Читать книгу Aventures d'un Gentilhomme Breton aux îles Philippines - Paul P. De La Gironiere - Страница 5
Chapitre Premier.
ОглавлениеNaissance de l’auteur.—Premier départ pour l’Inde.—Deuxième, troisième et quatrième voyage.
Maison de la Planche.
Mon père, né à Nantes d’une maison noble, était capitaine dans le régiment d’Auvergne. La révolution lui fit perdre son grade et sa fortune; il ne lui resta pour toute ressource que la Planche, petite propriété appartenant à ma mère, et située à deux lieues de Nantes, dans la commune de Vertoux.
Au commencement de l’empire il voulut reprendre du service; mais, à cette époque, son nom et ses sentiments étaient un obstacle, et il échoua dans toutes les tentatives qu’il fit pour obtenir le simple grade de lieutenant.
Sans ressources et presque sans moyens d’existence, il se retira à la Planche avec toute sa famille.
Il y vécut quelques années, dans les ennuis et les chagrins que lui causaient le passage subit de l’opulence à la gêne et l’impossibilité de pourvoir à tous les besoins de sa nombreuse famille. Une maladie de courte durée termina sa triste existence, et ses restes mortels furent déposés dans le cimetière de Vertoux.
Ma mère, modèle de courage et de dévouement, resta veuve avec six enfants, deux filles et quatre garçons; elle continua à habiter la campagne, et nous donna elle-même les premiers éléments d’instruction.
La vie libre des champs, les exercices violents auxquels nous nous livrions, mes frères aînés et moi, contribuèrent à m’endurcir le corps, et à me rendre capable de résister à toute espèce de fatigues et de privations.
Cette vie de campagne, de liberté, et je puis dire de bonheur, pendant mes jeunes années, passa bien vite; et bientôt arriva l’époque où les besoins de mon éducation m’obligèrent à aller tous les jours étudier dans un collége de Nantes: c’étaient quatre lieues que j’avais à faire journellement.
Mais ces quatre lieues je les faisais gaiement, et le soir, quand je rentrais à la maison, j’y retrouvais les caresses de notre bonne mère et les petits soins de deux sœurs, que j’aimais tendrement.
On me destina à la médecine.
J’étudiai quelques années à l’Hôtel-Dieu de Nantes, et je fus reçu chirurgien de marine à un âge où un jeune homme est encore ordinairement renfermé entre les quatre murs d’un collége pour y terminer ses études.
Il serait difficile de se faire une idée de ma joie lorsque je me vis possesseur de mon diplôme de chirurgien.
Dès lors je me considérai comme un être important qui allait tenir sa place parmi des hommes raisonnables et laborieux; et ce qui peut-être me rendait encore plus joyeux, c’est que je pourrais alors pourvoir à mon existence et venir en aide à ma mère et à mes sœurs.
J’étais aussi travaillé par la maladie de la locomotion et le désir de voir des contrées lointaines et un nouveau monde.
Vingt-quatre heures après ma nomination de chirurgien, j’allai offrir mes services à un armateur qui expédiait un navire aux Grandes-Indes. Nous tombâmes bientôt d’accord sur les conditions. Pour quarante francs par mois, je m’engageai à faire le voyage.
La Victorine, joli trois-mâts, était prête à mettre à la voile pour les îles Maurice et Bourbon.
J’eus bientôt fait mes préparatifs de voyage; mais il n’en fut pas de même de mes adieux.
Ce premier départ de la terre natale, cette première séparation d’une mère chérie, de frères et de sœurs que j’aimais avec toute la force de mon jeune cœur, me firent éprouver toutes les angoisses et l’agitation que ressent celui qui sort de l’atmosphère d’affection et de tendresse où se sont écoulées ses premières années.
Les dangers d’une longue navigation et toutes les privations que j’allais supporter ne me préoccupaient pas.
J’étais entièrement absorbé par la pensée de mes parents: une année s’écoulerait sans les voir, et peut-être sans avoir de leurs nouvelles! Une année, pour moi qui à peine entrais dans la vie, me paraissait un siècle. Que de malheurs et que d’accidents pouvaient arriver dans ma nombreuse famille pendant ce long laps de temps! La crainte de ne pas les retrouver tous à mon retour bouleversait mon être; et j’avoue qu’il me fallut plus que du courage pour comprimer ma douleur, dévorer mes larmes, et, le cœur tout gonflé d’angoisses, de craintes et d’espérances, m’arracher des bras de ma mère et de mes sœurs.
