Читать книгу Aventures d'un Gentilhomme Breton aux îles Philippines - Paul P. De La Gironiere - Страница 10
Chapitre V.
ОглавлениеLe capitaine Novalès.—Insurrection militaire.—Novalès, empereur des Philippines.—Sa mort.—Tierra-Alta.—Bandits.
J’étais, comme je l’ai dit, chirurgien-major du bataillon de ligne le 1er léger, et j’avais des relations intimes avec tout l’état-major, particulièrement avec le capitaine Novalès, créole d’origine, et d’un caractère brave et aventureux.
Il fut soupçonné de vouloir soulever, en faveur de l’indépendance, le régiment auquel il appartenait. On fit à ce sujet une enquête qui ne donna aucune preuve: cependant le gouverneur, conservant toujours ses soupçons ordonna qu’il fût envoyé dans une province du sud sous la surveillance de l’alcade.
Le matin du jour fixé pour son départ, Novalès vint me voir, et, après s’être plaint amèrement de l’injustice du gouverneur à son égard, il ajouta qu’on se repentirait de n’avoir pas confiance en son honneur, et qu’il ne tarderait pas à revenir.
J’essayai de le calmer; nous échangeâmes une poignée de main, et le soir il partait sur un petit bâtiment chargé de le conduire à sa destination.
Au milieu de la nuit qui suivit le départ de Novalès, je fus réveillé en sursaut par des détonations d’armes à feu. Je me revêtis aussitôt de mon uniforme, et m’empressai de me diriger vers la caserne de mon régiment.
Les rues étaient désertes; seulement, de cinquante pas en cinquante pas, étaient échelonnées des sentinelles.
Je compris qu’un événement extraordinaire se passait sur quelque point de la ville. Quand j’arrivai à la caserne, je ne fus pas peu surpris de trouver les grilles ouvertes, le poste vide, pas un soldat dans l’intérieur.
Je montai à l’infirmerie que j’avais fait établir pour le service spécial des cholériques, et là un sergent m’apprit que le mauvais temps avait forcé l’embarcation qui conduisait Novalès en exil de rentrer dans le port; que vers une heure du matin, Novalès, accompagné du lieutenant Ruiz, était venu à la caserne, et qu’après s’être assuré du concours de tous les sous-officiers créoles, il avait fait mettre le régiment sous les armes, s’était emparé des portes de Manille, et enfin s’était proclamé empereur des Philippines.
Ces nouvelles extraordinaires me jetèrent dans une certaine perplexité.
Mon régiment était en pleine insurrection: si j’allais le rejoindre et qu’il succombât, j’étais considéré comme traître, et comme tel fusillé; si, au contraire, je me battais contre lui et qu’il triomphât, je connaissais assez Novalès pour être convaincu d’avance qu’il ne me ferait pas quartier.
Cependant je n’avais pas à hésiter, le devoir me liait à l’Espagne, qui m’avait si bien traité; c’était elle que je devais défendre.
Je sortis de la caserne et me dirigeais au hasard.
Bientôt je me trouvai en face du quartier d’artillerie; un officier se tenait en observation derrière la grille; je m’approchai de lui, et lui demandai s’il tenait pour l’Espagne.
Sur sa réponse affirmative, je le priai de me faire ouvrir, en lui déclarant que je voulais me rallier à son corps, auquel je pouvais peut-être rendre quelques services comme chirurgien.
J’entrai et allai prendre les ordres du commandant, qui me mit bien vite au courant des événements.
Pendant la nuit, Ruiz s’était rendu, au nom de Novalès, chez le général Folgueras qui commandait en l’absence du gouverneur Martinès, retenu à sa campagne, peu distante de Manille. Il avait surpris la garde et s’était emparé des clefs de la ville, après avoir poignardé Folgueras; de là, il était allé aux prisons, avait donné la liberté aux détenus, et avait mis à leur place les principaux fonctionnaires de la colonie.
Le 1er léger était sur la place du Gouvernement, prêt à livrer bataille; deux fois il avait essayé de surprendre l’artillerie et la citadelle, mais il avait été repoussé.
On attendait des secours du dehors et les ordres du général Martinès pour attaquer les révoltés.
