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Paul d’Ivoi
LE CANON DU SOMMEIL
PREMIÈRE PARTIE. LES JOYEUX TRÉPASSÉS
VI. LE «SOSIE»

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C’est une vieille maison que l’école Trilny-Dalton. Un ancien logis noble de l’époque d’Elisabeth, que la pioche des démolisseurs a épargné.

La demeure a grand air, avec sa façade sévère, ses ailes en retour, ses toits majestueux qu’allègent des fleurons compliqués et la frise faîtière ajourée.

Ma carte de reporter du Times m’ouvrit de suite le bureau de Mrs. Trilny. En quelques mots, je lui expliquai la mission de confiance dont j’étais chargé, puis entrant dans le vif de l’affaire.

– Il faut que je quitte Londres à 9 heures ce soir; vous concevrez donc que je ne puisse me lancer dans les conversations aimables des gens qui ont beaucoup de temps à dépenser, et vous permettrez que je vous adresse les questions indispensables pour me rendre compte de la physionomie de l’affaire.

La vieille dame, très digne sous ses cheveux blancs; une nature très loyale, très courageuse, se lisant dans ses yeux qui regardaient bien en face, me répondit:

– Interrogez, je répondrai. C’est toute une vie de respectabilité qui est en jeu.

– Bien. Le nom de la jeune fille enlevée?

– Ellen.

– Son nom de famille?

– Je ne le connais pas.

Et comme à cette réponse tout à fait surprenante de la part d’une directrice d’établissement scolaire, je ne pouvais maîtriser un brusque mouvement, Mrs Trilny s’empressa de parler.

– Cela vous étonne, je le vois. Cependant la chose est naturelle. Les familles ont parfois des secrets qu’elles ne jugent point à propos de divulguer. Et nous, les institutrices, rendues indulgentes par la connaissance de la vie, nous acceptons pour vrais les renseignements que l’on nous donne.

– Mais encore, insistai-je émoustillé positivement par le côté obscur de l’affaire?

– Il y a six mois, une dame blonde, paraissant environ quarante ans, se présenta à moi. Elle accompagnait une jeune fille de dix-sept ans; c’est l’âge qu’elle m’indiqua. Cette jeune fille lui ressemblait étonnamment, bien qu’elle eût les cheveux d’un brun doré très particulier, alors que la lady était blonde; et je n’eus aucune peine à admettre que je voyais la mère et la fille.

Je hochai la tête pour engager la directrice à ne point s’interrompre.

– Cette lady m’affirma que des raisons politiques et nobiliaires, sur lesquelles il lui était interdit de s’expliquer davantage, nécessitaient le secret du nom de la jeune personne. Je la rassurai aussitôt. On n’est point parvenu à mon âge sans avoir rencontré les douloureux drames de la vie. Ce que je demande, c’est que mes élèves soient bien élevées, qu’elles présentent les garanties morales, religieuses et autres, telles qu’elles ne puissent nuire aux chères enfants que l’on me confie. Il fut convenu que la «nouvelle» serait inscrite sous le nom d’Ellen Stride, étant bien entendu que ce nom de Stride était supposé, uniquement pour éviter les racontars des autres élèves. Ces fillettes, vous le savez, sont curieuses et la moindre apparence de mystère met leurs jeunes cervelles en ébullition. La mère d’Ellen me versa un semestre de pension d’avance, et je dois le dire, Ellen, durant ces six mois, me donna les plus grandes satisfactions. C’est une âme de cristal, une gaieté cordiale, une intelligence pleine d’originalité. Vraiment je l’aimais plus que mes plus chères anciennes élèves.

Je crus prudent d’arrêter mistress Trilny sur la pente de ses confidences sentimentales. Non que je sois hostile au sentiment, mais dans l’espèce, il nous éloignait du but. Aussi lançai-je cette phrase:

– Maintenant que savez-vous de l’enlèvement de cette miss Stride?

– Rien.

– Ah, voilà qui est fort.

