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V
ОглавлениеLa maison du porc-épic.
Il y a du mérite sans élévation; mais il n’y a pas d’élévation sans quelque mérite.
(LAROCHEFOUCAULD.)
— Olivier!... l’heure du conseil est-elle arrivée?...
— Non, Messire Prévôt... Le sablier coule sa dixième heure et les varlets de notre seigneur et maître, le roi, ne sont pas encore venus vous avertir de son lever.
— Fais donc apprêter mon pourpoint de velours, et que tout soit prêt pour ma prochaine sortie.
— Tout est commandé déjà....
— C’est bien.... Or çà, viens ici, que je confère avec toi, mon jeune ami, mon gentil écuyer.... Viens!... J’ai besoin que tu m’entretiennes de ma belle juive, de Sara; car c’est son nom, tu me l’as dit. Sara! qu’elle est belle!.... Dis-moi.... oh! répète encore qu’elle t’a parlé de moi, qu’elle m’a remarqué dans cette foule de seigneurs; dans cette atmosphère brillante de paillettes et de soie! Oui!... j’étais près d’elle.... je sentais les battemens de son cœur.... Il me semble la voir encore, la tête penchée sur mon épaule, lorsque ses beaux yeux se sont rouverts au jour, lorsque ses regards se sont portés sur moi, qu’elle n’avait jamais vu et qu’elle regardait avec la douceur d’un ange! — Et sa prière!... comme elle était vraie!... comme elle était fervente!.... Oh! c’était comme un rêve pour moi; une seule chose m’occupait alors, c’était elle.... elle seulement.... rien qu’elle!... Je ne voyais plus rien autour de moi; j’aurais voulu la cacher à tous les yeux, dans la crainte que des regards impudiques ne vinssent un instant souiller son regard de vierge!... Et je ne pouvais le faire, une sorte de jalousie s’était introduite dans mon âme, j’en sentais déjà toute la force.... Oh! je souffrais.... oui, je souffrais!... Mais je le sens ici, je voudrais encore de cette souffrance pour renouveler le mélange de plaisir que j’éprouvais avec elle!...
Olivier!... mon cher Olivier!... toi qui ne l’as plus quittée jusque chez elle, n’as-tu pas vu quelques jeunes seigneurs la regarder avec envie! N’as-tu pas remarqué quelqu’un qui suivît son lit de douleur?... quelqu’un qui voulût savoir quel toit abritait cette créature toute divine?... Oh! parle... dis-le-moi... je t’en supplie!... J’en mourrais, vois-tu, si l’on voulait me la ravir....
— Non, seigneur, personne ne nous a suivis; nous nous sommes fait jour à travers la foule; elle nous a même accompagnés jusqu’ à la juiverie; mais personne, je le répète, personne n’a paru la suivre. D’ailleurs sa qualité de juive, vous le savez, aux yeux du populaire est un titre au mépris.
— Les imbecilles:... mépriser une femme parce qu’elle est juive.... Oh! que le peuple est stupide!.:. Le peuple!... mais c’est un mélange de sottise et de férocité !... Parce que ses ancêtres ont répudié les juifs, le peuple de nos jours est prêt à en faire autant? Le peuple de Charles V est le même que celui de Philippe-le-Bel!... oui, le même!... Eh! qu’ont-ils donc fait, ces malheureux Juifs, pour qu’on les injurie, pour qu’on les persécute encore?... Eux, qui viennent, avec une confiance aveugle, livrer leurs biens et leur existence même entre les mains d’une nation qu’on croit civilisée, et qui toujours est la première à inscrire son nom en lettres de sang sur la liste de leurs persécuteurs!...
Mais c’est affreux cette haine!... cette hypocrisie!...
Et ce sont des grands, des seigneurs, des prêtres même, qui poussent les manans à les outrager ainsi!... Les ingrats!... les fourbes!... Eux si plats, si rampans lorsqu’ils vont mendier un service, un prêt d’argent à des hommes qu’ils méprisent, des hommes qu’ils renient pour leurs frères!... Ils sont rampans, ai-je dit?.... Oui.... ils le sont, mais c’est quand ils ont besoin d’eux; loin de les outrager ils les flattent, alors qu’ils veulent en tirer les carolus d’or qui chaque jour viennent s’engloutir dans le gouffre de leurs folles dépenses!...
Et l’on en veut aux Juifs parce qu’ils prêtent avec usure?..... Ils n’en prendront jamais assez à cette race de vautours qui les ronge; jamais ils ne pourront retrouver les biens qui leur ont été ravis, et dont on convoite encore les misérables débris.
