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§ III.

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L’influence du destin ainsi étendue aux dépens de l’action directe de la science et du génie, Marmont, qui se fait d’ailleurs, dans les travaux d’un siège dont il ne vit que les derniers jours, une part que le commandant d’artillerie n’a pas jugée digne d’une remarque dans ses Mémoires, Marmont s’attache à flétrir les vainqueurs en les présentant comme ayant protégé pendant quelques jours (I, 44, 45) les fureurs et les atrocités des patriotes toulonnais, précédemment plongés dans les cachots du fort Lamalgue. Il n’est que trop vrai que d’horribles vengeances furent exercées, et qu’il y eut un jour où la réaction républicaine força l’armée victorieuse à demeurer spectatrice impuissante et muette de sanglantes exécutions. Deux cents personnes, qui avaient conservé leurs emplois sous le gouvernement des Anglais, furent livrées au tribunal révolutionnaire, condamnées à mort et fusillées par un bataillon de sans-culottes et de Marseillais. «Cette action, dit Napoléon, n’a pas besoin de commentaire, mais c’est la seule exécution que l’on ait faite à Toulon: il est faux qu’on ait mitraillé qui que ce soit, le commandant d’artillerie et les canonniers de la ligne ne s’y fussent pas prêtés.» (Mém. de Nop., I, 44.) Marmont avoue du reste que Bonaparte, devenu puissant, employa plusieurs fois son crédit à sauver quelques victimes. (I, 45.)

A voir le jaloux maréchal condescendre à reconnaître ici en termes formels la modération et l’humanité de Napoléon, on est d’abord porté à croire qu’il a tenu sans doute son orgueil pour tout à fait désintéressé dans l’effet que pouvait produire cet acte de justice. Mais ne nous pressons pas trop de savoir gré à M. le duc de Raguse de l’impartialité qu’il affecte dans l’appréciation de la conduite politique du vainqueur de Toulon, sous le régime de la terreur. S’il fait honneur au général Bonaparte de ce que l’armée d’Italie de cette époque respira en liberté, sans subir aucun acte arbitraire ni aucune destitution (I, 52), c’est qu’il a cru trouver, dans cet hommage même, l’occasion d’amoindrir moralement le héros, en insinuant qu’il lui fallut peu d’efforts et peu de vertu pour ne pas s’abandonner aux fureurs du temps, puisqu’il était éloigné par caractère de tous les excès, et qu’il avait pris d’ailleurs les couleurs de la révolution sans aucun goût, mais uniquement par calcul et par ambition. (I, 53.)

«Son instinct supérieur, dit-il, lui faisait dès ce moment entrevoir les combinaisons qui pourraient lui ouvrir le chemin de la fortune et du pouvoir.... Plus que son âge ne semblait le comporter, il avait fait une grande étude du cœur humain: cette science est d’ailleurs pour ainsi dire l’apanage des peuples à demi barbares, où les familles sont dans un état constant de guerre entre elles, et à ce titre tous les Corses la possèdent.» (Ib.)

Ainsi, il est bien vrai que le duc de Raguse, quand il consent à louer le général Bonaparte, n’entend point s’affranchir par là, ne fût-ce que pour un moment, du joug de l’envie à laquelle il a livré sa plume, et que, sous cette apparence d’équité, il cache un nouveau biais pour ménager de plus amples satisfactions à cette infatigable et mauvaise conseillère. Il fallait bien convenir de la sagesse et de la mansuétude révolutionnaire du commandant d’artillerie, pour être amené à dire qu’il était sans conviction; que sa modération lui venait du tempérament; son patriotisme, du calcul; sa connaissance du cœur humain, de son origine demi-barbare; et que le premier Corse venu était après tout aussi savant que lui en cette matière. Mais ce révolutionnaire modéré, éloigné de tous les excès par caractère ou par défaut de conviction, s’était lié au siège de Toulon avec un représentant dont le nom servait de signe populaire au terrorisme, bien qu’il fût lui-même de mœurs assez douces et raisonnable d’opinion. (I, 54.) Bonaparte avait vécu dans la familiarité de Robespierre jeune. A la chute de Robespierre aîné, il regarda cet événement comme un malheur pour la France, dit Marmont, non assurément qu’il fût partisan du système suivi (sa mémoire est au-dessus de pareille accusation, et je crois l’avoir justifié d’avance), mais parce qu’il supposait le moment d’en changer imminent: l’isolement de Robespierre, qui depuis quinze jours s’absentait du comité de sûreté générale, en était à ses yeux l’indication. Il m’a dit à moi-même ces propres paroles: «Si Robespierre fût resté au pouvoir, il aurait modifié sa marche; il eût rétabli l’ordre et le règne des lois; on serait arrivé à ce résultat sans secousses, parce qu’on y serait venu par le pouvoir; on prétend y marcher par une révolution, et cette révolution en amènera beaucoup d’autres.» (I, 56.)

