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IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS. PRÉFACE

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On s'est beaucoup occupé des métiers au point de vue technique, économique, social ou historique: on a reproduit avec détail les règlements qui les régissaient sous le régime des corporations: mais on n'a guère parlé, si ce n'est très incidemment, de ce qu'on pourrait appeler leur histoire familière.

Au cours de mes études sur les traditions populaires, j'avais été frappé du petit nombre de renseignements que les divers auteurs me fournissaient à ce sujet. Les traditionnistes de notre temps, qui ont recueilli tant d'observations curieuses sur les paysans, parfois sur les marins, ont rarement étudié les ouvriers. Nulle enquête n'était pourtant plus urgente, parce que le nivellement de moeurs, d'usages et d'idées que produit la civilisation moderne se fait surtout sentir dans les villes, où réside le plus grand nombre des gens de métier, et que tout ce qu'ils ont pu conserver d'original est condamné à une disparition prochaine. Il y a plus de dix ans, j'avais esquissé dans la revue L'Homme, un programme de recherches sur les artisans, et à plusieurs reprises j'ai essayé d'appeler sur eux l'attention de mes collaborateurs de la Revue des Traditions populaires; mais alors que j'obtenais tant de faits sur la vie, les moeurs et les superstitions de la campagne, je constatais que bien peu s'intéressaient aux gens qui travaillent à des métiers, sans doute parce que l'observation était plus difficile, ou bien parce que l'on croyait qu'elle fournirait une maigre récolte. Les très nombreux livres de Folk Lore publiés depuis quinze ans, si riches en détails sur les paysans, n'en consignaient qu'un bien petit nombre sur les ouvriers. Je continuais cependant à glaner des notes, et c'est en réunissant quelques-unes d'entre elles que j'écrivis la petite monographie intitulée Traditions et Superstitions de la Boulangerie (1890). Elle parut curieuse à quelques-uns de ceux qui l'avaient lue, et plusieurs me demandèrent si je ne pourrais traiter les divers autres métiers en les envisageant au même point de vue.

Si l'entreprise n'était pas facile à exécuter, elle était de celles qui sont faites pour tenter un amateur de recherches. Je me mis à étudier le sujet plus à fond, et je fus amené peu à peu à modifier, et surtout à élargir, le plan que j'avais d'abord adopté. Au lieu de me borner, comme je l'avais fait dans mon premier ouvrage, à enregistrer les superstitions, les contes et les proverbes qui s'attachent à chaque métier, je pensai qu'il convenait d'y ajouter les coutumes, les fêtes, les traits de moeurs, parfois même les anecdotes typiques, et que la mise en oeuvre de ces divers éléments pourrait former une sorte d'histoire intime des métiers.

Les moeurs et les coutumes des artisans avaient préoccupé le savant A.-A. Monteil; mais l'auteur de l'Histoire des Français des divers états s'était placé à un point de vue plus général que le mien; ses indications, souvent fort intéressantes, s'appliquent surtout au XVIe siècle, et ses deux derniers volumes n'en fournissent qu'un petit nombre qui touchent à mon sujet. Les auteurs du Livre d'Or des Métiers avaient procédé, ainsi que je le fais, par monographies; mais il n'en parut que sept, fort inégales comme étendue et comme mérite. Pas plus que Monteil ils n'avaient attaché d'importance aux dictons et surtout aux contes et aux légendes; mais Paul Lacroix et Édouard Fournier connaissaient trop bien les écrivains comiques ou satiriques, l'ancien théâtre et les livrets populaires, dont on leur doit tant de rééditions, pour ne pas avoir pressenti le parti que l'on peut en tirer pour l'histoire des moeurs et des coutumes.

Ces diverses productions, oeuvres d'écrivains dont souvent le talent est médiocre, fournissent à celui qui a le courage de les lire des renseignements d'autant plus précieux qu'ils se rencontrent tout naturellement sous leur plume, alors qu'ils ne pensent pas à donner un document, mais simplement à consigner quelque anecdote plaisante ou singulière. Il en est qui jettent sur certaines pratiques, sur certaines coutumes, sur des préjugés, une lumière souvent inattendue et qui a toute la saveur d'une étude d'après nature. On rencontre assez fréquemment de ces traits chez les conteurs, ou chez les auteurs de facéties dans le genre de celles qu'on a mises sous le nom de Tabarin.