Olivier!... Le temps approche, peut-être, ou de nouvelles persécutions viendront peser sur les Juifs; mais, avant qu’elles aient lieu, il faut que Charles V descende du trône, et qu’il entraîne avec lui leur protecteur, c’est-à-dire Hugues Aubriot, son premier ministre!... Entends-tu?...
Et le prévôt s’était levé avec vivacité ; d’un pied il avait repoussé avec force l’énorme fauteuil gothique sur lequel il était assis, et se promenant à grands pas dans la salle, il semblait plongé dans de graves méditations. Tantôt ses bras étaient croisés sur sa poitrine, tantôt ses mains venaient se joindre derrière lui, et ses doigts s’agitaient alors avec une sorte de contraction nerveuse.
Olivier, son page, debout, le corps appuyé contre l’embrasure d’une fenêtre en ogive ornée de vitraux de couleurs, le regardait avec inquiétude; il suivait ses moindres gestes, ses moindres mouvemens; il n’osait cependant pas hasarder une seule parole d’espérance ou de consolation. Il respectait un silence qu’il n’osait rompre, dans la crainte d’irriter son maître plus qu’il ne l’était déjà ; du reste, il savait que ses accès d’humeur et de colère étaient de peu de durée, et que, semblables à ces nuages noirs qui viennent obscurcir pour quelques instans un ciel d’azur, ils devaient comme eux disparaître avec la même vitesse.
En effet, Aubriot ne resta pas long-temps dans cet état d’irritation, et, reprenant un ton plus doux, il s’adressa de nouveau à Olivier, et lui intima l’ordre de se tenir prêt à porter un message dans la ville, à l’endroit qu’il devait lui désigner.
Olivier sortit, et le ministre s’approchant de son bureau traça quelques lignes sur un parchemin, qu’il plia, cacheta de son sceau; et, ceci terminé, il se mit à se promener encore comme il l’avait fait quelques instans auparavant.
Il est temps, je pense, de faire connaissance avec un des principaux personnages de notre histoire.
Hugues Aubriot, d’une famille médiocre de Dijon, était parvenu à s’insinuer dans les bonnes grâces de Louis de France, duc d’Anjou, et de Philippe de France, duc de Bourgogne. Nommé prévôt des marchands, il s’attira l’amitié des premiers officiers de la cour par les présens qu’il leur fit, et l’estime du roi et des Parisiens par les nombreux édifices dont il embellit, la capitale. La Bastille, le Petit-Châtelet, le pont St. Michel, les murailles de la ville étaient autant de monumens qui parlaient en sa faveur; aussi Charles V, qui lui accordait une confiance sans bornes, finit-il par le nommer son premier ministre.
Voulant l’avoir près de lui, il lui fit présent en 1569 d’une somme de quinze cents francs d’or, qui dut être employée à l’achat d’un hôtel, qu’on appelait la maison du Porc-Epic. Il était situé rue de Jouy.
Le roi, à cette époque, avait établi sa demeure ordinaire à l’hôtel royal de St. Paul, qu’il avait fait bâtir, et auquel il donnait, dans son édit du mois de juillet 1564, le nom d’hôtel solennel des grands ébastemens.
Bâti sur les emplacemens des anciens hôtels d’Elampes, de St. Maur, etc., ce palais s’étendait, d’un côté, le long de la rivière sur le quai St. Paul, et de l’autre, touchait à la Bastille, en longeant la rue St. Antoine.
La cour, c’est-à-dire le roi et sa famille y occupaient de grands appartenions, lesquels avaient presque tous leurs chapelles, leurs jardins, leurs préaux et leurs galeries.
Cet hôtel était flanqué de grosses tours, sans doute, comme le dit Sainte-Foix, pour donner au corps de bâtiment un air de domination et de majesté. Les jardins étaient très-vastes et n’étaient pas plantés comme ceux de nos palais royaux, c’est-à-dire, qu’en place de ces énormes marronniers, de ces superbes tilleuls dont nous recherchons l’ombrage, de ces ifs aux mille formes diverses et variées, poussaient, çà et là, une quantité d’arbres fruitiers. C’est même d’une treille qui faisait l’ornement d’un des jardins, et d’une cerisaie superbe, que sont venus les noms des rues Beautreillis et de la Cerisaie, rues qui furent percées plus tard sur l’emplacement de cette ancienne demeure royale .