Marmont ajoute que cette prédiction s’est vérifiée, et que les massacres du Midi, exécutés immédiatement au chant du Réveil du peuple, étaient aussi odieux, aussi atroces, aussi affreux que tout ce qui les avait devancés.

Mais, à part cette boutade d’impartialité dont il faut d’autant plus lui tenir compte qu’il y a moins habitué ses lecteurs, le duc de Raguse a conservé toute sa malveillance systématique à l’égard de son ancien général, en disant, à propos des étroites relations qu’il forma avec Robespierre jeune, que sans doute il avait vu en lui les éléments de sa grandeur future. (I, 54.)

Quoi que Bonaparte puisse faire, comme homme, comme soldat ou comme citoyen, il n’est jamais qu’un spéculateur politique rempli d’orgueil et dévoré d’ambition. Ses amitiés et ses haines, toutes ses combinaisons et toutes ses démarches, exclusives d’inspiration généreuse et de spontanéité patriotique, auraient été uniquement et toujours déterminées par l’intérêt. Cette fois du moins il eût bien mal réussi dans ses calculs, s’il se fût lié en vue de son avancement avec le frère du dominateur de l’époque, puisque cette liaison lui valut d’abord d’être mis en état d’arrestation à l’armée d’Italie, et ensuite d’être rejeté du service de l’artillerie par le faiseur militaire que la réaction thermidorienne avait porté au comité de salut public en remplacement de Carnot.

Mais le duc de Raguse, après avoir pris plaisir à signaler l’imprévoyance de l’ambitieux ami de Robespierre jeune, trouve dans cette disgrâce même une nouvelle occasion de dénoncer le destin comme le principal artisan de l’élévation de Bonaparte. Si le grand homme est arrêté dans sa carrière, s’il est contrarié dans ses vues et déçu dans ses espérances, «ces déceptions, dit-il, ne seront qu’un calcul de la fortune, le menant par des voies détournées à la grandeur et à la puissance.» (I, 59.) N’est-ce pas, en effet, le défaut d’emploi dans les armées en campagne qui retint Bonaparte à Paris, et qui, en faisant de lui le sauveur de la Convention au 13 vendémiaire, le porta en quelques heures au poste de général en chef?

Ainsi raisonne Marmont. «Bonaparte, dit-il, arrive presque inopinément à une situation très-élevée, et ce résultat vient de toutes les infortunes qui l’ont poursuivi et dont il a souvent gémi; car, si une disposition générale ne lui eût pas fait quitter l’armée d’Italie, il aurait continué à y servir avec considération, mais d’une manière subordonnée, puisqu’il n’était pas dans les usages et dans la nature des choses qu’un simple général d’artillerie fût choisi pour commander une armée; s’il n’eût pas été rayé du tableau de l’artillerie par Aubry, il aurait été enfoui dans l’Ouest avec ses talents supérieurs et jamais il n’aurait pu sortir DE LA PLUS PROFONDE OBSCURITÉ.» (I, 84-85.)

Le superbe aide de camp de Bonaparte n’a donc jamais aperçu dans son général ce que le modeste Dugommier avait si bien su distinguer dans le commandant d’artillerie, le génie indépendant des circonstances? Le vieux guerrier avait le coup d’œil plus pénétrant, quand il écrivait au comité de salut public, en lui recommandant le vainqueur de Toulon: «Avancez ce jeune homme, car, si l’on était ingrat envers lui, il s’avancerait tout seul.»

