d’une boue sanglante.

« Télégraphiez... Les minutes sont des heures.»

Comme la partie supérieure, le reste de la lettre manquait. On n’avait pas voulu que les captifs en connussent la signature.

Cigale et Loret se regardèrent et eurent un même geste d’étonnement.

Tous deux étaient livides.

Une même angoisse les avait étreints en lisant cette lettre française qu’un luxe de précautions avait faite anonyme pour eux.

Qui avait lancé ce cri d’appel? Qui avait mis dans ces lignes brèves son agonie. morale?

Et puis une question effrayante se posait.

A quelle date remontait la missive interceptée? Les Légations avaient-elles subi l’assaut des Boxers; la tragédie redoutée s’était-elle accomplie?

Comme malgré eux, ils prêtent l’oreille, s’attendant à percevoir, à travers les murailles de la Cité Interdite, la fusillade suprême, les clameurs de la mêlée dernière des quelques Européens engloutis sous la marée montante des rebelles.

Non, rien, aucun bruit de lutte. Les clochettes du Palais de l’Impératrice seules, au balancement du vent, font tinter leur bruissement ironique.

Partout, le silence, le calme. Est-ce le silence qui précède l’assaut, ou bien le calme suivant la victoire; le calme des assiégés prêts à défendre chèrement leur vie; ou le silence des nécropoles, des cités dévastées où les cadavres dorment l’éternel sommeil au milieu de flaques de pourpre, comme en des manteaux de Césars faits du sang des braves, parmi lesquels la Mort, avide Impératrice de la Nuit, recrute incessamment ses cohortes d’honneur?

Pas de réponse. Dans le ciel bleu passent de blancs nuages, et les clochettes tintent toujours.

Brusquement un coup de talon furieux ébranle le plancher.

C’est Cigale qui manifeste sa colère:

— Il faut aller aux Légations le plus tôt possible... Car, nom d’un chien, s’ils tournent de l’œil sans nous, nous sommes déshonorés.

— C’est mon avis, réplique sourdement Loret, mais le moyen?...

Le Parisien trépigne:

— Le moyen... vous l’avez... Si vous m’aviez écouté, il y a trois semaines; nous serions libres.

Un frisson secoue son interlocuteur. Il sait ce que va dire Cigale et il éprouve une tristesse nouvelle.

— Roseau-Fleuri, poursuit le gavroche, veut vous épouser. Eh bien! flattez sa manie, faites semblant d’être dans ses vues. Elle est contente, elle pense vous tenir. Plus de surveillance, la possibilité de combiner un plan d’évasion.

René résiste encore:

— Mentir, tromper, cela me répugne...

Mais il s’arrête. Cigale s’agite comme un insensé. De ses lèvres crispées jaillit la raillerie acerbe de la rue parisienne:

— Pauvre chéri, faut peut-être mettre des gants avec cette princesse couleur de canari. Tiens, qu’elle dit avec des yeux de merlan frit, voilà la lettre d’adieu de ceux que mes caprices transforment en chair à saucisses, viens roucouler à mes genoux. Non, vrai... ça vous va... et quand on vous propose de lui monter un bateau, vous répondez: Je ne marche pas!

— Oh! oh! monsieur Cigale, gronda Loret vibrant sous l’insulte.

L’accent de douleur profonde du jeune homme calma la verve caustique de son interlocuteur. Se reprenant, se contraignant au calme, celui-ci dit:

— Voyons, je ne veux pas vous faire de la peine, mais entre nous, quoi? mentir, tromper, c’est ennuyeux bien certainement, surtout quand on est un gros rentier et que l’on pêche à la ligne... Seulement les prisonniers qui veulent reprendre leur liberté, histoire d’aller claquer avec les pays, ça fait une petite différence.

Loret lui tendit la main.

— C’est vous qui avez raison. Merci d’avoir parlé comme vous l’avez fait.

Et s’approchant d’un secrétaire ouvert, sur la tablette duquel se voyaient des bandes de parchemin, des pinceaux et des flacons emplis de couleurs diverses, le diplomate commença à dessiner des caractères chinois.

— Écrivez donc en français, conseilla le Parisien, vous irez plus vite. René secoua la tête:

— Non... une épître dans sa langue lui sera plus agréable et puisque...

— Bien, bien!... je n’insiste pas. Allez toujours.

En dix minutes, la bande de papyrus se couvrit de signes, et Loret lut à haute voix:

« Petite Hirondelle d’Ivoire et de Nacre,

« Mes yeux ont pieusement parcouru les Papiers Heureux que ta main

«divine enferma dans l’argent de l’enveloppe. J’ai compris combien j’avais

«été cruel pour toi. Le chemin du Repentir Sincère s’est offert à mes

«pas. Je m’y engage. Ce soir, à ton Signal Bleu, mon ami et moi, te sui-

«vrons au Dîner d’Apparat du Céleste Kouang-Sou.

« A ton Cœur d’Albâtre je fais les Trois Génuflexions.

«Ton fiancé au Cœur de Rubis,

«René LORET.»

LE VILLAGE DE KAO-LOA A ÉTÉ INCENDIÉ.


Cette fois, Cigale approuva sans réserve. La lettre, dûment cachetée, fut remise au messager de la princesse, qui s’éloigna.

Les Français étaient demeurés seuls dans l’antichambre où cet homme avait attendu.