L’extérieur du château avait un aspect étrange. Dans les cours, on aurait eu peine à décider si c’était une prison, un château ou une église; d’énormes barreaux de fer treillagés en fil d’archal, garnissaient toutes les fenêtres sans doute pour empêcher les pigeons, qui étaient en grand nombre dans les basses-cours, d’entrer dans les appartemens du roi.
Les vitraux étaient en verres de couleur, surchargés d’armoiries, de devises, et même de figures de saints.
Quant à l’intérieur, il était assez richement orné. Les poutres ou solives, qui dans ce temps restaient toujours apparentes, étaient couvertes d’ornemens sculptés, et, pour ainsi dire, brodées de fleurs de lys en étain doré. Les murs étaient tendus et drapés en velours et en soie. Les meubles, en grand nombre, et faits [dans le goût de ces temps reculés, étaient incrustés d’ornemens en cuivre, en nacre, en écaille ou en ivoire. Les sièges étaient des bancs, des escabelles, des formes rembourrées et garnies d’étoffe; le roi seul avait des chaises à bras garnies de franges de soie. Les lits, qu’on appelait couches, étaient d’une dimension exorbitante; ils portaient ordinairement dix ou douze pieds carrés; il y en avait de plus petits néanmoins, et ceux-ci se nommaient couchettes, nom que nous avons conservé ; ils n’avaient jamais plus de six pieds carrés. Ces lits s’y trouvaient en grande quantité, car il était d’usage alors de retenir à coucher avec soi les personnes qu’on affectionnait le plus.
C’est dans cet hôtel que se rendait tous les jours Hugues Aubriot, pour assister et présider au besoin, en qualité de premier ministre, le conseil du roi.
L’ascendant que cet homme avait su prendre sur l’esprit de Charles V, lui avait attiré depuis long-temps la haine de ces mêmes princes du sang qui l’avaient protégé d’abord; mais sa conduite irréprochable, quant au gouvernement, le mettait à l’abri des factions et des intrigues chaque jour renouveleés contre lui. Un seul tort lui était reproché, c’était sa conduite tant soit peu dépravée; comme si dans ce siècle les mœurs des gouvernans et du peuple même eussent été à l’abri de toute accusation. On le sentit bien, et afin de donner plus de poids à cette calomnie, on voulut que le clergé fît cause commune avec la noblesse. On lui supposa pour maîtresses les femmes les plus déhontées et les plus dissolues; femmes qu’on avait le grand soin de choisir dans la classe juive; s’appuyant, pour en donner des preuves, sur le titre de protecteur des Juifs qu’il se plaisait à prendre.
En effet, les Juifs, sous son gouvernement, vivaient tranquilles et à l’abri des persécutions que le peuple était toujours prêt à exercer contre eux. Les nobles étaient obligés de se conformer aux lois qu’il faisait exécuter avec rigueur, et, par conséquent, à rendre avec usure et aux termes fixés par eux, l’argent emprunté à ces hommes qu’ils auraient voulu piller encore.
Les temps étaient passés où l’on jugeait les Juifs sans les entendre; et le terrain que nous nommons la place Dauphine, et qui, à cette époque, s’appelait l’île aux Bureaux, depuis long-temps était veuf, non de ses potences, mais des cadavres juifs qu’on y accrochait, et qui, par un raffinement de mépris, s’y balançaient entre deux chiens qu’on avait le soin de pendre avec eux.
Ces temps étaient passés, mais ils menaçaient de revenir bientôt. Hugues Aubriot l’avait déjà prévu, son caractère ferme et courageux n’en avait pas fléchi un seul instant; et cette dernière circonstance, cette rencontre imprévue de Sara la juive, était un motif de plus pour qu’il protégeât de nouveau les frères en religion de celle qu’il idolâtrait.
Jusqu’à présent tout n’avait été peut-être que supposition et calomnie; maintenant, c’était la réalité. Hugues Aubriot aimait une juive, mais une juive pure comme une matinée du printemps; une juive, dont l’éveil de la vie était exempt de reproche.... Eh! que lui faisait à lui la différence de religion, Sara n’était-elle pas un ange? une femme comme il en avait rêvé une dans ses plus beaux songes de jeunesse?... une femme sur laquelle toutes ses pensées, toutes ses affections devaient s’accumuler, et dont la perte eût été pour lui plus que celle de son rang, de ses richesses et de sa vie!...
