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Paul d’Ivoi
LE CANON DU SOMMEIL
PREMIÈRE PARTIE. LES JOYEUX TRÉPASSÉS
XI. LE CŒUR A SES RAISONS!

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Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

J’en étais la preuve respirante, ambulante et constante.

Né sincère jusqu’à la brutalité, il semblait que mon âme ne brûlât de se donner qu’à des êtres, entraînés par les nécessités de l’espionnage, aux antipodes de la sincérité. Je me faisais l’effet d’un sujet anglais, désireux immensément de se marier à l’une des jolies créoles de notre colonie de la Trinité, et qui pour atteindre ce résultat agréable, s’évertuerait à n’offrir son cœur qu’à des Chinoises.

Ceci ne veut pas dire que les Chinoises sont méprisables, loin de là. Je me souviens qu’autour de Pékin, lorsque le Times m’y envoya à l’occasion de l’Affaire des Jades Rouges, je fus surpris par la grâce et la beauté délicate des ladies ambrées de la région.

J’ai voulu simplement citer deux types de beauté, totalement différents, occupant chacun l’une des deux extrémités d’un diamètre terrestre.

Les réflexions qui précèdent me remplissaient le crâne, tandis que la voiture m’emportait sur la route de Pont-de-Briques.

Nous avions gagné les quais, à hauteur du Casino, puis filant vers le pont tournant, laissant à droite la statue du bienfaiteur Jenner, bronze et vaccine, nous avions rejoint la route qui, par Pont-de-Briques, court parallèlement à la côte jusqu’à Étaples.

En dehors des usines de ciment Portland, aux toitures saupoudrées des poussières blanches de la fabrication, le chemin parcouru n’a rien de bien intéressant. Aussi, délaissant le paysage, m’étais-je plongé dans le spectacle que m’offrait ma pensée intérieure.

Ah! là par exemple, je découvrais des points de vue accidentés, plus pittoresques même que je ne l’aurais souhaité.

Je découvrais que par une pente que je n’avais pas soupçonnée jusqu’à ce moment, j’étais entraîné vers la tendresse… Et l’objet de ce sentiment était la personne mystérieuse, étrange, qui venait de me délivrer d’Agathas.

Moi, le sincère, découvrant mon amour, à la faveur d’un déguisement!

Nos amis français prennent les évolutions de leur cœur avec une douce et souriante philosophie. De la blonde à la brune, ils passent sans lutte, sans émoi, déclarant que leur volonté n’y est pour rien, qu’ils sont victimes d’une fatalité historique, atavique, scientifique, psychologique. Pour un peu, ils invoqueraient la loi de l’Attraction Universelle de notre grand Newton.

Mais moi, je suis anglais, n’est-ce pas, et j’aime en anglais, ce qui signifie que je prend très au grave les conversions de mon personnage sentimental.

Et mon évolution amative prit pour moi les proportions d’une révolution.

J’étais au plus fort de la bataille entre mes deux «moi», dont l’un réclamait impérieusement des éclaircissements, alors que l’autre se déclarait inapte à en fournir, quand l’arrêt brusque de la voiture me rappela à la conscience de la réalité.

Je regardai au dehors. Nous étions dans une rue. En bordure du trottoir, une maison sur laquelle se lisaient ces trois mots:

Postes, Télégraphe, Téléphone

Ce que vos journalistes, économes de leurs colonnes, traduisent par la formule abrégée de P. T. T.

Au même instant, le cocher, apercevant mon visage à la portière, se penchait sur son siège et prononçait d’un accent convaincu:

– Nous sommes arrivés, monsieur le gentleman.

– Hein! m’exclamai-je! Arrivés? Où cela?

– Mais au bureau des Postes de Pont-de-Briques, donc!

– Qu’ai-je à faire au bureau de la poste, mon ami?

L’homme haussa les épaules avec une expression de superbe indifférence.