Quelle curiosité les poussa à s’approcher de la fenêtre ovale, unique ouverture pratiquée sur la façade principale du palais? Ce fut un mouvement machinal, instinctif. Et ils regardèrent le serviteur courant à travers les massifs en fleurs, la tête baissée, afin de ne point commettre le crime de lèse-majesté de lever les yeux vers les fenêtres de l’Impératrice.

Ils le virent s’engouffrer dans le pavillon où résidait Roseau-Fleuri, et comme ils allaient se retirer, un tumulte inaccoutumé les cloua à leur place.

Des deux côtés du Palais de la Salle du Trône débouchaient des troupes de musiciens.

Des trompettes ouvraient la marche, puis des cohortes d’instrumentistes, puis des porte-bannières, des porte-planchettes à titres (ainsi nommés parce qu’ils tiennent des planches rouges sur lesquelles sont inscrits les grades, qualités, etc., de leur maître). Les premiers arrivés se massaient dans les bas-côtés de la cour et d’autres survenaient incessamment; à des pelotons de réguliers chinois succédaient des bandes en guenilles armées à la diable, marchant sans ordre comme une houle humaine, et puis encore d’autres soldats, d’autres troupes non disciplinées.

Bientôt la cour offrit l’aspect d’une fourmilière. Les allées ne suffirent plus à contenir la foule entassée, et les corbeilles de fleurs furent submergées, piétinées, anéanties. Tous ces gens qui se pressaient à s’étouffer semblaient avoir un mot d’ordre commun: laisser au centre un chemin libre. Pourquoi?

Cigale et Loret n’allaient pas tarder à le savoir.

Un cavalier parut, la face maigre, le nez en bec d’aigle, l’œil froid et cruel, évoquant le souvenir d’un triomphateur de la Rome antique. Vêtu de couleurs sombres, pâle, indifférent, il poussait lentement sa monture vers le perron.

Et tout à coup, une immense acclamation monta vers le ciel:

— Gloire au prince Tuan, le libérateur de la Chine; le Fléau des Diables Étrangers!

Il ne salua même pas. On eût dit que les hurlements fanatiques de ceux qui l’accompagnaient, le cliquetis des armes, le tonnerre d’un enthousiasme voisin du délire, ne parvenaient pas jusqu’à ses oreilles.

Un cavalier parut, la face maigre.


— Vive Tuan! Louange à Tuan! Honneur à Tuan!

Ces clameurs montaient en fusées rugissantes, et les captifs regardai ent, non sans une secrète terreur, ce chef du soulèvement, impassible, inaccessible même à l’enivrement du triomphe, qui marchait ainsi qu’un envoyé du destin, un légat de la fatalité, incarnation terrifiante de la haine des races jaunes pour la civilisation d’Europe.

Ils tressaillirent quand le silence se fit brusque, sans transition, et se penchant par l’étroite ouverture, ils distinguèrent, descendant le perron central pour recevoir le prince, l’Impératrice Douairière elle-même.

Soldats, musiciens, Boxers, s’étaient prosternés d’un coup, tels les épis orgueilleux que couche un vent d’orage; mais des fronts marquant leur empreinte dans la poussière, des lèvres muselées par le respect, sourdait un murmure triomphant de joie sauvage.

La réception de Tsou-Hsi était en dehors de toutes les traditions de l’étiquette de la Cour. Jamais Prince n’avait été honoré à ce point. Ce peuple de fanatiques comprenait pourquoi la Douairière agissait ainsi. C’était pour lui dire:

« Peuple, je hais comme toi les gens d’Europe. Comme toi, je salue Tuan qui t’a prêché la révolte!»

Et comme Loret, attristé par ce spectacle qui lui démontrait l’effroyable danger suspendu sur la tête des Résidents à Pékin, détournait les yeux, il distingua, à l’une des fenêtres du pavillon, Roseau-Fleuri, la princesse elle-même, couronnée de fleurs, qui semblait sourire à l’égorgeur princier des Européens,

Un flot d’amertume gonfla son cœur, il rentra précipitamment dans la première pièce, où le secrétaire encore ouvert lui rappela qu’il avait écrit, une demi-heure avant, à cette jolie Chinoise applaudissant les assassins de ses compatriotes.

Il la maudit, et pourtant cette fois il l’accusait à tort.

Roseau-Fleuri, accourue à sa croisée au bruit fait par les Boxers, souriait, non pas au prince Tuan, que ses regards noyés de tendresse ne voyaient pas, mais à René dont la lettre, serrée dans sa poitrine, craquetait doucement à chaque pulsation de son cœur.

Tandis que Tuan, à qui Tsou-Hsi avait offert la main, suivait l’énigmatique Impératrice dans le Palais, tandis que les forcenés hurlaient dans la cour des vivats à l’adresse de leur chef, effrayant les cigognes, les paons et autres oiseaux privés, qui s’élevaient sur les toits avec des cris aigus, la petite Chinoise murmurait avec une ferveur extatique:

— Il m’a nommée: Petite Hirondelle d’Ivoire et de Nacre!

Ah! les Légations, les chrétiens, les missions dont René l’accusait de vouloir la perte, tout cela était bien loin de sa pensée. Seule peut-être dans la Ville Rouge Interdite, elle était sans haine en ce jour, et si la fortune l’avait élevée soudain au premier rang, elle eût, suivant la mode chinoise, déployé son éventail; en signe de grâce elle eût dit:

— Pas de haine, aimez. Pas de sang, des fleurs. Il m’a nommée: Petite Hirondelle d’Ivoire et de Nacre.

Cigale en Chine

Подняться наверх