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IV

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Table des matières

La Danse macabre.

Abbé, venez tost; vous fuyez!

N’ayez j’a la chère esbabie;

Il convient que la mort suyez

Combien que moult l’avez baye

Commandez à Dieu l’abbaye,

Que gros et gras vous a nourri,

Tout pourrirez à peu d’aye:

Le plus gras en premier pourry

(Danse macabre.)

DEPUIS plusieurs heures déjà, les cloches de la ville étaient toutes en mouvement; le beffroi de Saint-Germain-le-Rond surtout se distinguait des autres, par ses sons aigres et discordans.

La foule grossissait de plus en plus, et les rues adjacentes à l’espèce de place où se découvrait le Charnier des Saints-Innocens étaient obstruées par une masse de populaire, dont la curiosité était le premier mobile.

Cette foule était, en tous points, quant à la composition, semblable à celle que nous voyons quelquefois de nos jours; c’est-à-dire, composée d’hommes, de femmes, et surtout d’enfans de tous les rangs et de toutes les classes. Cette masse formait une bigarrure assez remarquable par les différens genres de vêtemens sur lesquels l’œil du spectateur pouvait se reposer.

Près de la toque de velours à la longue plume flottante, on remarquait le chaperon aux couleurs sombres; à côté du hoqueton brodé de l’archer se découpait la soutanelle de l’escholastre; à la cagoule noire et longue du clerc, s’accolait le justaucorps du mendiant et du cagou, espèce d’hommes qu’on rencontre partout où les vols sont faciles et sûrs, et qui viennent, pour ainsi dire, trafiquer sur la curiosité publique, en s’appropriant par ruse, les doublons ou même la monnaie qu’ils ne pourraient acquérir par l’aumône.

Que de sachettes élégantes et bien garnies devaient devenir la propriété de ces gueux aux cheveux sales et plats, aux plaies hideuses et dégoûtantes, aux vêtemens boueux et en guenilles!... Que de jeunes filles devaient voir disparaître, sous leurs yeux mêmes, les chaînes d’or qui paraient leurs cous de vierges, sans que leurs mains blanches et délicates pussent les retenir!..... Que de chevaliers, ou d’hommes d’armes devaient rentrer le soir sans les insignes d’or ou d’argent qui distinguaient leur grade!....

C’est dans cette foule avide de spectacle et de butin, que le vieux Samuel conduisait sa fille, la belle Sara. C’est au milieu de cet océan de figures humaines, de cette masse mouvante d’êtres de toute nature, que devaient venir se confondre le visage angélique de la belle Juive et les traits vénérables de son vieux père.

Le groupe de monde qui les précédait, tournait le coin de la vieille rue du Puits pour se mêler aux curieux déjà rassemblés; eux-mêmes allaient s’y joindre aussi, mais à l’aspect de ce concours immense de spectateurs, le visage de Sara devint pâle comme la lampe qui va s’éteindre; un nouveau frisson parcourut tous ses membres, la peur se glissa dans son ame craintive: elle tremblait.

Son premier mouvement fut de retourner sur ses pas, de rentrer dans la maison paisible qu’en ce moment elle n’aurait plus voulu quitter; son bras attirait celui de son vieux père; ses beaux yeux par un langage muet, mais si expressif pour ceux qui le comprennent, lui demandaient comme une grace, le suppliaient même de ne point avancer davantage, de ne pas s’enterrer dans ce gouffre mouvant, aux mille bouches béantes et aux flancs resserrés; mais ces supplications devenaient inutiles; une main invisible semblait les pousser vers un but inconnu pour eux.

Samuel toujours prudent, toujours circonspect, n’écoutait plus cette voix intérieure qui l’avait guidé jusqu’alors; une folle curiosité avait détruit sa sagesse d’homme et de père. Ils pénétrèrent donc dans ce monde qui, s’ouvrant pour les engloutir, se replia sur eux et leur ferma toutes les issues.

Il n’y avait plus à reculer.

Déjà plusieurs fois autour d’eux, le nom de juif avait été prononcé ; on l’accompagnait même d’épithètes insultantes; mais la beauté de Sara devenait l’égide de son père.

En effet, la beauté conserve toujours une espèce d’ascendant sur les masses; la beauté, dans la position où se trouvait la belle juive, ressemblait à cette fleur dont la tige est hérissée d’épines; nul n’ose la toucher et pourtant chacun l’admire.

