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Chapitre IV.

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Séjour à Manille.—Le capitaine don Juan Porras.— La marquise de las Salinas.

Pendant que je causais sur le rivage avec les Indiens, j’avais remarqué, à quelques pas de moi, un jeune Européen; je le rencontrai précisément sur ma route en me dirigeant vers Manille, et je pris le parti de l’accoster.

Ce jeune homme était un médecin qui se préparait à partir pour l’Europe. Je lui fis part du projet que je venais de former, et je lui demandai quelques détails sur la ville où je voulais me fixer désormais.

Il s’empressa de me satisfaire, et m’encouragea dans ma résolution d’exercer la médecine aux Philippines.

Lui-même avait conçu la même pensée que moi, mais des affaires de famille l’obligeaient à retourner dans son pays.

Je ne lui cachai rien de ma situation, et je lui fis observer qu’il me serait difficile de faire des visites avec le costume plus que modeste dont j’étais revêtu.

«Qu’à cela ne tienne, me répondit-il; j’ai tout ce qu’il vous faut: un habit tout neuf et six magnifiques lancettes; «je vous vendrai ces objets au prix coûtant de France: c’est «un marché d’or.»

L’affaire fut bientôt conclue. Il me conduisit à son hôtel, et j’en sortis affublé d’un habit assez propre, mais beaucoup trop grand et beaucoup trop large.

Malgré cela, il y avait si longtemps que je ne m’étais vu si bien mis, que je ne me lassais pas d’admirer ma nouvelle acquisition.

J’avais caché dans mon chapeau ma pauvre petite veste blanche, et je marchais plus fier qu’Artaban sur la chaussée de Manille. Je possédais un habit et six lancettes! mais il ne me restait pour toute fortune qu’une piastre: cette pensée tempérant un peu la joie que me faisait éprouver la vue de mon brillant costume, je songeais où j’irais passer la nuit, et comment je trouverais à subsister le lendemain et les jours suivants, si les malades se faisaient attendre...

En réfléchissant ainsi, j’errais lentement de Binondoc à la ville de guerre, et de la ville de guerre à Binondoc,—lorsque tout à coup une idée triomphante illumina mon cerveau: j’avais entendu parler, à Cavite, d’un capitaine espagnol nommé don Juan Porras, qu’une imprudence avait presque rendu aveugle.

Je résolus d’aller le trouver et de lui offrir mes services; il ne s’agissait plus que de savoir où il demeurait. Je m’adressai à cent personnes, mais chacun répondait qu’il ne le connaissait pas et passait son chemin.

Un Indien qui tenait une petite boutique, et à qui je m’adressai, me tira de peine.

«Si le seigneur don Juan est capitaine, me dit-il, votre «excellence trouvera son adresse à la première caserne «venue.»

Je remerciai l’Indien, et m’empressai de suivre son conseil.

A la caserne d’infanterie où je me présentai, l’officier de garde me donna un soldat pour me conduire à la demeure du capitaine: il était temps; la nuit était déjà close.

Don Juan Porras était un Andalous, bon homme, et d’un caractère extrêmement gai. Je le trouvai la tête enveloppée de madras, et occupé à assujettir deux énormes cataplasmes qui lui couvraient entièrement les yeux.

«—Señor capitan, lui dis-je, je suis médecin et savant oculiste; je viens ici pour vous soigner, et j’ai la ferme confiance de vous guérir.

«—Basta (C’est assez), me répondit-il. Tous les médecins de Manille sont des ânes.»

Cette réponse plus que sceptique ne me découragea pas, et je résolus d’en tirer parti.

«C’est aussi mon opinion, repris-je aussitôt; et c’est parce que je suis très-fortement convaincu de l’ignorance des docteurs indigènes, que j’ai pris la résolution de venir pratiquer aux Philippines.»

«—De quelle nation êtes-vous, monsieur?» me demanda le capitaine.

«—Je suis Français.»

«—Un médecin français! s’écria don Juan. Oh! c’est bien différent; je vous demande pardon d’avoir parlé avec tant d’irrévérence des hommes de votre art. Un médecin français! Je me fie complétement à vous: prenez mes yeux, monsieur le docteur, et faites-en ce que vous voudrez.»

La conversation prenant une bonne tournure, je m’empressai d’aborder la question principale.