Le lendemain de mes tristes adieux, la Victorine m’emportait vers un autre hémisphère.
J’avais cependant un grand motif de consolation: mon jeune frère Prudent était embarqué avec moi. Il était déjà fait à la mer. Dès sa tendre enfance il avait navigué sur nos vaisseaux de guerre.
Appuyé sur les bords du navire, les yeux fixés sur cette terre qui renfermait toutes mes affections, je conservai la même attitude jusqu’au moment où, comme un gros nuage poussé par la bourrasque, elle disparut à l’horizon.
La mer était houleuse; de grosses lames ballottaient la Victorine comme un simple esquif.
Ce mouvement que j’éprouvais pour la première fois me produisit bien vite les symptômes avant-coureurs du mal de mer. Je commençais déjà à éprouver de véritables souffrances, lorsque le lieutenant du navire, homme d’un caractère facétieux, m’adressa la parole:
«Docteur, me dit-il, vous commencez à pâlir; dans quelques minutes vous donnerez à manger aux poissons. Mais que faites-vous donc de votre science et de votre pharmacie? C’est pourtant le moment d’en user. Vous autres, savants docteurs, vous ne comprenez rien au mal de mer. Ce n’est pas comme nous, vieux marins, qui avons l’expérience. Si je voulais, pourvu que vous eussiez un peu de courage, sans aucun médicament, dans deux ou trois heures, je pourrais vous guérir.»
Je ne me doutais pas du plaisir que prennent les vieux marins à faire de mauvaises plaisanteries à ceux qui, pour la première fois, mettent le pied sur un navire. Je lui répondis naïvement:
«Lieutenant, si vous avez un pareil moyen, si vous possédez un tel secret, donnez-le-moi bien vite: je vous promets que le courage ne me manquera pas pour le mettre à exécution.»
«Il s’agit, dit-il, de bien peu de chose; seulement d’une petite promenade aérienne. Prenez les enfléchures du grand mât sous le vent, et montez jusqu’aux barres de perroquet; restez-y pendant deux ou trois heures, si vous n’avez pas peur; et lorsque vous descendrez vous serez entièrement aguerri, et complétement délivré du mal de mer.»
Je ne comprenais pas pourquoi il fallait monter plutôt sous le vent; mais le malicieux lieutenant savait bien, lui, que j’aurais eu beaucoup plus de difficultés que si j’étais monté au vent. Je le remerciai cependant d’avoir bien voulu me donner son secret, et je commençai mon ascension.
Je n’étais pas encore rendu à la grande hune, que deux matelots, beaucoup plus lestes que moi, me saisirent chacun par un bras, et m’amarrèrent dans les enfléchures. Je leur demandai si leur intention était de m’empêcher de me guérir du mal de mer.
«Non sûrement, me dirent-ils; mais toute personne qui monte pour la première fois au mât doit payer son tribut; et si vous nous promettez de nous donner un pourboire, nous vous laisserons librement continuer votre promenade.»
J’avais trop grande hâte de me guérir pour les refuser; et, après leur avoir donné ma parole que leur pourboire ne serait pas moindre d’une pièce de cinq francs, ils me laissèrent en liberté.
Malgré tout le danger que court celui qui se livre pour la première fois, par un gros temps, à un pareil exercice, j’arrivai aux barres de perroquet, et je m’y cramponnai le mieux qu’il me fut possible.
Si les premiers balancements de la Victorine avaient produit sur moi ce malaise précurseur du mal de mer, ceux, dix fois plus forts, que j’éprouvais en haut du mât m’eurent bientôt rendu tout à fait malade, et à tel point, que je ne conçois pas que j’eusse le courage de passer trois mortelles heures dans des angoisses et une agonie continuelles.
Mais j’étais de si bonne foi, j’avais tellement peur que par lâcheté l’expérience que je faisais ne manquât son effet, que ce ne fut qu’après trois heures que, le corps brisé, l’estomac complétement vide, et le cœur toujours sur les lèvres, je descendis.
Je n’en pouvais plus, et j’allai me coucher. La position horizontale, le mouvement du navire, qui n’était plus à comparer à celui que je venais d’éprouver, me remirent un peu; je m’endormis, et ne me réveillai que le lendemain, tourmenté par un dévorant appétit. Un copieux déjeuner me restaura complétement.