– Hier soir, la maman d’Ellen est venue. Elle avait une épaisse voilette sous laquelle je ne l’aurais certes pas reconnue. Elle m’a paru fatiguée, inquiète. Mais peut-être sont-ce là des suppositions sans fondement. Puis elle m’a versé un second semestre de pension, a embrassé sa fille avec une nervosité attendrie. On aurait pensé qu’elle se sentait sous le coup d’un malheur… Et puis, elle est partie, en me disant qu’elle resterait probablement des semaines avant de revenir.

Ellen a passé sa soirée à l’étude ainsi qu’à l’ordinaire. Après quoi, elle regagna la chambre qu’elle occupe avec une de ses camarades, Ruthie Niellan.

– Ah! elles étaient deux.

– Elles auraient dû être. Mais vers neuf heures, on carillonna à la porte de la pension. C’était un domestique avec une voiture. Il venait, dit-il, chercher Miss Niellan pour la conduire chez ses parents, à Trafalgar-Square, le père de la jeune fille ayant été frappé d’une attaque d’apoplexie. L’une de mes répétitrices accompagna la pauvre Niellan éplorée… Or, une heure et demie plus tard, Ruthie Niellan revenait avec la répétitrice. Tout le monde se portait admirablement chez elle, ses parents n’avaient envoyé personne, aucun cocher, aucun domestique à la pension.

– Mais ce cocher, hasardai-je?

Au fond, j’étais très embarrassé. Il me semblait que les «facultés exceptionnelles» dont m’avait gratifié le «patron» se trouvaient absolument en défaut.

On avait enlevé Miss Ellen, et c’était sa compagne Ruthie que l’on avait fait promener à travers la ville, à la faveur d’une mystification cruelle du plus mauvais goût.

À ma question, Mrs. Trilny répondit:

– Le cocher avait déposé les voyageuses à quelques pas de la maison Niellan, sur Trafalgar-Square, et avait tiré de son côté sous le prétexte d’autres courses urgentes à faire.

– Et miss Ellen?

– Pendant l’absence de sa compagne, elle avait disparu.

Je perdis la tête. Entre nous, je n’y comprenais rien. Je me trouvais en présence de «la bouteille à l’encre» dans toute son horreur.

– Pourrais-je voir la chambre de la jeune personne?

– Certainement, consentit mon interlocutrice avec un touchant empressement.

– Veuillez me guider.

Mrs. Trilny ne se le fit pas dire deux fois. Elle m’indiquait la topographie des lieux, tout en marchant. Nous suivîmes un corridor-vestibule reliant le jardin d’entrée à la cour de récréation, augmentée d’un stand de gymnastique, d’un cours de tennis, etc.

Sur ce couloir, s’ouvraient les portes du réfectoire, de l’escalier descendant aux cuisines. Au milieu à peu près, le mur de droite présentait une solution de continuité livrant passage à un escalier, aux marches recouvertes de sparterie et accédant aux chambres à dormir, à l’infirmerie. Au-dessus de cela, la toiture. Celle-ci, précisément dans la partie qui recouvrait la chambre des jeunes filles Ellen et Ruthie, formait terrasse. Ce coin de l’établissement était une annexe de construction récente, primitivement destinée à un cours de dessin et d’aquarelle.

Ma visite à la chambre de la disparue ne m’apprit rien.

La jeune Ellen avait dû sortir par la porte évidemment. Mais alors, elle avait eu à parcourir le chemin que je venais d’effectuer en compagnie de Mrs. Trilny, pour aboutir au vestibule du rez-de-chaussée, dont les deux baies opposées, ouvrant sur les jardins, avaient été, après le départ de Ruthie Niellan, obturées par d’épais volets assujettis au moyen de barres de fer rendues absolument fixes par des cadenas, dont la Directrice gardait les clefs.

Ce point ne faisait point doute. Mrs. Trilny se souvenait parfaitement qu’au retour de Ruthie, elle avait cherché un bon moment lesdites clefs que, par inadvertance, elle avait glissées dans le tiroir de son bureau, devant lequel elle s’était tenue toute la soirée, occupée à des comptes trimestriels.