Bientôt nous entendîmes quelques décharges d’artillerie: c’était le général Martinès qui, à la tête du régiment de la Reine, faisait enfoncer la porte Sainte-Lucie et pénétrait dans la ville de guerre.
Le corps d’artillerie se joignit au général gouverneur, et nous marchâmes vers la place du Gouvernement.
Les insurgés avaient placé deux canons à l’issue de chaque rue.
A peine approchions-nous du palais, que nous essuyâmes une terrible décharge de mousqueterie. L’aumônier particulier du général fut la première victime.
Nous étions alors engagés dans une rue qui longe les fortifications, et par laquelle il était impossible d’attaquer l’ennemi avec avantage.
Le général Martinès changea la direction de l’attaque, et nous revînmes à la charge par la rue Sainte-Isabelle.
Les troupes, formées sur deux lignes, suivaient les deux côtés de la rue et laissaient le milieu libre; d’un autre côté, le régiment de Panpangas avait traversé la rivière et arrivait par une des rues opposées: les insurgés étaient pris entre deux feux.
Cependant ils se défendaient avec acharnement, et leurs tirailleurs nous causaient beaucoup de mal. Novalès était partout, animant ses soldats de la voix, du geste et de l’exemple, pendant que le lieutenant Ruiz s’occupait de pointer un des canons qui balayait le milieu de la rue où nous avancions.
Enfin, après trois heures de combat, le sauve-qui-peut commença. On fit main-basse sur tout ce qu’on rencontra, et Novalès fut amené prisonnier au gouverneur.
Quant à Ruiz, quoique atteint au bras d’une balle, il fut assez heureux pour franchir les fortifications et pour parvenir à s’évader; ce ne fut que trois jours après qu’il fut pris.
A peine le combat fut-il terminé, qu’on forma sur-le-champ un conseil de guerre. Novalès fut le premier jugé.
A minuit, il était proscrit; à deux heures du matin, proclamé empereur; et à cinq heures du soir, fusillé par derrière.
Ces revirements de fortune sont assez fréquents dans les colonies espagnoles.
Le conseil de guerre jugea sans désemparer, jusqu’au lendemain à midi, tous les prisonniers arrêtés les armes à la main.
La dixième partie du régiment fut envoyée aux galères, et tous les sous-officiers furent condamnés à mort.
J’avais reçu l’ordre de me rendre à quatre heures sur la place du Gouvernement, où devait avoir lieu l’exécution, à laquelle assistaient deux compagnies de chaque bataillon de la garnison et tout l’état-major.
Vers cinq heures, les portes de l’hôtel de ville s’ouvrirent, et au milieu d’une haie de soldats on fit défiler dix-sept sous-officiers, assistés chacun de deux moines et des frères de la Miséricorde.
Un silence solennel régnait sur la place; on n’entendait, par intervalle, que le roulement funèbre des tambours, et les prières des agonisants psalmodiées par les moines.
Le cortége, qui défilait à pas lents, s’arrêta devant la façade du palais; les dix-sept sous-officiers reçurent l’ordre de s’agenouiller, le visage tourné contre le mur.
A un roulement prolongé de tambours les moines se séparèrent des victimes, et à un second roulement une décharge retentit: les dix-sept jeunes gens tombèrent la face contre terre.
L’un d’eux cependant n’avait pas été atteint; il s’était laissé tomber, en conservant une complète immobilité. Un instant après, les frères allaient jeter leurs voiles noirs sur les victimes; elles n’auraient plus alors appartenu qu’à la justice divine.
J’avais vu ce qui venait de se passer.
J’étais placé à quelques pas de celui qui jouait si bien son rôle de mort, et mon cœur battait à fendre ma poitrine... J’aurais voulu pousser les frères vers ce malheureux, qui devait éprouver les plus terribles angoisses; mais, au moment où le voile noir était prêt à recouvrir le pauvre malheureux jeune homme épargné par miracle, un officier prévint le commandant qu’un coupable avait échappé au châtiment: les frères furent arrêtés dans leur pieux ministère, et deux soldats reçurent l’ordre de tirer sur l’infortuné sous-officier à bout portant.
J’étais indigné.
Je m’avançai vers le délateur, et lui reprochai sa cruauté; il voulut me répondre, je le traitai de lâche et lui tournai le dos1.