Depuis lors, dans tous mes voyages, jamais je n’ai ressenti le mal de mer. Dois-je ce bienfait à mes trois heures passées sur les barres de perroquet? Cela peut être; en tous cas, je ne voudrais conseiller à personne d’en faire l’expérience.
La première terre que nous découvrîmes fut, sur la côte d’Afrique, les îles Canaries. Nous vîmes au-dessus des nuages le pic de Ténériffe, et passâmes si près de l’île de Feu, que pendant quelque temps nous nous trouvâmes dans une atmosphère aussi parfumée qu’elle pourrait l’être au milieu d’un bois d’orangers en fleurs.
Tout l’équipage était en parfaite santé. Nous jouissions d’un temps et d’un climat superbes: chacun de nous s’était créé des occupations, et, malgré la monotonie qui règne toujours à bord d’un navire en pleine mer, les journées s’écoulaient rapidement.
Une seule chose me tourmentait, c’était mon frère. Son modeste grade de pilotin l’obligeait d’exécuter des travaux pénibles et souvent dangereux. J’aurais voulu les partager avec lui, si le capitaine me l’eût permis; mais à bord d’un navire la discipline exige que chacun garde son rang et sa position.
Mon frère, d’un caractère gai, courageux, et d’une capacité au-dessus de son âge, avait un si grand désir de devenir un bon marin, que rien ne lui coûtait pour atteindre ce but.
Nous arrivâmes au passage de l’équateur. La cérémonie du baptême, qui a été décrite trop souvent pour en ennuyer mes lecteurs, se célébra à bord de la Victorine avec toute la pompe possible. Le bonhomme la Ligne, en grand costume, nous fit sa visite. Chaque néophyte reçut le baptême, et prononça le serment exigé par les marins liés par la foi conjugale.
Nous passâmes, trop rapidement pour que je m’y arrête, l’île de l’Ascension et le cap de Bonne-Espérance, si connus.
La Victorine, après un voyage heureux, mouilla dans le Port-Louis.
Le lendemain, je descendis à terre: j’avais hâte de parcourir une ville située à trois mille lieues de ma patrie, et qui, selon l’idée que je m’étais formée, devait entièrement différer de nos cités d’Europe.
Je fus, je l’avoue, bien désappointé.
Le Port-Louis, capitale de l’île Maurice, me fit l’effet d’une de nos villes de France; j’y retrouvai à peu près les mêmes costumes, les mêmes usages, les mêmes hommes, à cela près de quelques nègres esclaves qui singeaient les blancs, et de quelques métisses qui jouaient les grandes dames.
On y donnait des bals, on y jouait l’opéra, et l’on s’y battait en duel comme à Paris, et peut-être plus qu’à Paris.
Les hautes montagnes de Piterbott, le Pouce, et les fruits, étaient seuls différents; on y mangeait cependant des pêches qui, pour le goût, ne différaient en rien de celles d’Europe.
Après six mois passés à Maurice et à Bourbon, la Victorine remit à la voile.
Trois mois après, elle rentrait dans le golfe de Gascogne, et bientôt nous découvrîmes la terre de France, où j’allais enfin retrouver les personnes dont je m’étais séparé si péniblement.
Là, si mon départ m’avait fait éprouver les sensations douloureuses que j’ai si faiblement décrites, mon arrivée m’en fit supporter sans doute une de moins longue durée, mais peut-être plus cruelle et plus poignante.
Nous approchions à vue d’œil de notre destination, et dans quelques heures nous allions être au port. Mais avec quelle lenteur marchait la Victorine! Que les minutes me paraissaient longues! J’étais agité par une impatience, par un mouvement fébrile indéfinissable, et surexcité sans doute par les mortelles inquiétudes où je me trouvais. Pendant mon séjour à Maurice, je n’avais reçu qu’une seule fois des nouvelles de ma famille. Depuis lors, six mois s’étaient écoulés: trouverai je tout le monde à mon arrivée, ou n’aurai-je point à déplorer d’affreux malheurs? Telles étaient mes pensées, tels étaient mes tourments, lorsque la Victorine laissa tomber l’ancre dans le port de Saint-Nazaire, à l’entrée de la Loire.