Hugues Aubriot était un homme bien au-dessus de son siècle; les préjugés religieux n’étaient rien pour lui; mais, aux yeux de la populace toujours fanatique, c’était un crime de les braver et de s’en affranchir. Il le sentait bien pourtant, et son caractère ne pouvait se plier à faire ce qu’il appelait de la lâcheté ou de l’hypocrisie.
En effet, il y en a à professer une doctrine à laquelle on ne peut croire, dans le seul but de se maintenir dans le rang qu’on occupe; et c’est en cela surtout qu’il peut me paraître, à moi, bien au-dessus de ceux qui lui ont succédé jusqu’à nos jours, et dont les exemples nombreux, durant l’espace de trois siècles, n’ont pu réussir à ramener nos gouverneurs à plus de perfection.
Sa force d’âme, sa puissance, sa popularité même, pouvaient lui faire croire qu’il résisterait long-temps à l’orage; mais que pouvait tout cela contre la force d’un peuple, espèce de machine qu’on fait mouvoir dans tous les sens; d’un peuple qui, semblable à la catapulte des anciens, vient diriger une grêle de dards ou de pierres contre les ennemis qu’on lui présente, sans savoir plus qu’elle si c’est le vrai but qu’il vient d’écraser ou d’atteindre.
Ce qui précède peut donner beaucoup à penser, à réfléchir sur ce que nous appelons la force et la puissance d’un gouvernement, lorsqu’elles se trouvent en opposition directe avec les idées vraies ou fausses d’un peuple nombreux. C’est un terrible réveil que celui d’une nation, lorsque, toute entière, elle se lève fière de son nombre et de sa force; lorsque les haillons de la populace sont honorés par le contact du fer d’une épée ou d’une lance!.. C’est un beau spectacle à voir alors, que ces hommes de rien disputant, pied à pied, le terrain sanglant d’un champ de bataille; et quelle leçon ce doit être pour les gouvernans qu’une masse aussi imposante que celle d’une population comme la nôtre protestant contre les actes émanés de leur pouvoir!
Et cependant, ils résistent encore, les aveugles qu’ils sont!... Ils croient encore à cette espèce de vénération, de culte, d’obéissance que le pauvre conserve pour le riche; ils pensent toujours que la tête du mendiant va se découvrir devant la plume ou le hoqueton de l’archer; ils croient que les genoux de l’opprimé vont fléchir devant l’oppresseur!... Oh! qu’ils se détrompent!... Qu’ils rétrogradent, qu’ils lisent en arrière les événemens qui se sont passés avant eux, la Jaquerie sous le roi Jean, la Terreur sous Louis XVI et Juillet sous Charles X: ces trois époques leur prouveront que le peuple est tout, quand on sait le conduire, et qu’ils ne sont rien, lors même qu’ils se croient si forts!...
Hugues Aubriot, riche comme il l’était, vénéré comme il paraissait l’être, était pourtant à la veille de sentir les effets de cette ligue populaire.
Les nobles, les prêtres, s’étaient emparés de sa réputation et la déchiraient avec avidité. L’Université s’était déjà hautement déclarée contre lui; tous les étudians, les escholâtres, retenus par des lois sages et prévoyantes, se plaignaient de sa tyrannie et de son ambition.
Ils se remuaient sourdement; ils essayaient de frapper le grand coup, c’est-à-dire de renverser celui qui leur portait ombrage; mais Charles V vivait encore, et Aubriot, soutenu comme il l’était par ce monarque, ils durent désespérer du succès.
Ils attendirent donc avec patience la mort du roi, qui, selon eux, devait être prochaine, eu égard à sa position toujours débile et maladive, et ils se résignèrent, non sans murmurer, à souffrir les répressions qu’on ordonnait; cependant, de temps à autre, quelques révolutions d’écoliers venaient protester hautement contre les actes du gouvernement.
C’était pour une de ces causes que Hugues Aubriot avait averti son page de se tenir prêt à porter un message dans la ville. Il envoyait un ordre à la prévôté de Paris pour que les gardes eussent à se mettre sous les armes et à se diriger vers l’Université, dont les élèves, par des clameurs et des actions plus ou moins hostiles, avaient menacé de troubler la tranquillité publique.
Le sablier marquait à peine onze heures qu’Olivier, porteur de l’ordre du prévôt, cheminait par la rue St. Antoine jusqu’au Petit-Châtelet, et que Hugues Aubriot, à cheval et presque sans suite, passait la porte voûtée de l’hôtel St. Paul, résidence de Charles V.