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Paul d’Ivoi
LE CANON DU SOMMEIL
PREMIÈRE PARTIE. LES JOYEUX TRÉPASSÉS
IX. MISTRESS DILLYFLY M’ÉTONNE À SON TOUR
ОглавлениеSaprelotte, ma nouvelle campagne d’espionnage s’annonçait plus mal que la première.
Certes, j’avais rencontré dans celle-ci, une foule de choses pas très claires, surtout au début; mais vraiment ma journée était trop féconde en incidents étranges.
Mon itinéraire, modifié sans que je susse pourquoi, avait commencé la série.
Puis la disparition de cette miss Ellen, sosie de la Tanagra, sosie rieur, oui, mais enfin rieuse ou mélancolique, les deux personnes avaient des traits identiques.
Et pour brocher sur le tout, cet Agathas Block qui venait se jeter dans mes jambes, non pas hélas sans crier: gare; mais tout au contraire, en criant: gare, de façon inquiétante pour le succès de mon expédition.
Dans quarante minutes, nous entrerions dans le port de Boulogne. Selon sa promesse, ce diable d’homme me demanderait ce à quoi j’étais décidé; et alors…
Là-bas, en avant, j’apercevais le rayon tournant des feux qui marquent l’entrée du chenal. Ils m’avertissaient qu’auprès d’eux expirait pour moi la liberté de discuter. La décision s’imposerait. Satanée décision!
Oui, j’entends bien les gens à solutions simples. Avec un revolver, on peut toujours se débarrasser d’un compagnon gluant. Sans doute, sans doute, mais cela constitue un assassinat. Or, un assassinat, indépendamment des tracasseries légales qu’il entraîne, exige un entraînement spécial, que dis-je, une «capacité» particulière de l’individu qui y recourt.
À mon sens, on naît assassin, comme on naît roturier; on ne le devient pas.
Et dame, ma naissance me paraît avoir laissé beaucoup à désirer à ce point de vue.
J’en étais là de mon monologue intérieur, qui on le voit, n’était pas très avancé, quand une voix me rappela au sentiment que l’homme n’est point seul au monde.
– Je demande le pardon, disait-elle, mais mes «canaris» aiment seulement le chocolat en pastilles… Le buffet ne tient pas les pastilles… et les pauvres petits souffrent. Alors je prends l’audace de demander à toutes les personnes: Vous n’auriez pas sur vous des pastilles de chocolat?
Je regardai qui m’abordait ainsi… C’était mistress Dillyfly.
Ma remuante compatriote avait conservé son cache-poussière, son voile bleu; seulement elle s’était augmentée d’une minuscule cage qu’elle élevait à hauteur de mes yeux, pour me permettre probablement de distinguer deux «canaris» qui voletaient ahuris, bien plus désireux en apparence de tranquillité, que de chocolat.
J’esquissai un geste vague. Non, je n’avais pas en ma possession les pastilles réclamées. La dame le comprit, car elle prit une mine attristée.
– Vous n’avez pas. Cela est tout à fait regrettable. Je présente le pardon. Chers petits oiseaux, sachez dire le good-bye au gentleman.
Elle portait la cage maintenue par sa main gauche, tout près de mon visage; mais en même temps, sa dextre s’appuyait sur ma poitrine, à hauteur de la poche extérieure de mon pardessus, et d’une voix basse, rapide, qui me sembla ne pas appartenir à la même personne, elle prononça:
– Dans la poche, un papier à lire avant Boulogne. Silence. La mort plane.
Avant que je fusse revenu de ma stupéfaction, la bizarre lady s’était éloignée et elle sollicitait des pastilles de chocolat pour ses «aimés canaris» d’une autre passagère qui se promenait sur le pont.
Je jetai un regard circulaire autour de moi. Aucune silhouette rappelant celle d’Agathas Block. Le faquin tenait parole. Il ne me surveillait pas jusqu’à l’arrivée en France.
Néanmoins, impressionné par l’étrange avertissement de Mrs. Dillyfly, et surtout par le timbre, par l’accent de la voix que je me figurais avoir entendue déjà, je gagnai une de ces cabines, mises gratuitement par l’administration du «passage» à la disposition des voyageurs à l’estomac desquels la mer n’est point clémente… Dans ce réduit, où du moins je me trouvais à l’abri des regards, j’enflammai une allumette-bougie, je fouillai dans une poche où mes doigts rencontrèrent un papier, et ce papier déplié, je lus ces lignes tracées au crayon:
«À l’arrivée à Boulogne, acceptez la société d’Agathas Block. On vous délivrera demain. Ayez soin de régler votre dépense au fur et à mesure à l’hôtel, d’avoir votre valise prête, afin de pouvoir partir au signal donné, sans perdre une seconde. La réussite tiendra à la rapidité de la manœuvre».
Pas de signature; écriture inconnue. Au total: un mystère de plus.
Qu’est-ce que c’est que cette Anglaise? Que signifient ces paroles: la mort plane, que l’on croirait empruntées au répertoire mélo dramatique du Strand, notre Ambigu-Comique à nous?
Nous serons à Boulogne dans vingt minutes. Il faut que je lui aie parlé auparavant.
Je veux bien que l’on me délivre d’Agathas Block, mais encore je désire savoir à qui je serai redevable de ma libération.
On ne tient pas à être l’obligé de n’importe qui, tout le monde conçoit cela.
Ayant ainsi pensé, je sors de mon retiro, non sans avoir déchiré l’avis énigmatique, dont je précipitai les morceaux à la mer, et me voici parcourant le pont, à la recherche de la Mrs. Dillyfly.
