Читать книгу Réfutation des Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse - Paul-Mathieu Laurent - Страница 3
INTRODUCTION.
ОглавлениеLe maréchal Marmont, rejeté de la scène politique dans la force de l’âge, et réduit par la révolution de juillet à passer les dernières années de sa vie sur la terre étrangère, a cherché à se consoler des angoisses de l’exil et des rigueurs de l’opinion publique, en élaborant une volumineuse apologie pour répondre aux accusations flétrissantes de l’empereur Napoléon et aux soupçons outrageants du duc d’Angoulême.
Singulière destinée que la sienne! Après avoir été, de son vivant, l’auxiliaire bienvenu de l’étranger, dans le renversement de l’Empire, il continue, au fond de la tombe, son œuvre antinationale, et sert d’instrument, par la publication de ses Mémoires, aux ennemis de la France nouvelle personnifiée dans Napoléon, aux détracteurs systématiques du héros législateur, toujours attentifs à recueillir avec avidité et à exploiter sans relâche tout ce qu’ils croient profitable à leurs vieilles rancunes et à leurs nouveaux ressentiments contre la mémoire de l’Empereur.
Le duc de Raguse aurait pu intituler son livre: l’Anti-Napoléon.
Si le mensonge, le fiel et le venin y sont combinés de manière à réjouir l’esprit de coterie, obstiné à ne voir jamais dans Napoléon le fondateur d’un ordre nouveau, et à nier toujours la profondeur des racines de sa popularité universelle, c’est un devoir pour ceux qui ont applaudi à l’apothéose du grand homme et qui ont cru, au milieu de tant de superbes sceptiques, à l’influence traditionnelle et légitime du représentant perpétuel de la révolution française, puissamment disciplinée et glorieusement propagée; c’est un devoir pour eux de protester contre les imaginations suspectes, les appréciations malveillantes et les inductions perfides dont le duc de Raguse a composé les neuf volumes de ses Mémoires, et qui peuvent servir d’aliment aux plus mauvaises passions.
Ce devoir est d’autant plus impérieux que le maréchal Marmont ne s’est pas contenté de travailler odieusement à obscurcir l’éclat de la renommée du grand homme, et qu’il s’est attaqué au grand peuple lui-même, à la nation tout entière, à la jeune et noble France qui a fixé sur elle depuis plus d’un demi-siècle les regards et les respects du monde, et qui est ainsi condamnée à voir l’un de ses enfants, fatalement égaré, s’appliquer, en face de l’Europe, à ternir toutes les illustrations de son pays et de son temps, en s’efforçant d’abaisser les caractères, d’effacer les talents et d’amoindrir les services, dans toutes les classes et sous tous les régimes, sans ménager plus la Restauration et le gouvernement de juillet, que la République et l’Empire.
Infortuné soldat! Il avait été pourtant, au début de sa vie militaire, un brave et brillant cavalier, tel à peu près qu’il s’est peint lui-même dans ses Mémoires, aussi passionné pour les armes que pour les plaisirs, et menant très-bien de front la chasse aux Autrichiens et la poursuite des Italiennes, tout en gardant, au fond de l’âme, dans ses élans patriotiques comme dans ses ardeurs juvéniles, une large place aux froids calculs pour sa renommée et sa fortune.
Poussé de bonne heure par l’ambition, soutenu par son incontestable mérite, et aidé surtout par la haute faveur que lui accorda trop longtemps son tout-puissant camarade, il avança rapidement sous le Consulat et sous l’Empire. Nommé maréchal sur le champ de bataille de Wagram, décoré du titre de duc pour sa conduite en Illyrie, successeur de Masséna en Espagne, où il ne fut guère plus heureux que lui, il avait vaillamment combattu en Allemagne en 1813, aussi bien que pendant l’incomparable campagne de France en 1814, lorsque, après s’être décidé, le 50 mars, à ouvrir les portes de la capitale aux vaincus de Champ–Aubert, de Vauchamp et de Montmirail, il mit ou laissa mettre ses troupes fidèles à la discrétion de l’ennemi, au lieu de les rapprocher de l’Empereur ou de les conduire sur la Loire, selon que ses instructions le lui commandaient, et que l’honneur de l’armée et les intérêts du pays l’exigeaient.
