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III

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La Buive.

Les lois naturelles, civiles et religieuses se contredisent: on en fait un amalgame, à sa guise, et l’on n’est ni homme, ni citoyen, ni religieux.

La religion ne doit jamais servir, ni de prétexte, ni d’excuse pour faire le mal.

Au temps où nous reportons notre histoire, les Juifs se reposaient dans une douce sécurité des persécutions qui, depuis les six premiers siècles de l’église, avaient constamment pesé sur eux.

Les Juifs, peuple errant et fugitif, peuple nomade et sans patrie, qui, toujours exposés aux vexations, aux mépris, à la cupidité des gouvernans et des prêtres chrétiens, semblaient, par une tenacité et une constance incompréhensibles, vouloir vivre et se fixer et sous le glaive de leurs tyrans, de ceux qui s’étaient fait une loi de les abattre, de les persécuter sans cesse, et de les punir par un supplice souvent plus cruel pour eux, que les tortures et les bûchers, c’est-à-dire par la confiscation de leurs immenses richesses.

Combien de fois les rois n’avaient-ils pas employé ces moyens honteux pour subvenir aux dépenses de leurs folles entreprises...

Combien de fois, couvrant ces vols du manteau de la religion, n’avaient-ils pas forcé les Juifs à payer de leurs deniers ces croisades en terre sainte, ces voyages d’outre-mer, qui long-temps ont été la ruine et la perte de l’état?.. Et ces rois, qui dans leur zèle ardent sacrifiaient tout au fol espoir de conquérir un tombeau vide, revenaient après avoir creusé et rempli celui de plusieurs milliers de leurs sujets!...

Et c’est la religion qui leur commandait de tels sacrifices!... C’est la religion qui les excitait au vol, au meurtre, au pillage?... —C’est au nom de la religion que tant de têtes se sont courbées sous la hache des infidèles, que tant de corps ont été ensevelis sous les débris de leurs murailles!

Fatale erreur!.. Affreux aveuglement!!!...

Et de nos jours, de nos jours même, les prêtres, dont la voix ne devrait prêcher que la tolérance, ne seraient-ils pas les premiers encore à nous pousser au fond du précipice, à nous exciter à nous entr’égorger pour soutenir leurs dogmes erronés et anti-religieux!... Ne sont-ils pas les premiers à jeter ce vernis de réprobation sur les Juifs, sur cette classe d’hommes, qui comme nous ont une famille, qui comme nous ont droit à la miséricorde divine!...

Hors l’église, il n’est point de salut, disent-ils!...

Eh! que sont-ils donc ces Juifs?... Sont-ils des idolâtres? N’adorent-ils pas un Dieu créateur, comme nous adorons le nôtre?...

Ils ne croient point au Christ!..

Mais moi chrétien, me forceront-ils d’y croire, ces prêtres?... Verrai-je sans pitié leurs simagrées religieuses? Devrai-je ajouter foi à ces mystères qu’ils veulent expliquer et qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes?... Non!... Les flambeaux de la civilisation ont remplacé les ténèbres de l’ignorance. L’homme commence à regarder l’homme comme son frère et son égal, comme fils d’un même créateur, d’un même Dieu; les siècles ont enfin fait écrouler ces barrières qui séparaient les différentes sectes; l’anglican et le chrétien, le juif et le réformé , tous ont atteint l’époque où les croyances religieuses doivent être libres; elles le sont effectivement, mais les ministres de chacune d’elles voudraient toujours avoir la suprématie; chacun en particulier prêche les beautés de sa religion et cherche à détruire celles des autres; et si les peuples n’avaient point acquis ce degré de jugement où la philosophie devait peu à peu les amener, nous verrions encore des provinces entières se lever et s’armer pour défendre le prélat ou le moine, qui le conduirait lui-même, le glaive à la main, au milieu des batailles, en soufflant à pleine bouche le feu des guerres civiles!!...

Or les Juifs, sous le règne de Charles V quoique tranquilles possesseurs des biens qu’ils avaient acquis depuis leur dernier bannissement, n’étaient pas moins regardés comme les parias de la population parisienne.

Ils habitaient un quartier de la ville qu’on appelait à cette époque la Juiverie; ce quartier se composait de plusieurs rues fermées ou par d’énormes portes, ou seulement par de longues chaînes en fer.

Il leur était défendu de se loger ailleurs que dans les rues qui leur étaient désignées. Ils avaient leurs garanties ou privilèges, leur justice, leurs juges à part, qui depuis Louis-e-Gros se nommaient Conservateurs des Juifs.

C’est au concile de Latran en 1215, qu’il leur fut ordonné de porter sur l’estomac une marque ronde, afin de les distinguer d’avec les Chrétiens; règlement qui néanmoins n’eut d’effet qu’en 1269, quand saint Louis leur commanda de coudre sur leur robe de dessus une pièce de drap jaune d’une palme de diamètre et de quatre de circonférence; cette marque fut appelée rouelle, en raison de la ressemblance qu’elle offrait avec une roue.