Un ordre précis de mon colonel m’avait obligé à sortir de chez moi pour assister à la terrible exécution que je viens de raconter, et cependant des inquiétudes bien vives auraient dû m’y retenir, ainsi qu’on va le voir.
La veille, lorsque le combat avait été terminé, les insurgés mis en déroute, les tourments que devait éprouver ma chère Anna étaient revenus à mon esprit.
Il était une heure de l’après-midi, et je l’avais laissée sans nouvelles de moi depuis trois heures de la nuit: ne pouvait-elle pas me croire mort, ou au milieu des révoltés?
Ah! si mon devoir avait pu me faire oublier un instant celle que j’aimais plus que ma vie, le danger étant passé, son image revint à ma pensée.
Bonne Anna! je la vis pâle, agitée, émue, se demandant si chaque coup de feu qui partait ne la rendait pas veuve; et, l’âme toute chagrine, je courus chez moi pour la rassurer.
Arrivé à ma demeure, je montai précipitamment l’escalier; le cœur me battait avec violence; je m’arrêtai un instant devant la porte de sa chambre; puis, ayant repris un peu de courage, j’entrai.
Anna était agenouillée, elle priait; en entendant mon pas, elle leva la tête et vint se jeter dans mes bras, sans proférer une seule parole.
J’attribuai d’abord ce silence à l’émotion; mais, hélas! en examinant ce charmant visage je vis que l’œil était hagard, la figure contractée; je tressaillis... J’avais reconnu tous les symptômes d’une congestion cérébrale.
Je craignis que ma femme n’eût perdu la raison, et cette crainte me causa de vives alarmes.
Heureux encore dans ma profonde douleur de pouvoir par moi-même lui procurer quelques soulagements, je la fis mettre au lit, et lui administrai tous les secours que réclamait son état.
Elle était assez calme, les quelques mots qu’elle prononçait étaient incohérents; son idée fixe, c’était qu’on voulait l’empoisonner et m’assassiner. Toute sa confiance était en moi. Pendant trois jours, les remèdes que je prescrivis et que j’administrai furent inutiles; la malade n’éprouvait aucun soulagement.
Je résolus alors de consulter les médecins de Manille, bien que je n’eusse pas confiance en leur mérite. Ils me conseillèrent quelques médicaments insignifiants, et m’avouèrent que tout espoir était perdu, ajoutant à leur dire, en forme de consolation philosophique, que la mort était préférable à la perte de la raison.
Je n’étais pas de l’avis de ces messieurs: j’eusse préféré la folie à la mort, car j’avais toujours l’espérance de voir la folie se calmer, puis disparaître.
Que de fous n’a-t-on pas guéris et ne guérit-on pas tous les jours? tandis que la mort c’est le dernier mot de l’humanité; et, comme l’a bien dit un jeune poëte:
La pierre de la tombe,
Entre le monde et Dieu c’est un rideau qui tombe!
Je résolus de lutter contre la mort et de défendre Anna, en essayant tous les calculs si problématiques de la science.
Je regardai mes confrères comme plus ignorants encore que je ne les avais jugés; et, fort de mon amour, de mon attachement, de ma volonté, je commençai le combat avec le destin, qui se montrait à moi sous des couleurs aussi sombres.
Je m’enfermai dans la chambre de la malade, et ne la quittai plus. J’avais beaucoup de mal pour lui faire prendre les médicaments que je croyais lui être nécessaires; il me fallait tout l’empire que j’avais conservé sur elle pour lui persuader que les boissons que je lui présentais n’étaient pas empoisonnées.
Sans dormir, elle était cependant dans une somnolence qui dénotait un grand ébranlement du cerveau.
Cet état affreux dura pendant neuf jours; neuf jours pendant lesquels je ne savais si je gardais une morte ou une vivante, et je priais Dieu à tous les instants du jour de faire un miracle.
Un matin, je vis la malade fermer les yeux... j’eus une peur effrayante, et que je ne saurais décrire... Le sommeil qui venait de s’emparer d’elle aurait-il un réveil? Je me penchai vers elle, j’écoutai sa respiration, elle était égale et s’exhalait sans bruit; je tâtai le pouls, les pulsations étaient plus calmes et plus régulières; un peu de mieux s’annonçait. J’attendis dans une terrible anxiété.