Avant le milieu du XVIIe siècle, l'ancien théâtre choisissait parfois ses personnages parmi les ouvriers les plus populaires: on y voit des chaudronniers, des forgerons, des tailleurs, des meuniers, des gagne-petit de la rue, et plusieurs passages visent les moeurs ou les ridicules de divers autres artisans. Quand, sous l'influence des grands classiques, la comédie devient plus régulière et s'attache à peindre des caractères, les gens de métier y figurent plus rarement; les parades même de la Foire, bien que destinées surtout à l'amusement du peuple, ne les mettent qu'assez rarement à la scène, et ils n'y reparaissent, d'une façon quelque peu suivie, que vers la fin du siècle dernier. De nos jours on a vu au théâtre beaucoup de pièces dont le héros était un ouvrier; mais ce n'était souvent qu'une étiquette, et rarement les moeurs ou les ridicules particuliers à chaque état y étaient décrits avec fidélité.

Dans les anciens romans et dans les recueils de nouvelles, on ne rencontre guère, jusqu'à Restif de la Bretonne, que des traits épars, quelques personnages épisodiques, et les romanciers contemporains n'ont pas toujours assez connu les ouvriers, pour que l'on puisse considérer comme très exacts les détails qu'ils donnent sur leurs moeurs, leurs habitudes, sur leurs préjugés; en dépit de leur prétention au document, le portrait qu'ils peignent est le plus souvent ou poussé à la charge ou flatté jusqu'à l'idéalisation.

Rares aux époques où la noblesse est beaucoup, la bourgeoisie quelque chose et les artisans bien peu, les renseignements sur la partie du peuple qui travaille manuellement deviennent plus abondants à mesure que le commerce et l'industrie se développent. Mais toujours ils sont très dispersés, et l'on trouverait à peine avant notre siècle deux ou trois ouvrages de quelque valeur où l'on se soit occupé de la vie intime des ouvriers.

Sous le règne de Louis-Philippe, on s'y intéresse davantage; on voit paraître les Physiologies de beaucoup de métiers, ou des ouvrages dans lesquels ils sont, suivant une expression qui avait fait école, «peints par eux-mêmes». Mais si parmi les écrivains qui ont écrit ces diverses monographies, il en est qui avaient observé exactement et sans parti pris, un grand nombre, sous l'influence romantique, avaient voulu créer des types, donné à leurs personnages un relief exagéré, et leur avaient prêté des mots et des idées qu'ils ne pouvaient pas avoir. Le pittoresque à la mode faisait tort à la vérité, qui souvent paraissait secondaire à des écrivains qui visaient avant tout à l'amusement des lecteurs; de là, suivant que le sujet prêtait à l'éloge ou à la satire, des travestissements, parfois étranges, de corps de métiers qui n'avaient mérité

Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.

Dans les monographies qui composent ce volume, j'ai mis en oeuvre les documents empruntés à ces diverses sources; il en est, surtout pour les périodes anciennes, qui me semblent présenter le caractère d'une incontestable véracité; malgré leur exagération évidente, je n'ai pas écarté certains autres, mais j'ai eu soin de les citer à peu près in extenso, ou de mettre, par quelques lignes, le lecteur en garde. Je n'ai pas non plus négligé les statuts des métiers, les ordonnances ou les traités de police, dans lesquels il m'est arrivé de rencontrer des traits de coutumes ou de moeurs qui rentraient directement dans mon sujet.

À côté de faits empruntés à des livres, il en est un bon nombre qui proviennent d'une enquête que j'ai faite personnellement, ou en m'adressant à des correspondants qui m'avaient déjà fourni des matériaux pour mes ouvrages précédents. Afin de provoquer de nouvelles recherches, je les ai insérés dans la Revue des traditions populaires: parmi les autres communications, qui paraissent ici pour la première fois, plusieurs me sont venues de personnes qui avaient lu les livraisons que j'ai publiées au commencement de cette année.