Un an après, les Bourbons, à peine délivrés de la tutelle de leurs puissants alliés, abandonnaient précipitamment le palais de leurs ancêtres; et la première parole que l’Empereur, débarqué à Cannes, avait adressée à l’armée, retentissait sur la place du Carrousel, où les braves de l’île d’Elbe répétaient à l’envi: «Nous n’avons pas été vaincus! deux hommes, sortis de nos rangs, ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur.»
L’accusation de l’Empereur n’étonnait personne. Elle avait été prévenue par la justice du peuple, devancière de celle de Dieu. Depuis un an, la population parisienne avait pris à Marmont son masque nobiliaire pour en faire un signe d’opprobre; et, par une de ces hardiesses néologiques qui lui sont familières, elle ne disait plus tromper ou trahir, mais RAGUSER.
Ainsi marqué au front par le peuple et par l’Empereur, Marmont ne sut qu’imiter et suivre ses nouveaux maîtres; il gagna la frontière.
Singulier retour de fortune! Émigré à son tour, le glorieux artilleur de Marengo, qui se félicitait en l’an IV, dans une lettre à son père, d’avoir chassé de Vérone dix mille émigrés à la suite du prétendu roi de France, se trouva réduit à partager l’hospitalité accordée dans les Flandres à Louis XVIII, et à rentrer en France avec lui, le lendemain du grand désastre de Waterloo, que de nouvelles défections avaient préparé et que d’inconcevables méprises consommèrent.
Quinze ans plus tard, l’émigration redevint pour lui une désolante nécessité.
Malheureux Marmont! la fatalité l’avait conduit, en 1814, à favoriser le rétablissement des Bourbons, en compromettant l’honneur de l’armée; la fatalité le poussa, en 1830, à conjurer leur chute, en faisant de Paris ce qu’il avait répugné à en faire, quinze ans auparavant, un champ de bataille. Il avait capitulé avec l’invasion; il capitula avec la révolution. Louis-Philippe fut appelé à remplacer Charles X, et le duc de Raguse, déjà solennellement flétri par Napoléon, dont il s’était trop hâté de déserter la cause au profit des Bourbons, dut se laisser jeter à la face le mot fatal de trahison, et se voir arracher son épée par un des princes à qui il avait tout sacrifié, le souvenir de sa gloire, le calme de sa conscience, et jusqu’au soin de sa mémoire. On le punissait d’avoir paru moins résolu et moins ardent à combattre le peuple qu’il n’avait été prompt et décidé à trahir l’Empereur. La justice de Dieu passait par là.
Que faire après un tel outrage? où porter le poids d’un pareil affront? Le vaincu de juillet entreprit de lointains voyages, et prépara de nombreux volumes.