Marmont a-t-il pu penser sérieusement que si Bonaparte n’avait eu pour lui que le bonheur de se trouver oisif et disgracié dans la capitale, à un moment suprême pour la représentation nationale, cet à propos lui eût suffi pour s’élever en un clin d’œil au commandement des armées? Il ne manquait pas à Paris d’officiers généraux que les rancunes et les caprices d’Aubry avaient laissés disponibles autour de la Convention, et parmi lesquels elle pouvait choisir son libérateur. Le hasard ne lui avait-il pas déjà offert et fait accepter Menou? et après ce triste et funeste présent qui faillit la perdre, ne pouvait-il pas la livrer encore à un autre défenseur aussi incapable? Heureusement pour cette assemblée, malgré le décri dans lequel elle était tombée à la suite de ses sanglantes alternatives de terreur et de réaction, elle représentait toujours une grande cause, la révolution de 1789, qu’elle avait sauvée, en l’exagérant, à travers l’horrible et le sublime, soit des agressions de l’étranger, soit des insurrections de l’intérieur. La Providence, qui avait présidé à cette double victoire de la souveraineté nationale, en plaçant partout les hommes que demandaient les circonstances, ne devait pas laisser son œuvre incomplète, et refuser cette fois à la France révolutionnaire un nouvel instrument de salut. Elle voulait à la fin de la Convention ce qu’elle avait voulu au commencement de la Constituante, et elle le voulait, de cette volonté qui est autrement immuable que celle des rois. Comme elle avait armé Mirabeau des foudres de l’éloquence, elle avait révélé à Napoléon les secrets du génie de la guerre, et dans un but identique, pour l’accomplissement d’une même pensée, le couronnement de l’esprit moderne, le triomphe et le développement de la révolution française, par la prédominance combinée ou successive de l’art oratoire et de la gloire militaire. La prévision divine, et non l’aveugle hasard, avait donc tenu le vainqueur de Toulon en réserve, derrière Menou et Barras, pour relever, d’une main vigoureuse, le drapeau du tour du monde, que ces impuissants émissaires de la fatalité auraient laissé mettre en lambeaux ou tomber dans la boue. Le général Bonaparte, dont l’ambition, loin d’être exclusive de toute conviction, comme Marmont l’a prétendu, s’alliait au contraire en lui à un vif et ferme attachement à l’ordre nouveau, remplit avec éclat la mission que lui avait préparée la Providence. Non-seulement il arrêta les progrès de la contre-révolution et ruina les espérances prochaines du royalisme; mais il gagna surtout à sa victoire de vendémiaire, le renom, l’influence et l’autorité qui devaient le faire passer bientôt au commandement suprême des armées, et finir par le rendre maître des destinées de la République, moins encore au profit de son élévation et de son orgueil que dans l’intérêt de la propagation des idées et des mœurs de la démocratie française dans toute l’Europe. Que le duc de Raguse fasse maintenant remarquer avec affectation que Napoléon fut servi dans son rapide avancement par la disgrâce même qui le retint à Paris, il n’en reste pas moins vrai que ce ne furent ni les préjugés de l’obscur Aubry, ni la nullité de l’extravagant Menou, ni l’insuffisance du fastueux Barras, qui firent du général Bonaparte le sauveur de la représentation nationale, pas plus que l’imbécillité de Carteaux et l’ignorance de Doppet n’avaient concouru à la réussite des plans du commandant d’artillerie. En vendémiaire de l’an III, comme en frimaire de l’an II, à Paris comme à Toulon, l’homme grandit par l’initiative, la spontanéité, les ressources et les dispositions d’un génie indépendant, et non point par les caprices du sort et les jeux du destin, à l’aide des facilités accidentelles que lui auraient ménagées quelques incapacités environnantes.