«—Vos yeux sont bien malades, seigneur capitaine, lui dis-je; il faudrait, pour arriver à une prompte guérison, que je ne vous quittasse pas d’une minute.»

«—Voudriez-vous consentir à demeurer quelque temps chez moi, monsieur le docteur?»

La question était résolue.

«—J’y consens, répondis-je, mais à une condition: c’est que je vous payerai mon logement et ma pension.»

«—Qu’à cela ne tienne! vous êtes libre, me dit le bon homme: c’est une affaire conclue. J’ai une jolie chambre et un bon lit tout préparé, il ne vous reste plus qu’à envoyer chercher vos bagages. Je vais appeler mon domestique.»

Ce terrible mot de bagages résonna comme un glas à mon oreille; je jetai un regard mélancolique sur la coiffe de mon chapeau, cette malle improvisée qui contenait toutes mes hardes... je veux dire ma petite veste blanche, et je craignais que don Juan ne me prît pour quelque matelot déserteur, cherchant à le duper.

Cependant il n’y avait pas à reculer; je m’armai de tout mon courage, et je lui racontai brièvement la triste situation où je me trouvais, en ajoutant que je ne pourrais payer ma pension qu’à la fin du mois, si j’étais assez heureux pour découvrir quelques malades.

Don Juan Porras m’avait tranquillement écouté. Quand mon récit fut terminé, il partit d’un grand éclat de rire qui me fit frémir des pieds à la tête.

«—Eh bien! s’écria-t-il, j’aime mieux cela; vous êtes pauvre, donc vous aurez plus de temps à donner à ma maladie, et plus d’intérêt à me guérir. Comment trouvez-vous le syllogisme?

«—Excellent, seigneur capitaine; et vous verrez avant peu, j’espère, que je ne suis pas homme à compromettre un logicien aussi distingué que vous. Dès demain matin j’examine vos yeux, et je ne les abandonne plus que je ne les aie guéris radicalement.»

Nous causâmes encore longtemps sur ce ton joyeux, après quoi je me retirai dans ma chambre et m’endormis au milieu des songes les plus riants.

Le lendemain, j’endossai de bonne heure mon habit doctoral et j’entrai chez mon hôte.

Je me mis à examiner ses yeux; ils étaient dans un état déplorable. Le droit était non-seulement perdu, mais il menaçait la vie du malade. Un cancer s’y était déclaré, et le volume énorme qu’il avait acquis pouvait faire douter de la réussite d’une opération. L’œil gauche contenait plusieurs dépôts, mais on pouvait espérer de le guérir.

Je parlai franchement à don Juan de mes craintes et de mes espérances, et j’insistai sur la nécessité d’enlever complétement l’œil droit.

Le capitaine, étonné d’abord, se décida courageusement à subir cette opération, que je lui fis le jour suivant et qui eut un plein succès. Peu de temps après, les symptômes d’inflammation se dissipèrent, et je pus garantir à mon hôte une guérison complète.

Je donnai donc tous mes soins à l’œil gauche. Je désirais d’autant plus vivement rendre la vue à don Juan, que j’étais convaincu du bon effet que produirait à Manille sa guérison. C’était pour moi la réputation et la fortune.

Du reste, j’avais déjà acquis en quelques jours une petite clientèle, et je fus en position de payer ma pension à la fin du mois.

Au bout de six semaines de traitement, don Juan était parfaitement guéri, et pouvait se servir de son œil gauche presque aussi bien qu’avant sa maladie.

Cependant le capitaine continuait à se claquemurer, à mon grand regret; sa réapparition dans le monde, qu’il avait abandonné depuis plus d’un an, eut produit une immense sensation, et eût fait de moi le premier docteur des Philippines.

Un jour, j’abordai cette question délicate.

«—Seigneur capitaine, lui dis-je, à quoi pensez-vous de rester toujours entre quatre murs? et pourquoi ne reprenez-vous pas vos anciennes habitudes? Il faut visiter vos amis, vos connaissances...»

«Docteur, interrompit don Juan, comment voulez-vous que je me montre sur les promenades avec un œil de moins? Quand je passerais dans les rues, les femmes diraient en me voyant: Voilà don Juan le Borgne. Non, non, avant de quitter la chambre j’attendrai que vous me fassiez venir un œil d’émail de Paris.»