Marmont avait trop de pénétration et de perspicacité pour s’abuser sur l’étendue et la vivacité du sentiment de répulsion dont il était l’objet. Il entendait parfaitement le cri de la conscience publique qui s’élevait contre lui des deux pôles du monde politique. Mais son immense orgueil, qui égalait au moins sa fine intelligence, lui laissait encore des illusions qui le faisaient persévérer bravement, héroïquement, en dépit de l’opinion universelle, dans l’estime et la confiance qu’il s’était toujours largement accordées à lui-même. Si tout le monde l’accusait, c’était, pensait-il, parce que nul n’avait su le comprendre. Pourquoi donc ne le dirait-il pas? Pourquoi, au lieu de se résigner humblement à une injuste condamnation prononcée par des juges prévenus ou ineptes, ne porterait-il pas sa cause devant un autre tribunal, et ne viendrait-il pas demander à l’impartiale postérité de reviser la sentence de ses contemporains ignorants ou passionnés? Dans sa conviction la plus profonde, il n’a qu’à parler, il n’a qu’à dire ce qu’il a voulu, ce qu’il a fait, partout et toujours, pour que la France, honteuse de l’avoir méconnu, rougisse bientôt de ses anathèmes immérités, et se presse de le faire passer du pilori, où elle l’a odieusement cloué, sur le piédestal qu’elle a dressé pour de faux grands hommes. Plus de ménagement donc pour la génération inintelligente et ingrate qui n’a pas su découvrir, mettre en lumière, et placer à son rang, au-dessus de tous les rangs, le vrai génie, le véritable héros de la France nouvelle, l’homme réellement supérieur qui, sans exercer jamais le suprême commandement, se trouva partout aposté et intervint toujours à propos, pour écarter les plus grands revers ou pour décider les plus beaux succès, dans les immortelles campagnes d’Italie, d’Égypte, de Syrie et d’Allemagne. Que ce génie incompris et voué à l’opprobre, pour prix des services éclatants qu’il a rendus à son pays et dont il a bien voulu laisser le mérite et le profit à un autre; que ce génie ne s’éteigne pas sans avoir détrompé le monde et averti l’histoire à l’endroit de l’incroyable méprise dont il a été victime. Il ne faut pour cela qu’un écrit de sa main qui démente toutes les traditions contemporaines par son propre témoignage. Après avoir été souvent l’artisan secret de nos triomphes ou le réparateur invisible de nos désastres, il ne peut plus contenir les révélations qui ont manqué jusqu’ici à la vérité historique et à la justice nationale. Trop longtemps martyr discret de la fatalité, le duc de Raguse va enfin élever la voix pour rendre à chacun ce qui lui appartient.
Voyons donc à l’œuvre ce superbe redresseur de torts, inspiré d’en haut pour éclairer les générations futures sur les prodiges et sur les aberrations de son temps, sur les vrais et faux grands hommes de son époque. Dès les premiers pas, il laisse apercevoir qu’il ne veut rien moins que refaire le plan, changer les rôles, travestir les personnages de notre drame militaire et politique depuis 1792, en couvrant d’abondantes corrections, ou en cachant sous d’épaisses ratures les plus belles pages de nos annales. Tout le monde avait cru, par exemple, que la révolution française, quelque part que l’on dût faire à la réprobation des crimes qui l’ont souillée, avait produit des illustrations exceptionnelles dans toutes les carrières; qu’elle avait été féconde en supériorités incontestables dans la politique, dans les sciences, dans les arts, et surtout dans les armes. C’était une erreur grossière, une énorme bévue. D’après le jugement que le duc de Raguse a rendu à huis clos et qu’il a fait prononcer sur sa tombe, ces soldats intrépides que la France admirait et que l’Europe redoutait; ces valeureux et habiles généraux que toutes les nations du continent s’étaient habituées à regarder comme les héros d’une grande épopée, et dont le peuple français avait fait de nouveaux demi-dieux, en offrant partout leurs noms et leurs images à l’admiration et à la reconnaissance publiques; ces illustres guerriers, que leurs ennemis aussi bien que leurs concitoyens avaient appelés tantôt les fils chéris de la victoire, tantôt les braves des braves, et qui avaient formé autour de Napoléon, depuis Montenotte jusqu’à Waterloo, comme une phalange d’immortels; ces enfants privilégiés d’un siècle de merveilles n’étaient tous que des hommes médiocres ou nuls, lâches ou improbes, incapables ou indignes, niais ou pervers.
Tous! je me trompe. Le maréchal Marmont, ainsi que je l’ai déjà indiqué, veut bien laisser à son pays désillusionné une consolation, celle de reporter sur l’un des héros du temps tous les talents et toutes les vertus, le génie et la gloire dont il a dépouillé les autres. A chaque page de ses Mémoires, il s’applique à faire surgir, du milieu de ces nombreux pygmées, dont un engouement inexplicable a fait, selon lui, des géants, un homme vraiment colossal, un miracle de nature, comme Montaigne a dit de César, un véritable prodige d’intelligence, d’habileté, de sagesse, de bravoure et de civisme.