En écrivant le mot Légendes sur la première ligne du titre de ce livre, je n'ai pas été seulement guidé par le désir de plaire au lecteur en reproduisant des récits touchants, curieux ou comiques. Souvent la littérature orale reflète exactement les idées populaires, et forme un complément utile aux faits constatés par les écrivains. En ce qui concerne les contes et les légendes, on remarque que les ouvriers des divers états y tiennent une bien petite place, si on la compare à celle des laboureurs, des marins et des bergers, quoique ces humbles personnages figurent moins souvent dans le merveilleux royaume de: «Il était une fois», que les rois et les reines, les princes et les princesses. Parfois le métier exercé par le héros n'est pas en rapport direct et nécessaire avec le récit, et, suivant les pays, la profession qui lui est attribuée peut changer. Mais si le rôle est de ceux qui demandent de la finesse, de la ruse plutôt que de la force, on peut être à peu près certain qu'il sera tenu par un cordonnier, un tailleur ou un meunier, alors que les gens forts ou orgueilleux sont des forgerons ou des charpentiers.

D'autres récits appartiennent à la série des moralités: des boulangers ou des lavandières sont punis de leur mauvais coeur, tandis que des sabotiers ou des bûcherons compatissants reçoivent des récompenses. Il en est qui servent à expliquer ou à justifier des prohibitions, ou qui montrent comment sont traités ceux qui n'ont pas respecté le bien d'autrui. À tout prendre, ces contes forment une école de morale qui en vaut bien d'autres à visées plus ambitieuses.

Les sentiments du peuple qui achète, à l'égard du métier qui produit, se manifestent surtout dans les proverbes, les dictons, les formulettes et les sobriquets. Ils en mettent en relief les qualités, plus souvent les défauts réels ou supposés, et se montrent particulièrement agressifs sur le chapitre de la probité. Je ne prétends pas, loin de là, qu'ils soient tous justifiés par les faits, même anciens. Actuellement il en est beaucoup qui sont de simples survivances, et qui, s'ils ont eu une réelle raison d'être, s'appliquent à un état de choses qui n'existe plus. De ce nombre sont la plus grande partie de ceux qui visent certains larcins professionnels. Quoi qu'on ait pu dire, dans la plupart des métiers, la moralité générale a grandement progressé, et le temps n'est plus où le consommateur voyait nécessairement un voleur dans le fabricant qui lui livrait un objet ou le marchand qui le lui vendait. Cela tient en partie à ce que l'ouvrier ne travaille plus guère sur des matériaux appartenant aux particuliers, et qu'il n'a plus la tentation de s'en approprier une partie. En outre, les commerces étant devenus libres, la concurrence empêche de rechercher de petits gains illicites qui, bientôt découverts, feraient le client déserter la boutique où se serait produite la fraude, pour s'adresser au voisin.

Les dires populaires constatent aussi une sorte de réprobation qui s'attachait à tout un corps de métier, non pas cette fois en raison de fraudes ou de vol, mais à cause du métier lui-même, et parce qu'il avait été exercé à une certaine époque par des races méprisées. Il y avait naguère encore, dans plusieurs pays de France, de véritables parias, tenus à l'écart par les populations au milieu desquelles ils vivaient, qui étaient à chaque instant exposés à des avanies et à des injures, et qui étaient, pour ainsi dire, condamnés à ne se marier jamais qu'entre eux. Ces préjugés, fort heureusement, vont s'effaçant tous les jours, et le temps n'est peut-être pas très loin où ceux qui étaient les plus vivaces au commencement de ce siècle, auront entièrement disparu.