Au bout d’une demi-heure le calme et le sommeil continuaient, et je ne doutai pas qu’une crise salutaire ne ramenât ma pauvre malade à la vie et à la raison.
Je m’assis à son chevet, j’y restai dix-huit heures, observant ses moindres mouvements. Enfin, après une attente remplie de trouble et de poignante incertitude, la malade se réveilla et sembla sortir d’un songe.
«Tu veilles depuis longtemps, me dit-elle en me tendant la main: j’ai donc été bien malade? Que de soins tu as pris de moi! Heureusement que tu vas pouvoir te reposer, je sens que je suis guérie...
Je crois avoir ressenti dans ma vie les émotions les plus fortes, soit de bonheur, soit de chagrin, que l’homme puisse éprouver; mais jamais ma joie n’a été plus vive, plus profonde qu’en entendant ces paroles d’Anna.
On se rendra facilement compte de la situation de mon esprit en pensant aux tourments qui m’avaient agité depuis dix jours, et l’on comprendra la fièvre morale que je devais éprouver.
Depuis quelque temps j’avais assisté à des spectacles si étranges, qu’il eût été plus naturel que ce fût moi qui perdît la raison.
J’avais été acteur dans un combat acharné; autour de moi j’avais vu tomber des blessés et entendu râler des mourants; après une exécution terrible, rentré chez ma femme, les plus grands chagrins étaient venus m’accabler; j’étais resté auprès d’une personne adorée, ignorant s’il me faudrait la perdre pour toujours ou la garder insensée; puis, tout à coup, comme par miracle, cette chère compagne de ma vie revenait à la santé et se jetait dans mes bras...
Je mêlai mes pleurs aux siens; mes yeux, secs et brûlants par les veilles et les angoisses, retrouvèrent des larmes, mais ce furent des larmes de joie et de bonheur.
Nous reprîmes tous deux plus de calme; dans une douce causerie nous nous racontâmes tout ce que nous avions souffert. O sympathie des cœurs aimants! Nos peines avaient été les mêmes, nous avions ressenti les mêmes alarmes, elle pour moi, moi pour elle!
Remise comme par enchantement après ce sommeil réparateur, Anna se leva, fit sa toilette comme à l’ordinaire; et les personnes qui la virent ne voulurent pas croire qu’elle avait passé dix jours entre la mort et la folie, ces deux abîmes, dont l’amour et la foi avaient su l’un et l’autre nous préserver.
J’étais heureux; ma profonde tristesse fut promptement remplacée par une joie expansive qui se peignait sur mon visage. Hélas! cette joie fut passagère comme toutes les joies: l’homme est ici-bas la proie du malheur!
Au bout d’un mois, ma femme retomba dans le même état maladif; les mêmes symptômes se produisirent avec les mêmes effets pendant le même laps de temps; je restai encore neuf jours au chevet de son lit, et le dixième jour un sommeil bienfaisant la rendit à la raison.
Mais cette fois j’avais pour moi l’expérience, cette maîtresse impitoyable qui vous donne des leçons qu’on ne devrait jamais oublier; et je ne me réjouis pas comme je l’avais fait un mois plus tôt.
Je craignis que ce changement subit ne fût une guérison factice, et que tous les mois la pauvre malade n’eût une rechute jusqu’à ce que son cerveau, complétement affaibli, se dérangeât enfin pour toujours.
Cette fatale idée me brisait le cœur, et me causait une tristesse que je ne pouvais dissimuler devant celle qui me l’inspirait.
J’avais épuisé toutes les ressources de la médecine, et toutes ces ressources avaient été inutiles.
Je pensai que peut-être, en éloignant la malade des lieux où s’étaient passés les événements cause de son affection, sa guérison deviendrait plus facile; que peut-être les bains, les promenades à la campagne par la belle saison, contribueraient à la guérir; dès lors j’invitai une de ses parentes à nous accompagner, et nous partîmes pour Tierra-Alta, lieu enchanteur, véritable oasis où tout était réuni pour faire aimer la vie en la rendant agréable.