Là, dans une agitation toujours croissante, il me fallut attendre la visite de la douane et rester en proie à mes mortelles inquiétudes, perdre toute une nuit qui fut employée à remonter le fleuve jusqu’à Nantes, où enfin je débarquai.
J’aurais voulu courir, voler chez un parent dont la demeure était la plus rapprochée du lieu de mon débarquement; mais je tremblais comme la feuille, et mon agitation était si grande, que mes jambes, si agiles à cette époque, me refusaient le service; je marchais en chancelant, et la tête me tournait comme si j’avais été ivre. Sur ma route, je rencontrai un de mes oncles. Je me précipitai dans ses bras sans pouvoir prononcer un seul mot; puis, tout à coup je m’en éloignai de quelques pas et le regardai fixement pour examiner sa physionomie, car je n’osais pas l’interroger. Il me comprit, et en souriant il me dit:
«Tout le monde t’attend avec impatience.»
Jamais de plus douces paroles n’avaient résonné à mes oreilles, et il s’opéra en moi un changement subit. Mes jambes avaient recouvré leur force et leur agilité, ma tête ne tournait plus.
Un instant après, j’embrassais ma bonne mère et mes sœurs. Mes deux frères aînés étaient absents. Henri était à quelques lieues de Nantes, dans une petite ville de Bretagne; et Robert s’était établi à Porto-Rico, où il exerçait la médecine.
Je n’ai point voulu fatiguer mon lecteur par la narration de tout ce qui me fut particulier pendant un séjour de six mois aux îles Maurice et Bourbon, et donner des détails sur des pays trop connus et trop souvent décrits par tous nos voyageurs.
Maintenant j’indiquerai très-sommairement les deux autres voyages qui suivirent celui-ci, pour arriver brièvement aux Philippines.
Je restai un mois à terre, entouré de l’affection de ma mère et de mes sœurs; malgré leurs soins assidus, l’ennui ne tarda pas à s’emparer de moi.
Je fis un second voyage à Maurice, et ensuite un troisième aux Philippines.
Je passai trois mois dans le port de Cavite, temps tout à fait insuffisant pour m’initier aux coutumes et aux usages de ce pays, qui me paraissait si différent de tout ce que j’avais vu jusqu’alors, mais assez cependant pour apprécier l’admirable et belle végétation que j’avais déjà remarquée à Sumatra et à Java, et entendu raconter, par les naturels, mille anecdotes sur des races de sauvages qui habitent l’intérieur des montagnes.
Tous ces récits et cette belle et riche nature enflammaient mon imagination et me faisaient vivement désirer d’avoir mon entière liberté, pour parcourir un pays qui avait déjà pour moi tant d’attraits et de merveilles.
De retour en France, je ne rêvais plus qu’à faire un second voyage à Manille.
L’occasion ne tarda pas à se présenter. Un trois-mâts fut annoncé pour les Philippines; j’obtins facilement à m’y embarquer comme médecin.
Je me séparai alors de mon pauvre frère Prudent. Nous nous fîmes nos derniers adieux;—nous ne devions plus nous revoir.
Enfin, après avoir passé six fois le cap de Bonne-Espérance, j’entrepris ce quatrième voyage, qui devait m’éloigner pour vingt ans de ma patrie.
Le 9 octobre 1819, je m’embarquai sur le Cultivateur, vieux trois-mâts à moitié pourri, commandé par un vieux capitaine qui n’avait pas navigué depuis de longues années.
Ainsi, vieux capitaine et vieux navire, telles étaient les conditions dans lesquelles j’entrepris ce voyage; je dois ajouter que j’avais obtenu une augmentation de solde.
Nous relâchâmes à Bourbon; nous parcourûmes toute la côte de Sumatra, une partie de Java, les îles du détroit de la Sonde, celles de Banca; et enfin, le 4 juillet 1820, plus de huit mois après notre départ de Nantes, nous arrivions dans la magnifique baie de Manille.
Baie de Manille.
Le Cultivateur alla mouiller près de la petite ville de Cavite.
J’obtins la permission de m’installer à terre, et je pris un petit logement à Cavite même, distante de Manille de cinq à six lieues.
La liberté que je venais d’obtenir de m’installer à Cavite ne m’affranchit pas de mes engagements envers mes armateurs; je conservai mon emploi à bord du Cultivateur, et continuai à donner mes soins à son équipage.