Maintenant, quiconque n’aurait pas encore lu son livre, et serait néanmoins averti qu’il renferme une vaste immolation des renommées contemporaines, à une exception près, ne manquerait pas de prétendre avoir deviné sans peine l’illustration épargnée. Tout le monde, en pareil cas, croyant connaître d’avance l’homme-prodige, s’empresserait de dire qu’il y avait en effet pour l’impitoyable sacrificateur une victime impossible, une majestueuse figure devant laquelle il devait nécessairement s’incliner; et tout le monde ajouterait qu’il fallait bien s’attendre à ce que le maréchal Marmont, trop adroit pour compromettre le succès de son dénigrement systématique en cherchant à l’étendre jusqu’à Napoléon, mît de l’affectation à respecter l’évidence, et à reconnaître d’autant mieux la supériorité de l’Empereur, qu’il pouvait se faire un titre de cet hommage à la vérité pour donner plus de force à ses appréciations iniques ou mensongères à l’égard des maréchaux.
Oui, tout le monde, avant la lecture du livre du maréchal Marmont, croirait et dirait cela, et tout le monde se tromperait pour compter trop sur la vraisemblance. Le duc de Raguse consent bien parfois à payer avec éclat un tribut forcé à l’entraînement général, et il répète de temps à autre quelques-uns de ces mots vides et sonores qui servent d’expression habituelle à l’admiration ou à la flatterie; mais au moment même où il applique à Bonaparte, général, consul ou empereur, les qualifications dont l’enthousiasme populaire a fait des lieux communs, il s’attache minutieusement dans ses récits à mettre en relief ou à supposer des erreurs et des fautes qui placent tout de suite le grand homme, gâté par le vulgaire, bien au-dessous de son lieutenant devenu son juge. Il ne dit pas de Napoléon, comme de ses autres compagnons d’armes, qu’il fut incapable ou indigne, mais il cherche à le démontrer et à le faire dire à ses lecteurs. Par une imputation formelle d’impéritie ou d’improbité, il a écarté du concours, un à un, dans la distribution des couronnes immortelles, tous les maréchaux ses collègues. Par l’ingénieux arrangement de ses révélations suspectes et de ses insinuations perfides, il voudrait bien se débarrasser aussi de la rivalité, de la concurrence écrasante de l’Empereur son maître; et si, dans ce but, il n’ose pas le déclarer médiocre ou inepte, lâche ou immoral, comme il l’a fait pour Jourdan, Brune, Bessières, Moncey, Murat, Soult, Davoust, Masséna, etc., etc., il le proclame hardiment frappé d’insanie, atteint de démence, notoirement fou.
Ce n’est point une raillerie. Dès le lendemain de Wagram, Marmont, revenu maréchal à Paris, et en bonne humeur pour le moment, y reçut de l’un des ministres mêmes de l’auguste insensé qu’il venait de quitter, au sommet de la gloire, la confidence de la folie de cet homme extraordinaire (t. III, p. 336). Et que de fois le duc de Raguse a eu l’occasion, dit-il, de vérifier depuis par lui-même l’exactitude du fait qu’il tenait de la confiance de Decrès (p. 337)! Napoléon était si bien fou, qu’il aurait voulu se faire attribuer une origine céleste, et qu’il regrettait sérieusement, Decrès l’a dit à Marmont (t. II, p. 242-243), d’être venu en un temps où il ne lui était pas permis de se donner pour fils de Dieu sans s’exposer aux sarcasmes du philosophisme des halles.