– Cela, je n’en sais rien, et je suppose que monsieur le gentleman veut s’amuser à mes dépens. On m’a dit: Pétreke…

– Pétreke, répétai-je, interloqué par ce vocable inconnu?…

– Et oui, Pétreke, comme on dit dans le pays, vu que je m’appelle Pierre, pour vous servir. Donc, la Loïse m’a dit: Pétreke, tu vas conduire le monsieur anglais à la poste de Pont-de-Briques. La carriole est payée, mais bien sûr qu’il te donnera pourboire pour la bistouille[2], s’il est content de toi.

– On ne vous a pas dit autre chose?

– Non, sur le nez du géant Gayant, on n’a pas ajouté un flin.

En dépit de la locution locale, je compris que le brave garçon exprimait la vérité. Son invocation du géant Gayant, ce héros légendaire des kermesses du Nord, me démontrait sa parfaite véracité.

Aussi, je descendis sur le trottoir, décidé à me laisser conduire par le hasard.

Le pourboire pour la bistouille remis au cocher lui parut vraisemblablement large, car il me regarda avec attendrissement, en prononçant celle phrase dotée du plus pur parfum du terroir wallon:

– Ah! monsieur le gentleman, la Loïse va bé sur luminer al copette del mongeonne.

Je traduis, car tout le monde ne conçoit pas les mystères linguistiques du pays wallon:

– Ah! monsieur, la Louise, bien sûr, illuminera jusqu’au toit de la maison.

Puis, faisant claquer son fouet avec enthousiasme, il reprit le chemin par lequel nous étions venus. Un instant plus tard, équipage et conducteur avaient disparu au tournant de la rue.

J’eus alors une impression de solitude tout à fait attristante.

Au fond, je jugeais ma situation ridicule. Quoi de plus grotesque, en effet, que de se trouver sur le trottoir, à Pont-de-Briques, vis-à-vis le bureau de la poste, sans savoir pourquoi l’on est là, sans soupçonner ce que l’on peut bien avoir à y faire.

Mais la porte du bureau de poste s’ouvrit, et dans la baie rectangulaire, comme un portrait animé sortant de son cadre, apparut miss Tanagra… ou plutôt la marquise de Almaceda, dans le même costume qu’elle portait, six mois auparavant, lorsque je l’aperçus pour la première fois, à Madrid, au salon du Prado.

Elle me considéra un moment. On eût cru qu’une joie fugitive fleurissait ses joues de roses, puis elle me tendit la main, et d’un organe un peu voilé, un émoi se devinant sous la tranquillité des paroles:

– Je viens d’adresser aux dames Rédemptionnistes de Pont-de-Briques, un mandat de deux cent quarante-cinq francs. Je tenais à me débarrasser du produit de la quête faite par mes soins à l’hôtel Royal de Boulogne.

J’inclinai la tête pour approuver. Sur l’honneur, je me sentais incapable de prononcer une syllabe, fût-elle monolittérale.

Elle reprit:

– Offrez moi le bras. Mon automobile qui m’a permis de vous précéder de quelques minutes ici, stationne dans une rue latérale.

J’arrondis le bras. Elle y appuya légèrement sa main finement gantée.

– Voici la seconde fois que nous nous promenons ainsi, fit-elle d’un ton indéfinissable… la première, c’était…

Elle s’arrêta, son regard semblant me supplier de continuer. Du coup, je retrouvai la faculté de mouvoir ma langue.

– C’était à Madrid, dans les salons de la Casa-Avreda, à la fête donnée par le comte allemand, ce Holsbein Litzberg.

– En l’honneur de sa fille, Niète, qui n’y parut pas.

– En l’honneur de cette victime, murmurai-je.

Miss Tanagra me considérait toujours. Ses yeux bleus-verts semblaient vouloir fouiller dans mon esprit. Elle poursuivit après un instant de silence:

– Victime!… Hélas! le monde est rempli de victimes.

Il y avait une vibration douloureuse dans son intonation. On sentait qu’une pensée sombre oppressait affreusement mon interlocutrice. Et en moi s’épanouit brusquement le désir d’apaiser l’anxiété que je devinais.