Les artisans d'autrefois avaient bien des usages particuliers, bien des fêtes dont le caractère, souvent presque rituel, remontait à des époques lointaines; des cérémonies spéciales avaient lieu à des époques déterminées de l'année, lorsque l'apprenti devenait compagnon, quand l'ouvrier passait contremaître. Quelques-unes n'existent plus qu'à l'état de souvenir: d'autres sont en train de mourir. S'il en est qui ne sont pas à regretter, il y en avait certaines qui entretenaient une sorte de lien entre les diverses catégories du métier, depuis le patron jusqu'au petit garçon qui commençait son apprentissage. Ceux qui rêvent de creuser un fossé entre deux éléments, qui sont aussi nécessaires l'un que l'autre, pourront se réjouir de voir cesser ces rapports; il n'en sera pas de même de ceux qui pensent que

Quand les boeufs vont deux par deux

Le labourage en va mieux.

J'ai donné un assez large développement à l'illustration documentaire, puisqu'elle comprend 220 gravures. Elle est empruntée à des sources très variées. La plupart du temps elle est en relation directe avec le texte, que souvent elle complète ou éclaircit. C'est surtout le cas de celle qui représente des scènes de moeurs. D'autres images reproduisent des costumes d'autrefois, d'anciens modes de travail, des intérieurs d'ateliers ou de boutiques, qui permettent, mieux qu'une longue description, de se figurer le milieu dans lequel vivait ou travaillait l'ouvrier aux siècles derniers.

Depuis les vieux bois si pittoresques et si exacts de Jost Amman jusqu'aux belles planches de l'Encyclopédie méthodique, les métiers n'ont pas été regardés comme de simples thèmes à images agréables, que l'on pouvait traiter par à peu près. Le cadre dans lequel les artistes ont placé les personnages est très bien choisi et bien rendu, avec ses détails particuliers; il est certaines estampes traitées avec un tel souci de la vérité qu'elles permettent de reconstituer le métier avec les ustensiles qui servaient à l'exercer, et ses produits à divers états d'avancement. Les anciennes caricatures elles-mêmes révèlent une observation très attentive, et tout en étant comiques ou satiriques, elles nous conservent bien des détails de costume, d'attitudes ou d'accessoires qui ne sont pas mis là par amour du pittoresque, mais parce qu'ils existaient réellement, et que les dessinateurs d'alors jugeaient qu'ils étaient utiles au sujet qu'ils voulaient représenter. À ce point de vue, elles sont très supérieures à celles de l'époque moderne, faites plus hâtivement, et dont les auteurs se sont du reste placés à un point de vue différent.

Les images de métiers sont assez nombreuses, moins pourtant qu'on ne serait tenté de le croire, et souvent elles visent plus la technique que les moeurs ou les coutumes des artisans. Les artistes se sont plutôt occupés des ouvriers qui parcouraient les rues, des marchands ou des revendeurs qui annonçaient leur présence par des cris, que des producteurs. On doit faire une exception pour les gravures et pour les images populaires qui ont paru depuis le règne de Henri IV jusqu'au milieu de celui de Louis XIV: Abraham Bosse, Lagniet, Guérard, les Bonnart, les uns comme auteurs, les autres comme éditeurs d'estampes, font aux artisans une assez large place, et leurs planches constituent des documents de premier ordre pour l'histoire intime des métiers: pour en retrouver l'équivalent, sinon comme mérite, du moins comme abondance, il faut arriver à la période révolutionnaire.

C'est à la première de ces époques et au XVIIIe siècle que j'ai fait les plus larges emprunts. J'ai donné moins de place aux estampes modernes, parce que la lithographie, qui est le procédé le plus employé pendant la première moitié de ce siècle, est d'une reproduction moins facile que la gravure, et aussi parce que leurs auteurs, presque tous des humoristes, ont laissé de côté nombre de métiers qui, se prêtant autrefois à une satire que tout le monde comprenait à demi mot, avaient cessé de fournir des sujets populaires à la plaisanterie. J'ai encore moins pris à l'imagerie contemporaine; la plupart du temps, elle n'a fait que reprendre quelques-uns des thèmes des siècles passés, avec un art plus médiocre, et sans y ajouter des traits bien caractéristiques.

Légendes et curiosités des métiers

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