Comprends-tu maintenant, peuple de France, dont les vives et universelles acclamations ratifièrent avec tant d’éclat les arrêts flétrissants prononcés au retour de l’île d’Elbe, comprends-tu à quel culte nouveau l’on essaye de te convertir? Le grand homme que tu accueillis en libérateur, après en avoir fait ton idole, et qui accusa solennellement Marmont d’avoir trahi nos lauriers, son pays, son prince, son bienfaiteur, n’avait plus rien depuis longtemps qui dût exciter l’enthousiasme et qui pût donner de l’autorité à sa parole. Il avait été pris de vertige au milieu de ses triomphes sans que les vaincus s’en doutassent, sans que les compagnons de ses victoires s’en aperçussent. Il était sujet à des aberrations incroyables, il avait des accès de délire. Ses courtisans avaient fait de loin et de bonne heure cette découverte, bien qu’ils l’eussent tenue secrète et qu’ils eussent continué à suivre et à flatter le héros halluciné. Honneur donc, et non pas anathème, à celui de ses lieutenants qui rompit le premier les liens que le devoir et la reconnaissance lui imposaient envers un potentat dont l’extravagance, ignorée de tous, mais connue de lui, ne pouvait plus que creuser chaque jour davantage l’abîme au bord duquel elle avait conduit la France! Ce lieutenant, d’ailleurs, n’avait-il pas été le vrai grand capitaine des guerres de la révolution, le plus clairvoyant des observateurs, le plus sage des administrateurs, le plus habile des manœuvriers et le plus résolu des combattants? Lisez plutôt la démonstration posthume qu’il nous a laissée de sa supériorité en toutes choses. Deux puissances rivales, déifiées par les anciens, le destin et le génie, se disputèrent un jour la gloire de sauver, de gouverner, d’élever au premier rang parmi les nations la France régénérée. Deux hommes, nés presque à la même heure et grandis l’un à côté de l’autre, furent choisis pour représenter ces dieux jaloux: le destin suscita Bonaparte, le génie s’incarna dans Marmont. L’homme du destin eut beau commettre erreur sur erreur, faute sur faute, extravagance sur extravagance, et l’homme du génie prodiguer les bons conseils, les grandes vues et les éclatants services, la fatalité, plus forte que la capacité, exalta Bonaparte et accabla Marmont. Voilà toute l’histoire de l’Empereur glorifié et du maréchal humilié, telle que ce dernier l’a conçue et racontée lui-même campagne par campagne et journée par journée.
Mais ce plaidoyer, sous forme de Mémoires, et qui était destiné sans doute à relever le duc de Raguse de la condamnation dont l’opinion publique l’avait frappé, ce plaidoyer posthume produira-t-il l’effet que le maréchal en attendait?
J’étais de ceux qui le désiraient, je l’avoue, quand les Mémoires de Marmont étaient seulement annoncés; je ne l’espère plus, après les avoir lus avec une avide curiosité et une attention scrupuleuse.
Avant leur publication, j’aimais à croire, avec ce qui reste des anciens contemporains de Marmont, que ce vétéran de l’armée d’Italie, constamment fidèle à sa renommée, en Égypte, en Hollande, en Illyrie, en Allemagne, n’avait pris la plume que pour expliquer sa faute d’un jour par les caprices de la fatalité et par la pression des circonstances, et pour atténuer la gravité et la honte d’une défaillance passagère par le souvenir et le rapprochement d’une vie entière de dévouement à l’honneur national, à l’indépendance et à la gloire de la patrie. «Marmont, me disais-je, n’avait pas cessé d’admirer et d’aimer son incomparable chef; il défendait, à son exemple, vaillamment et pied à pied, le sol de la France; il aurait donné la dernière goutte de son sang pour son général et pour son pays. Mais les hasards de la guerre ayant fait tomber en ses mains les destinées de la capitale, au moment où, déjà investie, elle allait être saccagée par les armées innombrables de la coalition, le vieux soldat put s’abuser jusqu’à croire agir en bon citoyen en faisant violence à sa susceptibilité militaire, en étouffant ses sentiments les plus chers, en brisant ses affections les plus vives, pour préserver d’un immense désastre la métropole de la civilisation universelle, et pour faire cesser une lutte sanglante qu’il regardait comme désespérée. Longtemps martyr muet de cette préférence, donnée, sous un ciel menaçant, aux considérations de prudence et d’humanité sur les inspirations patriotiques, il n’a pas voulu continuer, au delà de la tombe, la résignation dont il fit preuve durant sa vie. La postérité apprendra ce qu’il s’est abstenu de dire à ses contemporains: la grandeur du sacrifice que lui coûta la capitulation de Paris, la contrainte qu’il exerça sur lui-même, sur ses dispositions les plus intimes comme sur ses tendances les plus manifestes, pour se décider à se séparer tout à coup, et à la dernière heure, du général et du drapeau qu’il avait été si fier et si heureux de suivre et de servir pendant tant d’années au champ d’honneur.»