– Je suis sûr de ce que vous affirmez… Des victimes de la fatalité, irresponsables en toute justice, innocentes se débattant au fond des abîmes, oui, oui, le monde en contient beaucoup.

Une clarté scintilla dans ses regards soudainement devenus troubles.

– Le croyez-vous vraiment?

– Les ignorants de la vie, seuls doutent de cela. Et ils ne connaissent point l’indulgence, le pardon, l’absolution, ces idéales conquêtes de la science douloureuse de vivre.

J’avais l’impression de couler une heure décisive. Notre pensée allait bien au delà des paroles prononcées. Je percevais qu’elle m’écoutait avec toute son âme, et que par delà les mots, elle entendait le murmure de ma pensée.

Et tout à coup, au moment où nous tournions l’angle d’une rue adjacente, où je distinguais à vingt mètres de nous un robuste landaulet automobile arrêté au long du trottoir, ma compagne prononça d’un ton presque indistinct, comme un sanglot et comme un cri d’espoir éperdu, monté de son cœur à ses lèvres, cette phrase étrange:

– Ah! oublier le passé! Ne plus voir que l’avenir… l’Impossible dresse sa muraille noire… il barre la route… Il ne peut être vaincu.

Nous arrivions auprès de l’automobile, le mécanicien, assis au volant, porta la main à sa casquette, m’indiquant ainsi que le véhicule était celui que m’avait annoncé miss Tanagra.

J’ouvris la portière du landaulet; mais avant que la jeune femme eût posé sa bottine sur le marchepied, je saisis sa main, toujours appuyée sur mon bras, et rivant mon regard sur son regard, comme pour lui permettre de lire au fond de moi-même, je lui dis d’un ton volontaire, énergique, définitif:

– L’Impossible n’existe pas pour qui sait comprendre et vouloir.

Elle frissonna toute. Pendant une seconde, un voile s’épandit sur sa physionomie, ses paupières palpitèrent comme clignotant sous une clarté brusque trop vive, puis ses grands yeux angoissés disant à la fois le doute et l’espoir:

– Les circonstances qui engagent dans une voie, obligent parfois à la suivre immuablement.

Je saisis. Elle me déclarait qu’elle ne pouvait pas renoncer à être espionne!

Ce qui d’ailleurs ne m’empêcha pas de répliquer avec la conviction la plus contagieuse:

– Victime des circonstances; victime des hommes, n’est-ce pas toujours être victime.

– Oui, certes; mais une victime qui continuera à sembler coupable au plus grand nombre.

Je lui souris pour lui répondre par ce détestable petit calembour où je mis cependant tout ce qu’il y avait d’amativité en moi.

– Il est un petit nombre qui se rit des plus grands… Il s’appelle deux, juste le nombre des voyageurs qui vont prendre place dans ce landaulet.

Ses doigts, que je n’avais pas lâchés, se crispèrent convulsivement sur les miens, ses lèvres pâlirent, ses paupières se fermèrent violemment, broyant une larme, qui s’éparpilla en rosée sur ses longs cils, puis un soupir, si prolongé que l’on eût cru à l’envol d’une âme, frissonna dans l’air et d’une voix lointaine, que je ne reconnaissais pas, elle balbutia:

– Prenons place. Le watman a mes ordres… Ne parlez pas; laissez-moi songer.

Je vous assure que j’avais une forte envie de pleurer, comme un dadais, de pleurer à faire déborder la Serpentine-river de Hyde-Park, et que, cependant, j’étais littéralement hors de mon esprit, du fait d’une joie suprême, lorsque je m’assis auprès de miss Tanagra, dans le landaulet.

Comme elle l’avait annoncé, le watman savait où il devait nous conduire, car l’automobile se prit à rouler aussitôt.

Quelques minutes plus tard, les dernières maisons de Pont-de-Briques laissées en arrière, nous filions à travers la campagne verdoyante de cette riche région du Boulonnais.

2

La Bistouille, prononcez bistoulle, est une boisson de l’Artois «Boulonnais et Flandre» composée de café et de beaucoup d’alcool de grains ou de genièvre.

Le canon du sommeil

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