La scène religieuse et burlesque allait commencer.

Les sons lugubres d’une musique d’église se mêlaient aux tintemens des cloches, et le peuple, retenu et serré par les gardes de la prévôté, faisait entendre des cris de joie.

Toutes les figures étaient tournées vers le Charnier des Saints-Innocens) où devait se représenter cette danse célèbre qu’on nomma depuis danse des morts ou danse macabre; c’était la première qu’on la représentait à Paris, et cela vient expliquer facilement le concours de monde qui se trouvait réuni sur cette même place.

Sur un espace de plusieurs toises de long. s’élevait un échafaud d’environ neuf ou dix pieds de haut, recouvert entièrement d’une espèce de serge noire; des rideaux de même couleur, décorés de larmes et de franges d’argent, fermaient les extrémités de ce théâtre en plein air, et, se repliant sur le devant où ils étaient relevés en draperies, ils venaient former pour les acteurs de cette comédie diabolique, ce que nous appelons les coulisses. C’est là qu’après avoir tournoyé sous les yeux des spectateurs, ils disparaissaient en un instant ponr revenir encore, mais sous une autre forme et sous un autre costume.

L’intérieur de cette salle improvisée était éclairé par une immense quantité de lampes ou de flambeaux, dont la clarté vacillante se trouvait absorbée et pâlie par les rayons pourprés du soleil.

L’heure à laquelle devait commencer la représentation, venait de sonner à l’horloge du palais , et pas un des acteurs ne s’était encore montré. On attendait l’arrivée d’un grand personnage et de sa suite nombreuse; mais rien n’annonçait encore qu’ils s’approchassent du lieu de réunion. Le peuple commençait à s’impatienter.

Aux cris de joie, qui, à plusieurs reprises, s’étaient fait entendre dans la foule, avaient succédé des paroles et des murmures réprobateurs....

Le peuple qu’on invite à une fête ne doit jamais attendre, ou le plaisir qu’il s’y promettait se change bientôt en mécontentement; et cette masse paisible et joyeuse devient tout-à-coup exigeante et colère: les trépignemens de pieds, les huées de la multitude, touchent de près à la rebellion; et combien de fois pour des causes aussi futiles, un jour de fête et de réjouissances publiques ne s’est-il pas changé en un jour de deuil et de massacre...!

Enfin, un bruit sourd comme le mugissement d’un fleuve qui rompt ses digues, se fait entendre au loin; il approche, et bientôt on entend distinctement la voix et les acclamations du peuple. Le roi et son cortége étaient en marche. Les cris: Vive Charles V:... Vive le ministre!... les accompagnaient sur leur passage; partout la Coule se ruait pour courir au devant d’eux, pour les voir de près, pour toucher la housse de leurs chevaux...

Quelle escorte pour un roi que celle d’un peuple qui l’aime...!

On l’approchait, on l’entourait, et, si son cœur battait plus vite, ce ne pouvait être que de plaisir et non de crainte; cette fête devenait pour lui une marche triomphale; c’était une espèce d’audience publique qu’il donnait à ses sujets, dont les sentimens d’amitié se montraient à nu et s’exhalaient de toutes les bouches.

La tête du cortège débouchait déjà sur la place du Charnier; les gardes de la prévôté s’occupaient à refoulera coups de boulaies le monde qui débordait de toute part et venait encombrer l’endroit réservé pour le roi.

Sur une estrade, s’élevait un trône richement orné de velours et brodé d’or; il était abrité par un dais recouvert des mêmes ornemens; sur les degrés de ce trône étaient plusieurs fauteuils destinés aux princes du sang, aux ministres de Charles V et aux membres influens du clergé catholique.

Le roi mit pied à terre et vint s’asseoir sur le trône qui lui était destiné ; Hugues Aubriot vint se placer à sa droite, ainsi que les ducs de Berry, d’Anjou et de Bourgogne; à gauche étaient Bertrand Duguesclin, connétable, Boucicault, Olivier de Clisson, Enguerrand de Coucy et Louis de Sancerre, tous quatre maréchaux de France; venaient ensuite les évêques et cardinaux invités à assister à cette cérémonie religieuse.

Le reste du cortège, toujours à cheval, était de chaque côté de l’estrade royale.

Le signal fut donné par le roi; les fanfares guerrières se firent entendre, les chants et les musiques religieuses leur succédèrent ensuite...; et le peuple battit dés mains.