C’était trop présumer de l’esprit et du caractère de Marmont. Cette justification modeste ne lui suffisait pas. Il lui fallait une complète apologie, et il l’a entreprise et poursuivie avec une audace qui a fait de l’accusé de tous les partis l’accusateur de toutes leurs célébrités. Nul de ses compagnons d’armes n’a échappé à la dureté ou à la perfidie dont il a fait tour à tour et largement usage dans son long et hardi réquisitoire; et non-seulement Napoléon n’a pas été plus respecté que les autres, mais il est devenu, ainsi que je l’ai déjà signalé, l’objet particulier, le point de mire principal de cette monomanie déprimante. A chaque phase mémorable de la carrière du grand homme, Marmont s’est toujours trouvé là pour tout voir et tout entendre, et il veut en tirer avantage, non pour dire combien il se sentait honoré de vivre dans la familiarité et de s’associer à la gloire d’un héros sans égal, mais pour se vanter, devant la postérité, de n’avoir jamais été auprès du général Bonaparte, comme à côté de l’empereur Napoléon, qu’un censeur clandestin, un détracteur précoce, un annotateur malveillant, aposté sur le seuil des états-majors, à la porte des conseils de guerre ou au milieu des champs de bataille, pour épier et contrôler en cachette, jour par jour, heure par heure, les actes et les pensées de l’immortel camarade dont il devait finir par trahir ouvertement la cause.
Mais alors cette fameuse désertion de 1814, dont le souvenir est si lourd à porter aujourd’ hui, loin de pouvoir être expliquée indulgemment comme le résultat fortuit d’une situation exceptionnelle et le produit aussi imprévu qu’inévitable de la force majeure, reste donc sans excuse, et ne peut plus être considérée que comme la conclusion naturelle, la solution logique du passé tout entier du duc de Raguse.
Qu’on ne dise donc plus, pour justifier le maréchal Marmont, que ce fut par le concours accidentel d’événements qui déchirèrent son âme et étouffèrent momentanément ses vieilles affections, qu’il livra l’Empereur, l’Empire et la France, à la contre-révolution européenne. Marmont s’est chargé lui-même de rendre inadmissible cette interprétation de sa conduite en 1814. Il a tenu à constater, pour l’instruction des siècles à venir, qu’il n’avait jamais partagé l’admiration sans bornes, l’engouement superstitieux que le vulgaire fasciné manifestait pour Napoléon; et il est parvenu à établir en effet, de la manière la plus irréfragable, par ses remarques journalières, que le compagnon, l’ami, l’officier préféré du grand homme, se constitua tout d’abord auprès de lui le scrutateur minutieux de ses vues, le surveillant pointilleux de ses plans, le critique sournois de ses actes, le juge souterrain et suprême de son génie, toujours prêt à lui disputer au fond de l’âme une partie de sa gloire, constamment enclin à le chicaner sur le mérite de ses plus belles actions, rêvant et poursuivant sans cesse ce qu’on a appelé avec tant de raison un parallèle impossible, et cherchant à se prouver à lui-même, pour le faire croire ensuite aux autres, que la nature, cette mère intelligente et généreuse qui crée seule la supériorité réelle, l’avait fait plus que l’égal de celui que la fortune, fondatrice aveugle de la hiérarchie, l’obligeait à reconnaître pour supérieur.
Oui, quand Marmont suivait pas à pas Bonaparte, quand il s’attachait étroitement à lui, quand il l’observait assidûment, c’était avec le désir et l’espoir de trouver le héros en défaut et de se, grandir aussitôt lui-même dans sa propre estime, par un retour incessant à sa comparaison favorite. Sous les dehors de l’intimité, l’élégant et présomptueux aide de camp caressait toujours l’idée d’une rivalité secrète avec son général, et cette rivalité, plus ou moins dissimulée d’abord, dégénérant peu à peu en guerre sourde, devait aboutir, comme elle l’a fait, à la rupture la plus éclatante et la plus scandaleuse.