«—Y pensez-vous? l’œil ne sera pas arrivé avant dix-huit mois.»

«Va donc pour dix-huit mois de réclusion,» répondit don Juan.

J’insistai pendant plus d’une heure, mais le capitaine fut intraitable; il poussait si loin la coquetterie, que, bien que je lui eusse recouvert l’orbite de taffetas noir, il faisait fermer ses volets aussitôt que quelqu’un venait lui faire visite; en sorte que, le voyant toujours plongé dans la même obscurité, personne ne voulait croire à sa guérison.

J’étais vivement contrarié, comme on le pense bien, de l’entêtement de don Juan; je n’avais pas le temps de faire pendant dix-huit mois le pied de grue à la porte de la fortune; aussi je résolus de fabriquer moi-même cet œil, sans lequel le coquet capitaine ne voulait pas se faire voir.

Je pris des morceaux de verre, un chalumeau, et me mis à l’œuvre.

Après bien des essais infructueux, je parvins enfin à obtenir une forme parfaite du globe de l’œil; ce n’était pas tout: il fallait lui donner les couleurs et l’apparence de l’œil gauche. Je fis venir chez moi un pauvre peintre en voitures, qui imita à peu près l’œil qui restait à don Juan. Il était nécessaire de préserver cette peinture du contact des larmes, qui l’auraient bientôt détruite. Pour y réussir, je fis exécuter par un orfévre un globe en argent plus petit que le globe de verre, et je l’appliquai avec un peu de cire à cacheter dans l’intérieur du premier. Je polis soigneusement les bords sur une pierre, et après huit jours de travail j’obtins un résultat satisfaisant.

L’œil que je venais de fabriquer n’était, toute modestie à part, vraiment pas trop mal. Je m’empressai de le placer dans son orbite. Il gênait bien un peu le seigneur don Juan; mais je lui persuadai si bien qu’avec le temps il s’y habituerait, qu’il consentit à le garder.

Il se logea sur le nez une paire de lunettes, se contempla dans la glace et se trouva si bon air, qu’il se décida à commencer ses visites dès le lendemain.

Ainsi que je l’avais prévu, la réapparition dans le monde du capitaine Juan Porras fit grand bruit, et bientôt, par contre-coup, il ne fut plus question dans Manille que du señor don Pablo, grand médecin français et surtout oculiste très-distingué.

De tous côtés les malades m’arrivèrent.

Malgré ma jeunesse et mon peu d’expérience, mon premier succès m’avait inspiré une confiance telle, que je fis coup sur coup plusieurs opérations de cataractes qui, par bonheur, réussirent complétement.

Je ne suffisais plus à ma clientèle, et je passai, en quelques jours, de la plus profonde détresse à une véritable opulence. J’avais voiture, et quatre chevaux dans mon écurie. Je ne pus cependant, malgré ce changement de fortune, me résigner à quitter la maison de don Juan, par reconnaissance pour l’hospitalité qu’il m’avait si libéralement offerte.

Dans mes heures de loisir il me tenait compagnie, et m’amusait par le récit de ses histoires de guerre et de bonnes fortunes. Il y avait déjà près de six mois que j’habitais avec lui, lorsqu’une circonstance qui fait époque dans ma vie vint changer mon existence, et m’obligea de me séparer du joyeux capitaine.

Un Américain de mes amis m’avait souvent fait remarquer sur les promenades une jeune femme en deuil qui passait pour l’une des plus jolies señoras de la ville.

Chaque fois que nous la rencontrions, l’Américain ne manquait jamais de me vanter la beauté de la marquesa de las Salinas. Elle avait de dix-huit à dix-neuf ans, des traits doux et réguliers, de beaux cheveux noirs, et de grands yeux à l’espagnole; elle était veuve d’un colonel aux gardes, qui l’avait épousée presque enfant.

La vue de cette jeune femme avait produit sur moi une impression profonde, et je me mis à courir les salons de Binondoc pour tâcher de la rencontrer ailleurs qu’à la promenade.

Démarches vaines! La jeune veuve ne voyait personne; je désespérais presque de pouvoir jamais trouver une occasion de lui parler, lorsqu’un matin un Indien vint me chercher pour aller visiter son maître.