Pour devenir un jour le suprême régulateur de la révolution, il fallait commencer par vaincre pour elle les coalitions et les factions, et c’est ce que fit le futur empereur en chassant les Anglais de Toulon et en étouffant la révolte des sections parisiennes. Mais ce ne fut pas l’habileté spéculative d’un sceptique ambitieux qui détermina cet homme extraordinaire, comme le duc de Raguse a osé le prétendre, à se jeter dans les luttes mémorables qui contribuèrent tant à sa réputation et à sa fortune. Là où Marmont n’a voulu voir que le hasard et le calcul, Bonaparte apporta certainement le génie et le patriotisme. Il a répondu d’avance au reproche d’avoir manqué de conviction politique, quand il a rappelé et fait écrire à Sainte-Hélène ce qu’il se disait à lui-même au moment où la perspective d’un combat meurtrier entre Français le faisait hésiter à accepter le commandement qui lui était offert: «Mais si la Convention succombe, que deviennent les grandes vérités de notre révolution?» Et cette noble sollicitude pour les conquêtes de 1789 n’a point été imaginée après coup par le potentat déchu de 18151 Elle appartient bien réellement au soldat de l’an III, qui l’avait déjà exprimée avec la même énergie dans une lettre qu’il adressait, un an auparavant, aux représentants du peuple pour protester contre son arrestation. «Depuis l’origine de la révolution, avait-il dit fièrement aux commissaires de la Convention, n’ai-je pas toujours été attaché aux principes?... A la découverte de la conspiration de Robespierre, ma conduite a été celle d’un homme accoutumé à ne voir que les principes; l’on ne peut pas me contester le titre de patriote.... Entendez-moi; détruisez l’oppression qui m’environne, et restituez-moi l’estime des patriotes.... Une heure après, si les méchants veulent ma vie, je l’estime si peu, je l’ai si souvent méprisée.... Oui, la seule idée qu’elle peut encore être utile à la patrie me fait en soutenir le fardeau avec courage.»

Il ne faut point s’étonner que Marmont, qui eut l’idée d’émigrer en 1792, et qui refoula en lui-même, par pure ambition, le royalisme inné dont il s’est vanté d’avoir retrouvé la trace en 1814, n’ait pas cru à la sincérité de ce patriotique langage. Il dénie à Napoléon ses fortes convictions, parce qu’il ne trouva jamais que tiédeur, inertie et abâtardissement dans les siennes. A ses yeux, l’auteur du coup d’État de brumaire, le destructeur des institutions républicaines, le fondateur d’une dynastie nouvelle, le dictateur couronné, avait dû jouer évidemment la comédie, quand il s’était proclamé ardent patriote et fidèle sectateur des idées de 89. La tournure sceptique de son esprit et les habitudes vulgaires d’une personnalité envieuse et vaniteuse l’empêchaient de comprendre, ou du moins de reconnaître, que le nouveau César avait, comme l’ancien, aspiré à l’autocratie dans l’intérêt de la démocratie, élevé le despotisme à la hauteur du patriotisme, et recherché un grand pouvoir pour accomplir de grandes choses, bien plus qu’il n’avait entrepris de grandes choses pour parvenir à un grand pouvoir. Quand Napoléon gourmandait vivement Fontanes sur sa complaisance pour le royalisme académique et rancuneux de Chateaubriand, il avait depuis longtemps renversé la république et rétabli la monarchie, et il n’en prenait pas moins avec véhémence la défense de la révolution. Quand il écrivait au roi de Hollande, son propre frère, qu’il n’acceptait pas le dévouement à sa personne en dehors de l’attachement à la France, et qu’il se rendait solidaire de tous ceux qui avaient aimé et servi ce noble pays depuis Clovis jusqu’au comité de salut public, il était empereur, souverain absolu, despote, si l’on veut, mais avant tout il était PATRIOTE, vivant de la vie de la France, liant de plus en plus ses destinées à celles de la France, ne s’élevant que pour discipliner, féconder et affermir au dedans, et pour répandre et faire régner au dehors l’esprit nouveau de la France.

Mais c’est trop se presser de faire intervenir le dominateur de l’Europe, dans tout le développement de son génie et de sa puissance et à l’apogée de sa glorieuse mission, quand il ne s’agit encore que du lieutenant de Barras, surnommé le petit mitrailleur par le royalisme vaincu et déconcerté, et de l’explication mesquine que le duc de Raguse s’est complu à donner des premiers succès et de la rapide élévation du grand homme. Je me hâte de revenir au lendemain du 13 vendémiaire.

Réfutation des Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse

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