Marmont, tournant en raillerie l’épisode du drapeau d’Arcole, ou s’attribuant la meilleure part de la victoire de Marengo, se préparait déjà à son insu pour les événements d’Essonne. L’habitude du blâme, les exigences croissantes de l’envie, les excitations perpétuelles de la vanité, le conduisirent insensiblement à une défection qui, bien loin d’être fortuite, on ne saurait trop le répéter, ne fut réellement, les Mémoires mêmes de son auteur l’attestent, que le dernier mot d’une opposition occulte, le terme inévitable d’un antagonisme invétéré, l’explosion fatale d’une mine creusée et chargée de longue main, la transformation rationnelle d’une jalousie lentement développée en brusque trahison.
Singulière apologie que celle qui aggrave ainsi les torts qu’elle devait redresser!
C’est l’impression qu’a laissée en moi une étude attentive des Mémoires du duc de Raguse.
Marmont a voulu finir comme Chateaubriand commença. C’est le contraire qu’il eût dû faire, non-seulement par respect pour la tradition populaire et pour le sentiment national, mais aussi dans l’intérêt de sa propre défense et pour le succès de sa laborieuse justification.
Chateaubriand s’est élevé à la hauteur du juge naturel du génie, dans les écrits de sa vieillesse, lorsqu’il a donné un solennel démenti à l’aveugle pamphlétaire de 1814, et qu’il l’a conduit au pied de la statue de Napoléon, pour le guérir, là, de sa cécité, et le forcer à la contemplation de la grandeur tardivement mais pleinement aperçue.
Cette sublime conversion n’a rien eu d’égal, en ce siècle, que la prière d’une grande reine et de ses enfants sur la tombe du martyr de Sainte-Hélène.
Marmont pouvait faire pour le négociateur de la défection d’Essonne ce que Chateaubriand avait fait pour l’auteur du libelle: De Bonaparte et des Bourbons. En imposant silence à la passion, en n’écoutant que la vérité, il eût été ramené à une franche admiration pour son ancien général, et plus il se serait incliné devant le grand homme, plus il se serait relevé devant le grand peuple.
Il a mieux aimé entreprendre de détrôner, dans le domaine de l’histoire, le génie dont il facilita la déchéance dans le monde politique. On dirait qu’il a conçu sérieusement l’espoir de convaincre la postérité que les générations contemporaines furent dupes d’une mystification inouïe dans leur culte pour Napoléon; et il a combiné ses récits, arrangé ses jugements et groupé ses insinuations, comme s’il aspirait réellement à se substituer au grand homme dans les souvenirs de la France et dans l’admiration universelle.
Il n’y a pas d’efforts d’imagination ni d’artifices de langage qui puissent empêcher une. pareille prétention d’aboutir à l’impossible et au ridicule. L’échafaudage que le maréchal Marmont a essayé d’élever pour atteindre le héros sur son piédestal, lui enlever son auréole, le dépouiller pièce à pièce des marques de sa grandeur, le défigurer, même en l’encensant, et le rendre enfin méconnaissable pour les âges futurs, à la honte du temps présent; cet échafaudage trahit vite sa destination et sa fragilité dès qu’on peut le voir de près et le toucher. C’est pour aider, si je le puis, à l’influence salutaire et à l’efficacité de cette épreuve que je publie ces quelques pages. Quiconque a cru fermement au génie incomparable, à la mission providentielle, à la puissance posthume et à la popularité légitime et impérissable de Napoléon, se serait trop facilement laissé abuser, si Napoléon n’était après tout que ce que Marmont a osé en faire dans ses Mémoires. Mais cette croyance est celle de la France et de toutes les nations, et la voix du monde ne se taira pas devant l’ombre de l’audacieux maréchal. Le Napoléon de Béranger restera celui du peuple de tous les pays, sans avoir jamais rien à craindre, pour sa position suprême dans l’histoire, de l’apparition et de la rivalité du Napoléon apocryphe du duc de Raguse.