Mais les Juifs, obligés de se conformer à ce règlement, se contentèrent de diminuer insensiblement cette marque jusqu’à ce qu’elle ne fût plus que de la largeur d’un écu. En 1500, ils portaient encore, outre la rouelle, une corne sur la tête, et c’est Philippe-le-Hardi qui, en 1517, supprima cette distinction et les exempta de la porter. Depuis, le roi Jean, en 1565, vint annuler toutes les dispenses qu’ils avaient obtenues et les obligea de nouveau à porter sur leurs vêtemens de dessus une rouelle, moitié rouge et blanche et de la grandeur de son sceau.

Sous Charles V ils étaient encore distingués de cette manière bizarre.

Le quartier dont j’ai parlé plus haut se composait des rues qui avoisinaient le pilori des halles; elles se nommaient, l’une la rue de la Poterie, l’autre la rue de la Friperie, une troisième, rue de la Chaussetterie, et la dernière, rue Jean-de-Beauce.

C’est dans celle-ci que s’élevait une petite maison d’assez laide apparence; elle appartenait à un nommé Élie Samuel, homme d’une soixantaine d’années environ, au teint pâle, à la barbe longue. Sa figure portait une expression de mélancolie et de tristesse; il avait vu et souffert les anciennes persécutions contre ses frères en religion, et peut-être en redoutait-il d’autres encore. Sa mise, sans être celle d’un malheureux, n’était pourtant pas celle d’un homme riche comme il l’était. Un chaperon noir sans broderie retenait sous sa forme ronde des cheveux blanchis par l’âge, une longue robe noire d’une étoffe semblable à notre serge couvrait entièrement son corps frêle et débile. Ses habitudes étaient simples et modestes; il vivait retiré, et sa seule compagne était une fille qu’il idolâtrait.

Sara était son nom.

La nature semblait avoir pris plaisir à l’embellir. Son regard était celui d’un ange; ses cheveux, au reflet d’ébène, se coupaient en bandeau sur son front virginal et retombaient en boucles ondoyantes et soyeuses. Sa bouche au contour délicat, au gracieux sourire, laissait entrevoir sous ses lèvres de corail deux rangées de perles d’une blancheur éclatante. Sa voix mélodieuse et cadencée parlait à l’ame, et tout en elle avait quelque chose de suave et de céleste.

Elle comptait à peine vingt ans. Chérie de son père, elle n’avait jamais connu les douceurs d’une amitié toute maternelle. Celle à qui elle devait l’existence l’avait portée dans l’exil, jusqu’au jour où elle l’avait mise au monde, et ce jour fut le dernier pour elle; la malheureuse mère succomba sous le poids des douleurs et des privations dont elle avait été la victime.

Sara s’était donc habituée, dès son enfance, à reporter sur une seule tête, sur un seul être, tout ce qu’un jeune cœur peut contenir d’amitié. Orpheline dès qu’elle avait respiré l’air de ce monde, elle n’avait connu que son père; son père seul l’avait élevée, l’avait nourrie, l’avait protégée.

Son père!... C’était un Dieu pour elle, c’était un être à part, un être isolé du monde!...

Son père!... C’était plus que sa vie!!...

Oh! qu’elle est belle cette religion du cœur!... Une amitié comme la sienne, c’est le brasier ardent qui porte toujours la même chaleur et ne se consume jamais; c’est l’aimant qui s’attache au fer et ne s’en sépare plus!...

Elle avait vingt ans, et son ame vierge n’avait point encore senti une étincelle d’amour; elle ignorait le pouvoir de cette funeste passion, de ce feu caché qui nous dévore avec les plus horribles tourmens; de cette espèce de frénésie qui nous fait oublier tout, jusqu’aux devoirs les plus sacrés...

L’amour était pour elle un mot vide de sens, et le mariage un acte auquel elle ne voulait pas se soumettre.

Avec ses vingt ans, elle était bien jeune, Sara!... et, son cœur s’agitait au seul penser qu’il faudrait partager ce qu’elle ressentait pour son père, et le reporter sur un être qu’elle connaîtrait à peine. Elle ignorait, que ce que nous nommons amour; et ce qu’elle entendait par amitié, étaient deux essences différentes et distinctes, deux passions qui pourraient se représenter, l’une par la folie, l’autre par la sagesse.

Pauvre enfant!!..

Et tu devais pourtant la connaître, cette passion fougueuse! Le ciel ne te faisait pas grâce des tourmens qu’il t’avait réservés!.. Ta vie, si belle, si tranquille à son aurore, devait enfin atteindre un horizon noirci par les tempêtes!!... et tes pas de jeune fille foulaient innocemment le cratère du volcan!