Au passage, j’aperçus Agathas Block debout près de la coupée. Me vit-il? Je le suppose; mais il n’en fit rien paraître et continua de regarder dans la direction du port, dont les feux et même les réverbères devenaient perceptibles dans la nuit.
J’avais parcouru le navire de bout en bout. Le renflement d’un bar-buffet me masquait l’endroit où j’avais laissé Agathas.
Soudain une porte du bar s’ouvrit, jetant sur le pont une bande lumineuse, et, dans cette clarté, apparut celle que je cherchais.
D’un mouvement rapide, elle écarta le voile bleu qui masquait son visage; dans l’auréole de tulle, j’aperçus les traits de la «Tanagra».
Preste, elle porta l’index à ses lèvres, dans le geste éloquent du silencieux Harpocrate, puis me frôlant au passage, son voile déjà retombé sur l’adorable vision, elle murmura:
– Pas un mot… Ce serait nous condamner.
Et comme je demeurais stupide, médusé, elle disparut sans que je pusse m’expliquer comment.
Seulement à présent, toutes mes hésitations avaient cessé. C’était elle qui me débarrasserait d’Agathas… Je ne me sentais aucune répugnance à lui vouer un sentiment de gratitude.
Par pensée réflexe, je songeai à la pensionnaire de l’institution Trilny, mais ma conviction de la ressemblance parfaite entre l’élève disparue et la Tanagra ne m’apparut plus aussi absolue.
La sirène meuglait, annonçant l’entrée de la «Marguerite» dans le port. Le steamer en effet embouquait le chenal entre les estacades.
J’entrai au bar, je fis prix avec un des barmen pour qu’il portât ma valise à l’hôtel Royal, puis tranquille de ce côté, je me dirigeai vers la «coupée», où déjà se pressaient les passagers pressés de débarquer.
Agathas Block me regardait venir.
Quand je fus auprès de lui, il demanda paisiblement, du ton d’un personnage qui continue une conversation amicale, ce qui démontrait de sa part une inconscience déplacée.
– Eh bien, mon cher grand confrère… Consentez-vous à me permettre de me tailler un gilet dans votre manteau de gloire?
– Il le faut bien, répondis-je affectant la résignation.
– Quoi vraiment?
– Je descends à l’hôtel Royal, où je ne me fâcherai pas de vous voir.
– Nous ferons route ensemble.
– Si vous le désirez.
Ma facilité sembla l’inquiéter. Il me considéra en-dessous.
– Oh! oh! reprit-il entre haut et bas… Vous supposez donc que vous pourrez me «semer»?
– Vous êtes indiscret, mon cher confrère. Je vous autorise à être mon ombre, selon votre heureuse expression; mais je n’ai pas à confier ma pensée à une ombre.
Cela provoqua chez lui un éclat de rire sonore.
– Rien… bien… L’important est que nous marchions de conserve sans nous quereller. Je pense d’ailleurs que vous ne réussirez pas à m’échapper… Oh! je ne doute pas de votre adresse; mais je suis certain de la mienne.
Et avec abandon:
– Au surplus, vous me remercierez à un moment donné; car je vous ferai voir quelque chose qu’il vous serait impossible de voir sans moi.
Il passa familièrement sa main sous mon bras.
– Vous permettez. Je craindrais de vous égarer dans la bousculade du débarquement. Vous m’avez bien dit que vous descendiez à l’hôtel Royal et je ne mets pas en doute votre affirmation. Seulement, cela est votre volonté en ce moment. Rien ne prouve que, séparé de moi, votre volonté ne se modifierait pas.
Il était à gifler, positivement!
Mais je me remémorai le proverbe commun aux «amis» des deux rives de la Manche:
– Le meilleur rire est à celui qui rit le dernier, côté anglais, et du côté français: Rira bien qui rira le dernier.
La promesse de miss Tanagra m’assurait le meilleur rire. Quand on sait cela, il devient aisé de montrer la patience, jusqu’à un degré angélique.
Sans doute, Agathas Block me trouva, trop angélique, car il avança les lèvres en une moue grimaçante, hocha la tête d’un air ennuyé et se cramponna plus étroitement à mon bras. De toute cette mimique, j’affectai de ne me point apercevoir, ce qui redoubla l’inquiétude de mon compagnon.
Nous arrivions au débarcadère. Les amarres lancées aux hommes courant sur le quai s’enroulaient autour des «canons» de fonte, fichés dans la maçonnerie. Le capitaine du steamer, barrant la coupée de son corps, contenait les passagers trop pressés.
Enfin le steam ne bougea plus, la passerelle glissa, reliant le pont au quai, et le commandant prononça:
– À votre disposition, gentlemen et ladies.
À ce moment, deux barmen s’approchèrent de nous. Chacun portait une valise, dont l’une m’appartenait. Je compris que l’autre avait pour propriétaire l’ennuyeux Agathas Block, qui avait, tout comme moi, engagé un porteur au bar.
Nous dîmes en même temps:
– À l’hôtel Royal!
– Les garçons répliquèrent:
– Yes.
Et pointant les valises ainsi que des béliers antiques, ils parcoururent la passerelle, au grand dam des jambes, des côtes et des reins des passagers surpris par cette charge inattendue.
Après quoi, le passage forcé, sans s’inquiéter des récriminations qui s’élevaient dans leur sillage, ils s’élancèrent à toutes jambes le long du quai.
Du coup, Agathas se rasséréna. Il consentait à croire que je me rendais à l’hôtel Royal. Et je m’amusai énormément de sa confiance, à la pensée que je l’y «sèmerais», comme il avait exprimé lui même l’idée de notre séparation.