Un long silence succéda à ces démonstrations d’allégresse, et lorsque le premier acteur se présenta sur la scène aux yeux étonnés des spectateurs, une sorte de frayeur s’empara de tous les esprits; les milliers de regards tournés vers le théâtre, comme par un effet magique, se détournèrent ensemble, et ceux dont les mains étaient restées libres et dégagées de la foule, se signèrent dévotement.

Petit à petit la confiance revint, et l’on s’habitua à regarder avec indifférence ce qui venait de produire cette terreur panique.

C’était un homme, couvert des pieds à la tête par un long manteau noir. Il s’agita quelque temps, et lorsqu’il étendit ses bras, on découvrit une tête décharnée, sans yeux et sans lèvres, et le corps d’un squelette hideux, représentant la mort, principal personnage de la danse qu’on allait exécuter. Il jeta son manteau loin de lui, il arma sa main d’une faulx; et, après plusieurs tours et gambades qu’il exécuta, il disparut, et fut remplacé par un autre personnage, non moins effrayant pour le peuple ignorant de ces temps reculés.

C’était un énorme diable, à la figure hideuse, aux longues cornes, aux vêtemens couleur de feu et de fumée; ses mains tenaient des serpens qu’il agitait en cadence, au son de la musique lugubre qui venait de saluer son apparition. Après plusieurs tours de scène et quantité de postures, les plus bizarres et les plus diaboliques qu’il pût prendre, il fut secondé par la mort, premier acteur qui s’était déjà montré. Alors s’établit entre eux une espèce de colloque muet, car c’était en pantomime que ces premières allégories se représentaient; puis, se mettant à danser en rond en se tenant par les mains, ils se séparèrent bientôt, et revinrent accompagnés d’une foule d’autres sujets tous différemment habillés, et séparés, chacun par un squelette ou par un diable, tandis que les deux premiers, appuyés sur le devant contre les draperies de chaque extrémité du théâtre, s’agitaient de mille manières, toutes plus fantastiques les unes que les autres, en battant la mesure avec leurs pieds.

La mort, ou chef des squelettes, les reins entortillés par un serpent , se démenait en raclant sur un rehab ou rebec, espèce de violon à trois cordes; tandis que Satan, ou le chef des diables, épuisait ses poumons à souffler dans une trompe ou corne, assez semblable à celles dont se servent les enfans dans les jours joyeux de notre carnaval.

Là, tous les rangs et toutes les classes d’hommes étaient représentés par un personnage différent, revêtu du costume qui lui convenait. Tous les grands du royaume passaient tour à tour, donnant la main à un squelette et à un diable, qui les entraînait; et ceux-ci étaient bientôt suivis et remplacés par d’autres, soit par un prêtre en robe sacerdotale, soit par un mendiant en guenilles, qui comme eux disparaissait aussi: voulant induire de cette allégorie, que la mort vient ici-bas saisir sa proie; que chacun à son tour doit lui payer le fatal tribut, et que les richesses et les grandeurs, comme l’indigence et la médiocrité, sont toutes sujettes à la même loi.

A ce spectacle inattendu pour la multitude, les cris de Noël!... Noël!!.. se tirent entendre de toutes parts, et le peuple, s’agitant en même temps, semblait suivre dans ses mouvemens les cadences mesurées et le tournoiement des acteurs de cette dramaturgie diabolique et religieuse.

Le spectacle touchait à sa fin.

Le vieux Samuel et sa fille, que nous avons laissés tous deux spectateurs, tour à tour poussés et repoussés, heurtés, coudoyés, étaient parvenus, comme par miracle, à se dégager de la foule; ils respiraient plus à l’aise, n’ayant plus devant eux les gardes de la prévôté, qui de distance en distance maintenaient le monde et l’empêchaient de s’approcher trop près de l’estrade du trône et de l’échafaud qui supportait le théâtre.

Tout à coup, un bruit affreux se fait entendre; les cris: au meurtre!..... au meurtre!..... sortent de toutes les bouches; et les archers, ne pouvant plus contenir le peuple, se trouvent pêle-mêle avec lui, forcés et rejetés jusque sous les pieds des chevaux des jeunes seigneurs, qui formaient le cortège du roi. Les coursiers effrayés se cabrent, renversent tout ce qu’ils rencontrent, et Samuel lui-même allait être terrassé , lorsque ara, voyant le danger qui menaçait son père, se jette au devant de lui, lui fait un rempart de son corps, et, victime de son dévouement, tombe elle-même renversée et foulée aux pieds des chevaux.