D’autre part, toutes les croisées du rez-de-chaussée étant garnies de grilles, il devenait mathématiquement impossible que miss Ellen eût gagné le jardin par le rez-de-chaussée.

Si l’on ajoute qu’au premier étage, toutes les chambres d’élèves étaient occupées, qu’à l’infirmerie, les deux infirmières brevetées, attachées à l’établissement, déclaraient s’être livrées, jusqu’à onze heures (au retour de Ruthie, on avait constaté qu’elles étaient encore debout), à une controverse médico-biblique, sur la question palpitante de savoir si les ulcères de Job sur son fumier, n’avaient point un caractère variqueux, on arrivait à cette conclusion inadmissible que l’élève disparue avait quitté sa chambre par le vasistas donnant sur le toit.

Machinalement, plutôt pour avoir l’air d’agir que de propos délibéré, je furetais dans la pièce; j’ouvrais les tiroirs des meubles où les gentilles habitantes enfermaient leurs rubans, leurs parures.

Sous ma main se trouva une photographie, format album. Je la regardai sans le moindre intérêt, je vous assure; mais à peine y eus-je jeté les yeux, que mon intérêt s’éveilla avec une violence qui m’arracha une exclamation stupéfaite.

– Ah!

Mrs. Trilny accourut vers moi, me croyant indisposé.

– Vous souffrez, fit-elle avec une inquiétude quasi maternelle?

Moi, je lui présentai la photographie.

– Qu’est-ce que c’est que ça?

Ma voix sonna rauque. Mes yeux devaient être égarés. J’avais certainement l’air d’un fou. Et ce fut d’un accent surpris en vérité, que la directrice murmura:

– C’est un portrait que ces chères enfants ont fait faire, lors de notre fête scolaire de mai. Tout le pensionnat, je crois, a eu recours au talent du professeur Stebb, vous connaissez sans doute, une médaille d’or à la dernière exposition d’art photographique.

Et comme je secouais la tête, elle reprit avec le souci évident de ne pas me mécontenter:

– Vous voulez savoir laquelle des deux est la chère petite disparue? Eh bien, c’est celle qui occupe la gauche de la photographie… l’autre, Miss Ruthie Niellan.

Je me laissai tomber sur une chaise en m’empoignant le crâne à deux mains.

Miss Ellen était le portrait frappant de la marquise de Almaceda, de la Tanagra mystérieuse dont ma pensée s’était si souvent occupée déjà!

Frappant, oui, je le répète.

– Cheveux bruns, parmi lesquels brillent des cheveux d’or?

– Oui, balbutia la directrice avec un regard stupéfait.

– Des yeux d’une couleur indéfinissable, dont on ne sait dire s’ils sont verts ou bleus.

– Oui, fit-elle encore. – Et par réflexion – Comment pouvez-vous distinguer cela sur une photographie au platine?

Je ne tins aucun compte de la question. J’étais hypnotisé par cette image soudain apparue. Quoi? Était-il possible que pareille ressemblance existât? Car elle était effrayante la ressemblance… Mêmes traits, mêmes lignes du corps, même élégance souple…; tout au plus découvrait-on dans la physionomie une tendance à la gaieté qui manquait à ma «Tanagra».

Oui, miss Ellen devait être gaie, tandis que l’autre souffrait d’une incurable mélancolie.

– Cette jeune fille aimait rire, jouer… Elle était de nature joyeuse.

– Un joli et mélodieux pinson, s’exclama la vieille dame.

Puis, joignant les mains:

– Oh! vous méritez bien votre réputation; jamais je n’aurais pensé qu’un homme pouvait découvrir tant de choses sur un simple portrait album en noir!

Ah! digne Mistress, je portais en moi une autre photographie, que des jours de sang et de détresse avaient gravée dans mon cœur.

Le canon du sommeil

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