— Cache-toi, vierge pudique!... cache-toi!!... que les regards d’un homme, d’un seul homme, ne rencontrent pas les tiens!... Tes yeux aux prunelles humides et brillantes lancent une flamme électrique, une flamme inconnue à tes sens, qui terrasse celui qu’elle atteint. Le son de ta voix, pur comme le frémissement de l’air, sonore comme le cristal harmonique, vient frapper droit à l’ame!... Et tu ne veux pas aimer... Tu ne veux pas qu’on t’aime d’amour!... Ah! détrompe-toi, ta volonté n’est rien contre celle du destin; et si le sort a marqué ta place dans ses victimes, il faut courber le front sous le joug qu’il te prépare!!...

Oh! que j’ai vu de jeunes filles fuir l’amour, et devenir bientôt sa proie!

La belle Juive, se conformant aux goûts de son vieux père, ne sortait que très-rarement, et partageait son temps entre celui qu’elle donnait aux soins du ménage et celui qu’elle consacrait au travail ou à l’étude; alors ses doigts agiles se promenaient sur la toile, et les fleurs les plus légères, les plus variées, naissaient comme par enchantement et brillaient des plus vives couleurs; parfois c’était la dentelle qui se déployait sous ses mains créatrices; la dentelle aux mille festons, aux jours inégaux et calculés; la dentelle qui devait orner son berrettin de velours cramoisi.

Elle passait ainsi des jours heureux et pleins de charmes, pour un cœur qui ne désirait rien, rien autre chose que les caresses d’un père.

Hélas! cette douce torpeur, cette tranquillité d’ame, devaient bientôt s’évanouir!...

Depuis quelques jours, il n’était bruit dans la ville que d’une espèce de fête ou cérémonie religieuse, qui devait avoir lieu au Charnier des Saints-Innocens; chacun en particulier se disposait à y assister, et jusqu’au vieux Samuel, tout le monde espérait en prendre sa part.

Il en avait déjà parlé à Sara; mais elle avait rejeté l’offre d’y assister; elle avait objecté à son père sa position précaire dans le monde parisien, sa qualité de juif, qui, aux yeux du populaire était un titre au mépris et quelquefois même aux mauvais traitemens; mais jusqu’ alors, rien n’avait pu le détourner de son idée primitive, celle de donner quelques instans de plaisir, quelques heures de distraction à une jeune fille, qui semblait prendre à tâche de n’en pas vouloir. Pourtant la scène qui devait se représenter n’était pas de nature à égayer ses yeux, les acteurs de ce spectacle lugubre et diabolique n’étaient rien moins qu’intéressans; mais la nouveauté a tant de charmes, et la curiosité d’une femme a tant de force sur son esprit, qu’on peut aisément la vaincre en caressant ce défaut inné chez elle.

Le vieux Samuel revint un jour plus tôt qu’à l’ordinaire et annonça à sa fille qu’ils allaient se rendre, tous deux, aux environs du Charnier des Innocens, pour jouir d’un spectacle nouveau qui devait s’y représenter; il n’osa pas néanmoins détailler la nature de ce spectacle, ni même en dire le nom, dans la crainte que sa fille ne s’opposât formellement à s’y laisser conduire.

Sara se conforma à la volonté de son père; elle mit la dernière main à sa toilette, qui, loin d’être brillante, relevait par sa simplicité des charmes qui n’avaient pas besoin de parure. Elle donna de plus quelques soins à l’habillement de son vieux père, et lorsque tout fut préparé, ils descendirent l’escalier noir et tortueux de leur demeure, et s’acheminèrent vers l’endroit désigné plus haut; terrain, qui après avoir supporté les ogives d’une église et les murs d’un cimetière ou charnier, est devenu de nos jours, en conservant son nom, l’emplacement d’un marché.

Le peuple courait dans les rues sales et étroites de la capitale, chacun se pressait d’arriver au lieu du rendez-vous; et, semblable à la boule de neige qui grossit en roulant, la foule devenait plus épaisse et plus compacte à mesure qu’elle approchait du Charnier.

Le bruit sourd et confus des voix, le trépignement des chevaux, les cris des enfans, ressemblaient assez au bourdonnement aigu, que le vent fait en s’engouffrant dans une allée d’arbres.

Plus la belle Juive avançait, plus les battemens de son cœur redoublaient de vitesse; un frisson intérieur s’était emparé de tout son être; elle semblait prévoir ce qui devait lui arriver; et pourtant elle n’aurait pas voulu retourner sur ses pas; autant, chez elle, elle avait peu d’envie d’être spectatrice de cette cérémonie, autant elle le désirait maintenant: son père, son vieux père, ne marchait point assez vite au gré de son impatience, elle le soutenait, elle l’aidait de toutes ses forces de jeune fille, et sa curiosité devenait d’autant plus vive que les questions qu’elle adressait au vieux Samuel restaient assez souvent sans réponse.

Enfin, ses yeux purent apercevoir, mais de fort loin encore, le théâtre où devait se représenter la farce religieuse dont on voulait amuser le peuple.

Le Prévôt de Paris, 1380

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