Les premiers jours de notre installation à cette belle campagne furent pour nous remplis de joie, d’espérance, de félicité. Anna se remettait chaque jour davantage, sa santé était devenue florissante.
Nous nous promenions dans de magnifiques jardins, à l’ombre des orangers et des mangliers, qui formaient des massifs tellement épais, que pendant les plus fortes chaleurs on était à l’abri et au frais sous leurs ombrages.
Une jolie rivière, à l’eau limpide et bleue, passait au milieu de notre verger. J’y avais fait établir des bains à l’indienne.
Quand nous voulions jouir de promenades ravissantes, une jolie calèche attelée de quatre bons chevaux nous conduisait sur des routes bordées de flexibles bambous, et semées de toutes les fleurs variées des tropiques.
Ainsi qu’on en peut juger par ce court récit, rien ne manquait à Tierra-Alta de tout ce qu’on peut souhaiter à la campagne: c’était un Éden pour une convalescente. Mais on a bien eu raison de dire qu’il n’y a pas de bonheur parfait sur la terre! J’étais avec une femme que j’adorais, et qui m’aimait avec toute la sincérité d’un cœur jeune et pur. Nous vivions dans un paradis, loin du monde, du bruit, des tracas d’une ville, et surtout loin des jaloux et des envieux. L’air que nous respirions était parfumé, l’eau qui baignait nos pieds était pure, et reflétait un ciel chaud et parfois tout brillant d’étoiles scintillantes... La santé d’Anna semblait se remettre, j’étais heureux de son bonheur.
Qui donc pouvait nous troubler dans notre charmante retraite?... Une troupe de bandits!
Ces bandits s’étaient établis dans les parages enchantés de Tierra-Alta, et désolaient le pays et tous les environs par les vols et les meurtres qu’ils commettaient. Un régiment était à leur poursuite, mais cela les inquiétait fort peu; ils étaient nombreux, adroits, audacieux, et, quelle que fût la vigilance du gouvernement, la bande continuait ses brigandages et ses assassinats.
Dans la maison que j’occupais alors et que je quittai plus tard, le commandant de cavalerie Aguilar, qui m’avait remplacé, fut surpris, et périt percé de vingt coups de poignards.
Plusieurs années après cette époque, le gouvernement fut obligé de capituler avec ces bandits; et un jour on vit entrer dans Manille une vingtaine d’hommes, tous armés de carabines et de poignards.
Leur chef les conduisait; ils marchaient la tête haute, d’un air fier et assuré, et se rendirent chez le gouverneur; celui-ci les harangua, leur fit déposer leurs armes, et les envoya chez l’archevêque pour qu’il les exhortât.
L’archevêque, dans un discours profondément religieux, les invita à se repentir de leurs crimes, à devenir d’honnêtes citoyens, et à retourner dans leurs villages.
Ces hommes, qui s’étaient souillés du sang de leurs semblables, et qui avaient cherché dans le crime, ou, pour dire mieux, dans tous les crimes, l’or qu’ils convoitaient, écoutèrent religieusement le ministre de Dieu, changèrent complétement de conduite, et devinrent par suite de bons et paisibles cultivateurs.
Mais revenons à mon séjour à Tierra-Alta, à l’époque où les bandits n’étaient pas encore convertis, et auraient pu troubler ma douce quiétude et ma sécurité.
Néanmoins, soit insouciance, soit confiance dans un Indien chez lequel j’avais passé quelque temps après les ravages occasionnés par le choléra, et dont l’influence dans le pays m’était connue, je ne craignais nullement les bandits.
Cet Indien vivait à quelques lieues de Tierra-Alta, dans les montagnes de Marigondon; il était venu me voir plusieurs fois, et m’avait dit à différentes reprises: «Ne craignez rien des bandits, señor docteur Pablo; ils savent que nous sommes amis, et cela seul suffira pour les empêcher de s’attaquer à vous, car ils auraient trop peur de me déplaire et de se faire de moi un ennemi.»
Ces paroles m’avaient tout à fait rassuré, et j’eus bientôt l’occasion de voir que l’Indien m’avait pris sous sa protection.
Si quelques-uns des lecteurs, pour lesquels j’écris mes souvenirs, étaient pris, comme je fus, du désir de visiter les cascades de Tierra-Alta, qu’ils aillent à l’endroit appelé Ylang-Ylang; c’était près de ce lieu que logeaient les parents de mon Indien protecteur.
