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Paul d’Ivoi
LE CANON DU SOMMEIL
PREMIÈRE PARTIE. LES JOYEUX TRÉPASSÉS
VII. EN ROUTE

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Durant quelques minutes, je demeurai tout à fait inconscient de moi-même.

La Tanagra, Miss Ellen, deux sosies. Sans compter le troisième que m’avait indiqué tout à l’heure la bonne Mrs. Trilny, la maman de miss Ellen, blonde, quarante ans, mais ressemblant si parfaitement à sa fille, que la directrice n’avait pas hésité à reconnaître leur étroite parenté.

Être blonde, paraître quarante ans, on y peut arriver par déguisement, maquillage, teinture… On n’a jamais certainement l’âge que l’on paraît, ni les cheveux que l’on semble avoir.

Pourquoi cette réflexion d’apparence inopportune?

Parce qu’un rapprochement s’était opéré automatiquement en mon esprit.

La mère d’Ellen s’était présentée la veille à la pension. Le matin un boy, m’avait apporté une lettre de Tanagra m’enjoignant de quitter Londres. Pourquoi ces deux femmes n’en feraient-elles pas une seule?

Mon trouble cérébral augmentait de seconde en seconde, et je ne puis penser, sans inquiétude, à ce qui fût advenu de mon intellect, si Mrs. Trilny en avait jugé à propos de me tirer du labyrinthe de mes réflexions pour me demander:

– Pensez-vous qu’il soit possible d’éviter le scandale?

Ah! c’est juste. J’étais venu pour cela. Le «patron» me l’avait recommandé, tâcher d’éviter le scandale à Trilny-Dalton-School, à la digne directrice qui avait préféré s’adresser au Times plutôt qu’à Scotland-Yard.

Une phrase inepte me monta aux lèvres. Je la prononçai, par exemple, d’un ton sentencieux qui impressionna mon interlocutrice.

– Quand on souhaite qu’autrui ne parle pas d’une chose, il convient de n’en pas parler soi-même.

La respectable dame me considéra un instant, puis d’une voix hésitante:

– Voulez-vous dire que je dois faire le silence sur la disparition de la pauvre enfant?

– C’est bien là ce que j’exprime.

– Vous avez donc reconnu d’où vient cette triste aventure?

– Oui et non, fis-je, un peu embarrassé, je l’avoue.

Mais une pensée subite me rendit mon aplomb.

– Oui, c’est oui, décidément. Je pars dans un instant pour le Continent et j’ai l’impression que j’y rencontrerai une personne, à qui il sera bon de conter l’aventure avant de se livrer à quelque démarche que ce soit.

– Mais, la directrice semblait hésitante,… mais si la pauvre mère venait me réclamer sa fille?

– Envoyez-la au Times…

La vieille dame me saisit les mains, les serra avec force.

– Je comprends… il y a un secret que vous ne croyez pas pouvoir me confier. Et alors vous m’indiquez qu’au Times, tout s’expliquera. Merci, merci… Ah! je suis bien heureuse d’avoir fait votre connaissance.

Je profitai de ce qu’une pendule scolaire sonna la demie après huit heures pour prendre congé, sans m’expliquer davantage.

La confiance de Mrs. Trilny me remplissait de confusion. Pauvre dame qui rendait hommage à ma discrétion, sans soupçonner que le mystère m’apparaissait beaucoup plus compliqué qu’à elle-même.

Bah! À défaut de la réalité, donner l’illusion est encore une bonne action. Sur cette réflexion, démontrant à tout le moins mon ardent désir de vivre en bonne intelligence avec moi-même, je m’acheminai vers la gare de Charing-Cross.

Tedd, mon boy, m’attendait, ma valise d’une main, mon ticket de l’autre. Je lui lis sommairement mes recommandations pour la garde de mon appartement; comme je ne savais trop où le hasard de l’aventure allait m’entraîner, je lui enjoignis, au cas où un fait grave se produirait, de l’insérer au Times, à la colonne «Petite correspondance» sous les initiales M. T X. Le Times se trouve partout. De la sorte, je serais avisé certainement.

Après quoi, je le renvoyai à la douce oisiveté, qui serait son apanage durant mon absence.

Il me restait vingt-sept minutes à dépenser avant l’heure du départ.

J’en profitai pour me lester d’une couple de sandwiches, d’un verre de porto-wine, et cette satisfaction stomacale accordée au personnage préoccupé que j’étais, je gagnai le quai, pris place dans un compartiment de first class (première classe) et m’abandonnai à une rêverie qui, je suis forcé de le reconnaître, n’était point pour flatter l’orgueil d’un roi du reportage, lequel se sentait parfaitement esclave des événements.

Une secousse, le train part. À ce moment un voyageur bondit en trombe dans le compartiment, jette sa valise dans le filet, puis sa canne, son chapeau, se laisse tomber sur la banquette dans l’angle opposé à celui que j’occupe et lance à haute voix:

– By devil, j’ai frisé le ratage du smoking (fumant).

L’expression indiquait que l’individu avait cette mauvaise habitude, trop répandue dans la société londonienne, de parler cockney, c’est à dire une langue verte des salons, qui n’a aucun rapport avec la belle langue anglaise et qui donna à ses adeptes un air de palefreniers déguisés en gens du monde.