Je montai en voiture et partis, sans m’informer du nom du malade; la voiture s’arrêta dans l’une des plus belles maisons du faubourg de Santa-Cruz.

Après avoir examiné le malade et causé quelques instants avec lui, je m’étais assis devant un guéridon pour griffonner une ordonnance.

Dans ce moment j’entendis derrière moi le frôlement d’une robe; je tournai la tête, la plume me tomba des mains... J’avais devant les yeux cette même femme que j’avais vainement poursuivie pendant si longtemps, et qui surgissait tout à coup comme dans un rêve!

Ma surprise fut si grande, que je balbutiai quelques mots inintelligibles, en la saluant avec une gaucherie qui excita son sourire.

Elle m’adressa la parole simplement pour s’informer de l’état de santé de son neveu, puis elle se retira presque aussitôt.

Quant à moi, au lieu de continuer le cours ordinaire de mes visites, je rentrai au logis; je fis à don Juan force interrogations sur madame de las Salinas; celui-ci satisfit complétement ma curiosité.

Il avait connu toute la famille de la jeune femme, qui jouissait dans la colonie de la plus grande considération.

Le lendemain et les jours suivants, je retournai chez la charmante veuve, qui voulut bien m’accueillir avec faveur. J’abrége tous ces détails, qui me sont trop exclusivement personnels... Six mois après ma première entrevue avec madame de las Salinas, j’avais demandé et obtenu sa main.

J’avais donc trouvé à plus de cinq mille lieues de mon pays le bonheur et la richesse. Il avait été convenu entre ma femme et moi que nous irions en France aussitôt que sa fortune, dont la plus grande partie se trouvait au Mexique, serait réalisée.

En attendant, ma maison était le rendez-vous des étrangers et surtout des Français, qui étaient déjà assez nombreux à Manille.

A cette époque le gouvernement espagnol m’avait nommé chirurgien-major du premier régiment léger et des miliciens du bataillon de la Panpanga.

Tout m’avait réussi en si peu de temps, que je ne doutais pas que la fortune ne m’offrît toujours ses plus riantes faveurs. Déjà j’avais tout préparé pour mon retour en France, car nous attendions d’un moment à l’autre l’arrivée des gallions qui faisaient le service d’Acapulco à Manille, et qui devaient rapporter la fortune de ma femme. Cette fortune se montait au chiffre honnête de sept cent mille francs.

Un soir, à l’heure où nous prenions le thé, on vint nous annoncer que les navires d’Acapulco avaient été signalés par le télégraphe, et que le lendemain ils seraient en rade; nos piastres devaient être à bord: je laisse à penser si nous fûmes au comble de nos vœux.

Mais quel réveil nous attendait! les navires ne rapportaient pas une seule piastre; voici ce qui était arrivé: Cinq à six millions avaient été expédiés par terre de Mexico à San Blas, lieu d’embarquement, et le gouvernement mexicain avait fait escorter le convoi par un régiment de ligne commandé par le colonel Yturbidé.

Dans le trajet, celui-ci s’était emparé du convoi, et était passé avec son régiment aux indépendants.

On sait qu’Yturbidé dans la suite fut proclamé empereur du Mexique, puis chassé et enfin fusillé, après une expédition qui offre plus d’une analogie avec celle de Murat.

Le jour même de l’arrivée des navires, nous avions donc la certitude que notre fortune était entièrement perdue, sans espoir d’en retrouver jamais une faible partie.

Ma femme et moi nous supportâmes ce coup avec assez de philosophie. Ce que nous regrettions le plus, ce n’était pas la perte des piastres, mais la nécessité à laquelle nous étions contraints d’abandonner, ou tout au moins d’ajourner, notre voyage en France.

Je continuai à tenir le même train de maison que par le passé.

Ma clientèle et les différentes places que j’occupais me permettaient de mener l’existence à grandes guides des colonies espagnoles, et il est probable que j’aurais fait ma fortune en peu d’années si j’avais continué l’état de médecin; mais le désir d’une liberté sans limites me fit abandonner tous ces avantages pour une vie toute de hasards et d’émotions.

Toutefois n’anticipons point, et que le lecteur ait la patience de lire encore quelques pages sur Manille, et divers événements où j’ai figuré comme acteur ou témoin avant de quitter la vie du sybarite citadin.


Église de Pandacan—Environs de Manille.

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