A cet endroit la rivière, très-resserrée dans son lit, se précipite, d’un seul jet d’une hauteur de trente à quarante pieds, dans un énorme bassin d’où les eaux s’écoulent paisiblement pour aller à quelques pas de là former trois nouvelles chutes moins élevées, mais embrassant toute la largeur de la rivière, et formant trois nappes d’eau claire et transparente comme du cristal.
C’est un spectacle admirable, comme tous ceux offerts aux yeux des hommes par la main puissante du Créateur; et j’ai eu bien souvent à remarquer combien les travaux de la nature sont supérieurs à ceux que les hommes se fatiguent à élever et à inventer!
Un matin, nous nous étions rendus aux cascades et nous allions mettre pied à terre à Ylang-Ylang, quand tout à coup notre calèche fut entourée de brigands fuyant devant les soldats de la ligne.
Le chef (ou du moins supposâmes-nous d’abord que c’était lui) dit à ses compagnons, sans s’occuper de nous et sans nous adresser la parole:
«Il faut tuer les chevaux!»
Je compris qu’il craignait que ses ennemis ne se servissent des chevaux pour les poursuivre. Avec le sang-froid qui heureusement ne m’abandonne jamais dans les circonstances difficiles ou périlleuses, je lui dis: «N’aie aucune crainte, mes chevaux ne serviront pas à tes ennemis pour te poursuivre; fie-toi à ma parole.»
Le chef porta la main à son salacot, et dit à ses camarades:
«S’il en est ainsi, les soldats espagnols ne nous feront pas de mal aujourd’hui, et nous n’en ferons pas non plus à notre tour. Suivez-moi!»
Ils partirent au pas de course.
Un instant après je mis mes chevaux au galop dans une direction tout à fait opposée à celle où j’aurais pu rencontrer les soldats.
Les bandits me regardaient de loin, et le scrupule avec lequel je tenais la parole que je leur avais donnée porta son fruit.
Non-seulement je vécus plusieurs mois en sécurité à Tierra-Alta, mais quelques années après, lorsque j’habitais Jala-Jala et qu’en ma qualité de commandant de la gendarmerie territoriale de la province de la Lagune, j’étais l’ennemi naturel des bandits, je reçus le billet suivant:
«Monsieur,
«Défiez-vous de Pedro Tumbaga! Nous sommes invités par lui à nous rendre à votre habitation, et à vous attaquer par surprise; nous nous sommes souvenus du matin où nous vous avons parlé aux cascades, et de la sincérité de votre parole. Vous êtes un homme d’honneur. Si nous nous trouvons face à face avec vous, et qu’il le faille, nous vous combattrons, mais loyalement, et jamais après vous avoir tendu une embûche. Tenez-vous donc sur vos gardes, craignez Pedro Tumbaga; c’est un lâche, capable de se cacher pour vous tirer un coup de fusil...»
On conviendra que j’avais affaire à des bandits bien honnêtes.
Je leur répondis:
«Vous êtes des braves. Je vous remercie de votre avis, mais je ne crains pas Pedro Tumbaga. Je ne conçois pas que vous gardiez parmi vous un homme capable de se cacher pour tuer son ennemi; si j’avais un soldat comme lui, j’en aurais bientôt fait justice, et cela sans avoir recours aux tribunaux...»
Quinze jours après ma réponse, Tumbaga n’existait plus; la balle d’un bandit m’en avait débarrassé.
Je reviens à mon premier récit.
Lorsque je fus éloigné des bandits à Ylang-Ylang, j’arrêtai mes chevaux, et je pensai à Anna, car je craignais pour elle l’impression qu’avait produite la rencontre peu agréable que nous venions de faire.
Mais heureusement mes craintes étaient vaines, ma femme n’éprouvait aucune terreur; et lorsque je m’informai si elle avait eu peur, elle me répondit:
«Peur! ne suis-je pas avec toi?»
J’eus plus tard, dans bien des circonstances périlleuses, la preuve certaine qu’elle m’avait dit l’exacte vérité, car elle conserva toujours le même sang-froid.