Après cette entrée bruyante, du reste, mon compagnon de voyage s’était accolé dans son angle et avait paru s’absorber dans la lecture d’un journal.

C’était un homme de taille au-dessus de la moyenne, sec, nerveux, évidemment vigoureux. Son visage bronzé m’apparaissait inquiétant. L’arcade sourcilière très en relief, le menton carré décelaient la volonté dominatrice, et dans ses yeux gris, à reflets d’acier, sur ses lèvres minces, un adepte de Lavater n’eût pas hésité à diagnostiquer la cruauté.

Au demeurant, il me déplaisait à tel point, que si le voyage avait dû se prolonger, j’aurais changé de compartiment.

Ceci paraît absurde, n’est-ce pas. Eh bien, ce souvenir est l’un de ceux grâce auxquels je ne plaisante plus quand on me parle de pressentiments.

Parfaitement, mon «moi» se révoltait contre cet inconnu. Il le trouvait néfaste à mon endroit. Pourquoi faut-il que l’homme prétendu civilisé dédaigne son instinct?

Ah! Si j’avais à ce moment cassé la tête au personnage, si je l’avais envoyé par la portière sur la voie, j’aurais évité bien des malheurs et mon acte brutal eût été, au point de vue de la justice absolue, une bonne action.

Enfin, ceci sans doute ne devait pas être. À quoi bon les regrets stériles.

À dix heures quarante, le train me déposait sur le quai du port de Folkestone, à deux pas de l’embarcadère du steamer Marguerite, à destination de Boulogne.

Je descendis, gagnai la passerelle d’embarquement.

Mon compagnon de voyage exécuta les mêmes mouvements.

À l’homme de peine qui s’était chargé de ma valise, j’enjoignis de la déposer au bar-buffet du steamer. Mon compagnon de route donna vraisemblablement un ordre semblable au porteur de son bagage, car celui-ci emboîta le pas à mon homme de peine.

Ah! Mais, il m’agaçait le personnage aux yeux gris.

Une fois encore, je me déclarais être stupide. Il est inévitable que des voyageurs suivant une même direction, accomplissent des actes identiques. Je m’étais assez déplacé dans ma vie pour être fixé à cet égard.

Pour me distraire, j’examinai les passagers qui embarquaient.

Des touristes, des voyageurs de commerce allant drainer les poches des clients du continent, l’inévitable pasteur accompagné de son épouse et de ses sept enfants formés en monôme par rang de taille.

Mais j’abandonnai la famille ecclésiastique pour faire don de mon attention à une dame qui accourait sur le quai, escortée par deux commissionnaires chargés d’une multitude de petits paquets. Le tout eut pu être enfermé dans un sac de voyage de moyenne taille, mais sans doute la «lady» avait voulu résoudre le difficile problème d’atteindre au maximum de l’encombrement avec des colis de petit volume.

Je dis lady, car elle était anglaise évidemment, anglaise renforcée même avec son long cache-poussière écossais noir et blanc, aux poches gonflées probablement d’une autre légion de petits paquets; avec son chapeau de paille cerclé d’une ceinture de fleurs bleues et jaunes qui «criaient» même sous la clarté électrique du quai, et surtout son immense voile bleu, enroulé autour du chapeau, du cou, du visage, lequel ne laissait pointer qu’un menu bout de nez, donnant l’impression d’un chasseur à l’affût dans une embuscade de tulle.

Par exemple, la jeune femme… je l’appelai jeune femme par politesse, car son accoutrement lui donnait la forme hétéroclite d’un bagage doué de mouvement, la jeune femme, répéterai-je toujours par politesse, s’agitait comme une Française.

Elle déambulait à petits pas pressés s’arrêtant pour presser les porteurs qui marchaient plus vite qu’elle, puis accélérant son allure afin de les joindre, se mettant à compter ses innombrables paquets, en personne qui craint de les voir s’égarer:

– Dix… quatorze, seize. Où est le dix-septième?… Vous avez perdu le dix-septième… Non, non, je me trompe… je l’ai mis en poche… All right! cela va bien.

Sur la passerelle, elle interpella tout le monde.

– Personne pour indiquer ma cabine… Je suis le nombre: 8… pour Mrs. Dillyfly… Ah! là, sur le pont… Je remercie… Venez, commissionnaires, venez, le temps est petit, vous déposerez les bagages dans la cabine… Je rangerai ensuite, car il est écrit qu’une pauvre femme doit toujours ranger.

Au passage, je notai que si le voile bleu laissait passer le nez en avant, il ne cachait pas non plus en arrière, un chignon roulé d’un blond doré, dû, selon toute probabilité, à une teinture savante.

Deux minutes plus tard, les commissionnaires repassaient sur le quai.

La pauvre petite femme, mistress Dillyfly, procédait à présent au rangement de ses colis.

Presque aussitôt, le mugissement de la sirène ébranla l’atmosphère.

Les amarres furent larguées, un panache de fumée couronna les cheminées, et la «Marguerite» se mit lentement en marche sur l’eau calme du bassin.

Le canon du sommeil

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