Mais tout fut bientôt rentré dans l’ordre, et les fauteurs de ce trouble, quelques cagous ou coupeurs de bourses, arrêtés par les soldats, se dirigeaient déjà, liés et garottés, vers la prison du Châtelet, quand ce malheur arriva à la belle juive.

Elle gisait, étendue sur le pavé de la place, et Samuel, à genoux près d’elle, cherchait à la rappeler à la vie, par les soins les plus assidus et les plus touchans.

Le roi s’était aperçu de ce malheur, et de suite Hugues Aubriot avait donné des ordres pour qu’on secourût cette infortunée jeune fille; mais les secours n’arrivaient point assez vite au gré de ses désirs, et, soit curiosité, soit tout autre sentiment intérieur, il descendit de la place qu’il occupait près du roi et vint aider lui-même le vieux Samuel à soulever sa fille; mais la commotion avait été trop vive, Sara, la belle Sara, pâle comme la robe blanche qui la couvrait, n’avait point encore retrouvé l’usage de ses sens. Aubriot la tenait appuyée sur un de ses bras, tandis que de l’autre il ceignait sa taille d’abeille; la main du ministre touchait le cœur de la jeune fille, dont les battemens prenaient peu à peu plus de force, et, les yeux tournés vers cette créature angélique, il suivait le moindre de ses mouvemens, il respirait son haleine pure et suave comme le parfum d’une fleur; il n’osait parler, comme s’il eût craint de la tirer trop tôt du sommeil léthargique où elle était plongée.

C’en était fait, Aubriot n’avait pu voir Sara la juive, sans l’aimer. Un instant avait suffi pour lui faire oublier tout..... oui tout,... pour ne penser qu’à elle, pour ne plus voir qu’elle, elle seule dans le monde.

Mais Sara ne l’avait point encore vu, lui; Sara n’avait pas encore ouvert les yeux..... Ah! si elle devait le fuir, si elle refusait de l’entendre, de le voir, de l’aimer, c’était un supplice, des tortures, que son ame de feu n’aurait pu supporter!...

Toutes ces idées, et d’autres encore, se présentaient en foule et passaient avec la rapidité de l’éclair dans son cerveau brûlant.

Sara revint en liu à elle; ses beaux yeux s’ouvrirent au jour, et ne reconnaissant pas le bras qui la soutenait, elle jeta un léger cri et ses premières paroles demandèrent son père; elle l’aperçut et fit un faible effort pour s’éloigner d’Aubriot et courir à Samuel, mais ses forces épuisées, refusèrent de la soutenir, elle s’abandonna de nouveau aux soins de son généreux protecteur, et d’une voix affaiblie par les souffrances, elle le remercia de sa générosité. — Chrétien, lui dit-elle, tu viens en ce moment de secourir une malheureuse juive; mais le Dieu d’Israël ne laissera pas une pareille action sans récompense; je le prierai de toute mon ame, pour qu’il veuille bien te protéger!.....

Et sa figure, blanche comme une première neige, s’était colorée d’une légère teinte pourprée; ses yeux s’étaient élevés vers le ciel qu’elle venait d’implorer, et, l’ame plus tranquille, elle s’abandonna tout entière à sa destinée.

Bientôt une espèce de brancard ou litière, fut apportée par les ordres d’Aubriot et lui-même y déposa son précieux fardeau, le confiant à son page favori et à quelques hommes d’armes, pour lui faire faire place et l’accompagner jusqu’à sa demenre.

Il prit congé de Samuel et de sa fille et remonta sur son cheval; il se disposa à suivre le roi, qu’il devait accompagner jusqu’au Louvre.

Le cortège se remit en marche. Plus d’une ois, avant de quitter la place du Charnier des saints Innocens, les regards d’Aubriot se portèrent involontairement sur la belle juive, qu’il venait de secourir.

Enfin la foule s’écoula peu à peu, et Samuel suivant de près le brancard sur lequel reposait Sara, se dirigea vers sa demeure, où ils arrivèrent peu de temps après. Là les secours de l’art lui furent prodigués, la blessure était légère, elle ne pouvait avoir de suites funestes.

Le Prévôt de Paris, 1380

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