Lorsque je jugeai qu’il n’y avait plus de danger, je revins sur mes pas et nous rentrâmes chez moi, satisfaits de la conduite des bandits envers nous, et trouvant dans cette conduite la certitude qu’ils ne nous voulaient point de mal.
Je remerciai mentalement mon ami l’Indien, car je ne doutais pas que je lui dusse la tranquillité dont nos turbulents voisins nous laissaient jouir.
L’époque fatale où ma femme devait ressentir une nouvelle crise approchait; bientôt elle allait éprouver une attaque de la terrible maladie causée par la révolte de Novalès.
J’avais espéré que l’air de la campagne, les bains, les distractions de tout genre guériraient ma pauvre malade; mon espoir fut déçu, et, comme le mois précédent, j’eus la douleur d’assister à toute une période de souffrances physiques et morales.
Je fus désespéré: je ne savais plus quel parti prendre; je me décidai cependant à rester à Tierra-Alta. Là, ma chère compagne était heureuse les jours où sa santé lui revenait; les autres jours, je ne la quittais pas, essayant de combattre la fatale maladie par tout ce que l’art et l’imagination peuvent inventer.
Enfin, à force de soins et de tentatives, mes efforts furent couronnés d’un plein succès, et, à l’époque où le mal devait revenir, j’eus le bonheur de ne pas le voir paraître et la certitude d’une guérison définitive.
Dès lors j’éprouvai toute la joie que l’on ressent après avoir longtemps craint de perdre une personne tendrement aimée, quand on la voit revenir à la vie, et je me livrai sans crainte aux plaisirs multipliés qu’offrait Tierra-Alta.
J’aimais la chasse, et j’allais fort souvent dans les montagnes de Marigondon, chez mon ami l’Indien.
Nous poursuivions ensemble le cerf et les divers oiseaux qui abondent dans ce pays, à tel point que l’on a à choisir entre quinze à vingt espèces de colombes, de poules et de canards sauvages, et qu’il m’est arrivé souvent d’en abattre cinq ou six d’un seul coup.
La chasse aux poules sauvages, espèce de faisans, m’amusait beaucoup.
Nous chassions dans de grandes plaines parsemées de petits bois, avec de bons et beaux chevaux dressés exprès; les chiens faisaient partir le gibier, nous étions armés de fouets, et nous tâchions de l’abattre d’un seul coup, ce qui n’était pas aussi difficile que l’on pourrait le croire.
Lorsqu’une compagnie de poules épouvantées partait d’un petit massif, nous mettions nos chevaux au galop, et c’était une véritable course au clocher que les gentlemen-riders eussent bien désiré faire.
Je chassais aussi le cerf à cheval et à la lance; cet exercice est très-amusant, malheureusement il occasionne souvent des accidents.
Chasse au cerf.
Voici comment: Les chevaux dont on se sert sont si bien dressés pour cette chasse, que dès qu’ils aperçoivent le cerf il n’est plus nécessaire ni même possible de les guider; ils le poursuivent de toute la vitesse de leurs jambes, franchissant tous les obstacles qui se trouvent devant eux.
Le cavalier, qui porte à la main une lance dont la hampe a de deux à trois mètres, la tient en arrêt; et aussitôt qu’il se croit à portée de l’animal, il la jette contre lui.
S’il manque son coup, la lance va se ficher en terre; alors il faut une grande adresse pour éviter le bout opposé, qui souvent blesse le chasseur dans la poitrine, ou le cheval.
Je ne parle pas des chutes que l’on est exposé à faire en allant au grand galop dans des terrains inconnus et inégaux.
J’avais fait ces chasses lors de mon premier séjour chez l’Indien; et, bien que je m’en fusse tiré à mon honneur, je n’avais pu obtenir de lui qu’il me fit assister à une chasse bien plus dangereuse et que j’appellerai presque un combat: celle du buffle sauvage.
A chacune de mes questions, mon hôte me répondait:
«Cette chasse est trop à craindre, je ne veux pas vous exposer à un malheur.»
Il évitait même de me conduire dans une partie de la plaine qui avoisine les montagnes de Marigondon, et où se trouvent d’ordinaire les buffles sauvages.
1 Je m’abstiens d’écrire le nom de cet officier, à cause de sa famille.