Dans les années 1819 et 1820, notre commerce avait fait de nombreuses expéditions aux Philippines; plusieurs navires français étaient dans le port de Cavite; parmi leurs officiers je fis quelques connaissances, et me liai d’amitié avec MM. de Malvilain, dont je parlerai plus loin, Drouand, qui commandait un brick de Marseille, et enfin avec le docteur Charles Benoît, médecin de l’Alexandre, grand trois-mâts de Bordeaux.
Benoît eut quelques difficultés avec son capitaine; il débarqua à Cavite et vint s’installer chez moi.
Nous faisions donc ménage ensemble, vrai ménage de garçon. Notre personnel se composait d’un vieil Indien, qui remplissait les fonctions de cuisinier, et d’un très-jeune, cumulant les fonctions de valet de chambre, de palefrenier, de laquais, etc.
Le temps s’écoulait pour nous rapidement, et dans toute l’insouciance du jeune âge qui jouit du présent sans penser à l’avenir, lorsqu’un incident imprévu vint nous séparer.
Un dimanche, je passais la soirée chez le gouverneur de Cavite; Benoît s’y présenta, les vêtements en désordre et les traits aussi altérés que s’il venait d’être frappé d’un grand malheur.
«Nous sommes volés, dit-il, pillés, dévalisés; nous ne possédons plus rien; notre valet de chambre a brisé nos malles, s’est emparé de notre argent, de nos vêtements, de tout ce que nous possédions, puis il a pris la fuite.»
La physionomie de Benoît m’avait fait croire à une bien plus grande catastrophe que le malheur qu’il venait de m’annoncer, ce qui me fit lui répondre presque en souriant:
«Est-ce pour si peu de chose que vous êtes ainsi bouleversé? Cela n’en vaut pas la peine; Santiago ne nous a point enlevé une fortune, car vous et moi nous ne possédions pas grand’chose; et si, comme vous le dites, nous avons tout perdu, nos navires, où nous sont assurés un gîte et la nourriture, sont toujours dans le port. Calmez-vous, et allons voir si Santiago a fait quelque oubli, ou s’il est possible d’aller à sa poursuite.»
Nous nous rendîmes à notre demeure, où bientôt j’eus la conviction que mon ami Benoît avait raison pour ce qui le concernait; Santiago s’était littéralement emparé de tout ce qui lui appartenait, mais il avait scrupuleusement respecté tout ce qui était à moi.
Cette déférence de Santiago pour moi était une énigme; quelques jours après, mon vieux cuisinier me l’expliqua ainsi:
«Votre compatriote, me dit-il, n’est pas un bon chrétien, c’est un judio (juif). Jamais il ne prie pendant l’Angélus; tout au contraire, lorsque la cloche annonce aux fidèles de se recueillir, il prend son flageolet et se met à jouer, comme s’il voulait tourner en dérision la prière.»
C’était la vérité, et sans aucun doute Santiago avait cru faire une œuvre méritoire en dépouillant un mécréant.
Après avoir fait mon inventaire, je fus touché de l’affliction de mon ami; je lui proposai de nous mettre à la poursuite de Santiago. Nous montâmes à cheval, et prîmes la direction qu’il avait dû suivre.
La nuit était très-obscure; nous avions de la peine à diriger nos chevaux; à peu de distance du bourg de San-Roque, nous nous jetâmes dans des sables mouvants, où nos montures enfonçaient jusqu’à mi-jambes; Benoît, qui n’était pas bon cavalier, fit une chute qui le démoralisa complétement. Il me pria de retourner sur nos pas. Le lendemain il partit pour la capitale, où il espérait que s’était réfugié son voleur; ce ne fut que plusieurs mois après que je le revis à Manille.
Benoît parti, Cavite et ses alentours me parurent un champ trop limité pour satisfaire mon penchant aux grandes excursions; le fusil sur l’épaule, je me mis à parcourir le pays dans tous les sens.
Prenant pour guide le premier Indien que je rencontrais, je faisais de longues courses dans les campagnes, moins occupé à chasser qu’à admirer cette magnifique nature.
Je savais déjà un peu d’espagnol, auquel je pus bientôt ajouter quelques mots tagalocs.
Était-ce comme une excitation poétique? était-ce un désir vague d’affronter des dangers? J’aimais surtout à fréquenter les lieux retirés que l’on disait infestés de bandits; plus d’une fois j’en rencontrai sur ma route, mais la vue de mon fusil les tenait en respect, et je n’en avais pas peur.
Je puis dire qu’à cette époque (et ce n’était sans doute pas bravoure) j’avais si peu le sentiment du péril que j’étais toujours prêt à me mettre en avant lorsqu’il y avait un danger à courir.
Je voulais tout voir, tout expérimenter par moi-même: non-seulement la belle végétation qui se développe si majestueuse sur le sol des Philippines fixait mon attention, mais aussi les mœurs, les habitudes des naturels, si différentes de tout ce que j’avais vu jusqu’alors, excitaient à un haut degré ma curiosité.
J’allais de nuit à des fêtes indiennes dans un grand bourg près de Cavite, San-Roque, dont les habitants, tous marins ou ouvriers, sont connus pour les hommes les plus méchants et les plus pervers des Philippines.
Dans ces fêtes, plusieurs fois j’avais assisté à des rixes sanglantes, et vu tirer les poignards pour une futilité; souvent même je m’étais interposé avec succès comme médiateur dans ces débats.
Une nuit, j’étais resté plus tard que de coutume à un bal; je me rendais seul du bourg à la ville, en traversant la presqu’île qui les sépare, lieu désert et renommé pour les nombreux assassinats qui s’y commettent; à peu de distance de moi j’entendis des voix confuses, entre lesquelles je distinguai quelques paroles en anglais, puis un bruit sourd, tel que les sanglots d’une personne qu’on étouffe.
Deux heures du matin, une nuit obscure étaient trop favorables à des malfaiteurs pour ne pas me faire présumer que c’était un crime qui s’accomplissait; sans trop réfléchir, je m’avançai vers l’endroit d’où le bruit continuait à se faire entendre.
Je n’avais fait que quelques pas, lorsque j’aperçus un groupe d’Indiens qui me parurent entraîner une personne vers le bord de la mer; je compris de suite leur intention, et, quelques minutes plus tard, ils allaient sans doute précipiter une victime dans les flots.
Je m’avançai résolûment à son secours, et, élevant la voix le plus qu’il m’était possible, dans l’espoir d’être entendu par quelques passants attardés, je criai:
«Que faites-vous? Vous êtes au moins six contre un. Lâchez cet homme que vous maltraitez, ou nous allons voir!»
Soit surprise de s’entendre apostrophés dans un moment si inattendu, soit par crainte, ils s’arrêtèrent, et me répondirent:
«Laissez-nous, nous savons ce que nous faisons; c’est un Anglais qui nous doit une piastre, et qui ne veut pas nous payer.
«Un Anglais n’a jamais refusé de payer ses dettes, il y a sans doute un malentendu; lâchez-le sans répliquer, et je réponds pour lui.»
L’assurance avec laquelle je leur parlais leur fit croire que je n’étais pas seul; ils lâchèrent l’Anglais, qui d’un bond sauta jusqu’à moi, et, libre du bâillon qui l’empêchait un instant avant de crier, il se mit à jurer comme un désespéré. Les Indiens m’entourèrent, et tous à la fois cherchèrent à me donner des explications presque en forme de menaces, car ils voyaient bien alors que j’étais seul. Je ne voulus pas les écouter, et, m’adressant à l’Anglais dans une langue que sans doute il ne comprenait pas, mais familière aux Indiens, je lui dis:
«Vous avez tort, ces braves gens vous ont rendu un service, et vous ne voulez pas le reconnaître; ils vous réclament une piastre, je la paye pour vous. Que tout soit fini, suivez-moi; et vous, mes amis, voilà votre salaire, retirez-vous.»
La piastre acceptée, toute explication devenait inutile. Les Indiens nous accompagnèrent jusqu’à l’extrémité de la ville; là ils nous quittèrent, en me faisant de fortes protestations de dévouement et de reconnaissance, de leur avoir évité, comme ils le disaient, la nécessité de se venger d’un mauvais débiteur.
L’Anglais, matelot ou novice d’un navire qui était en rade, après m’avoir remercié, retourna à son bord, et je n’en entendis plus parler.
Peu de jours après cette petite anecdote, je fus obligé d’interrompre mes promenades et mes excursions favorites. Le choléra, ce terrible fléau, venait de se déclarer à Manille.
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