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THÉATRE DE L’OPÉRA: LA FILLEULE DES FÉES Ballet-Féerie en trois actes et sept tableaux.
ОглавлениеVous me dispenseriez, sans doute, de vous raconter le sujet de ce ballet nouveau, si vous saviez combien la fable en est simple et l’action peu compliquée. Supposez trois fées: une blanche, une rose, une noire ou sinistre, selon le vocabulaire adopté par les auteurs. La fée rose et la fée blanche comblent leur filleule de tous les dons, de toutes les qualités désirables; la méchante fée tourne tout à mal et se porte à des noirceurs inouïes. Pour ne vous en donner qu’une faible idée, deux hommes placés par la fortune, l’un sur le plus haut, l’autre sur le plus bas de l’échelle, le pauvre Alain et l’illustre comte Hugues de Provence, sont amoureux de la petite Isaure, la filleule des fées. Eh bien! de ces deux hommes, grâce à la persécution de la fée sinistre, l’un devient fou, l’autre aveugle. Vous sentez bien que cela ne peut durer ainsi, et que, quand on est deux contre une, on finit par mettre à la raison cette vilaine fée Carabosse, cette abominable faiseuse de mauvais tours. On guérit les deux amants, l’un de sa folie, l’autre de sa cécité, et on enlève la gentille Isaure dans le paradis des fées, où elle sera éternellement heureuse et n’aura pas d’enfants.
Ce n’est point que ce récit, fort simple et fort court, ne soit développé doctement, comme il convient à tout ballet qui se respecte, en trente-deux pages in-8°, imprimées par Mme veuve Jonas, et reliées en papier rose. Mais c’est là que je plains les auteurs d’être obligés de vous décrire en belle prose les entrechats et les pirouettes de ces messieurs et de ces demoiselles. A chaque instant leur embarras se trahit, la langue leur tourne, et le fameux inquam et inquit, qui tourmentait si fort Cicéron, revient pour embrouiller sans cesse un dialogue qui ne se fait qu’avec les pieds.
Tantôt c’est le fermier Guillaume qui semble dire... Que semble-t-il dire, le fermier Guillaume? — Ah çà ! c’est un déluge de vieilles! Avouez qu’il n’est pas commode de rendre, par la pantomime, le mot du fermier Guillaume! Tantôt c’est la fée sinistre qui voudrait bien s’écrier: «Tremblez pour elle, je lui garde mes dons quand elle aura quinze ans.» Mais le moyen de traduire par gestes cette menace sous condition? Aussi les auteurs en prennent-ils leur parti, et pour tourner la difficulté, écrivent-ils tout bonnement sur un nuage en caractères de feu la sinistre légende. Plus loin, c’est sur une glace qu’on lit en lettres non moins brûlantes, cet autre arrêt de malheur: «Vous l’avez faite si belle, que nul homme ne pourra la voir désormais sans perdre la raison.» L’expédient du nuage et de la glace n’a rien de désobligeant pour le spectateur; mais nous trouvons que la fée sinistre abuse un peu trop de sa plume, et qu’elle aspire ouvertement à prendre place parmi nos plus féconds écrivains. La légende a du bon quand on l’emploie avec réserve; mais si l’on substitue trop fréquemment la parole écrite à la parole gesticulée, on finirait peut-être par trouver plus simple d’éclairer le livre tout entier pour en rendre ainsi la prose transparente et lisible, et placer l’explication à côté du tableau.
Ceci soit dit sans vouloir porter la moindre atteinte à la réputation du parrain de cette aimable filleule. Mais il nous permettra de ne pas le suivre dans ses développements. Un ballet se voit, ne se décrit point. La pantomime a d’ailleurs ses bornes, et si elle peut rendre, par l’expression du visage, par l’éloquence du regard et du geste, les sentiments et les passions tels que l’amour, la joie, la douleur, l’aversion, le dégoût, l’épouvante, elle ne peut pas entrer dans certains détails où le langage est indispensable. Quel que soit le talent du mime, il arrive un moment où sa pensée devient incompréhensible. Toutes les fées du monde n’y peuvent rien. M. de Saint-Georges le sait aussi bien que nous.
Cependant, si la pantomime n’a pas fait et ne saurait faire de progrès, l’art du décorateur est arrivé de nos jours à une perfection qu’on ne soupçonnait pas autrefois. Ce ne sont plus des toiles grossièrement barbouillées, des nuages de carton, des arbres qui n’existent pas, des horizons impossibles. Aujourd’hui le décorateur n’a presque rien à envier au paysagiste. Ces grands tableaux qui se déroulent sur la scène, aux yeux d’un public émerveillé, sont traités avec autant de soin, de patience et d’amour que des toiles de chevalet. Les ciels sont d’une transparence et d’une limpidité admirables; des arbres au tronc vigoureux, rempli de séve et de vie, font éclater leur feuillage vert comme dans les plus charmantes études de Salvator et de l’Albano; les différentes couches du sol sont rendues avec une vérité frappante; la lumière, adroitement ménagée, éclaire tantôt d’en bas, tantôt d’en haut, tantôt de côté, ces immenses paysages, et l’on obtient, par des procédés très-simples, des effets d’optique surprenants et nouveaux.
J’aime beaucoup le premier décor. Il est simple, bien dessiné, bien réussi. La toile de fond en est charmante. C’est une colline aux pentes douces et d’un vert tendre, coupées de petits sentiers qui aboutissent à l’église du village.
Comme vous le pensez bien, dans un ballet féerique il s’opère toutes sortes de prodiges. Tantôt c’est un pan de mur qui s’écroule pour laisser voir une jeune fille à sa toilette et le prince, pâmé d’amour, à ses pieds; tantôt c’est un sénéchal qui s’engloutit dans l’abîme ou la vieille fée qui surgit du fond d’un puits. Telle jeune personne qui, pour éviter à son amant le malheur de devenir fou en la regardant, s’est précipitée par la croisée, soulevée par un coin de son voile, est emportée vers le ciel. Mais, de tous ces vols, de toutes ces métamorphoses, de tous ces changements à vue, le plus heureux me paraît celui d’un petit miroir qui s’élargit peu à peu et devient une glace magnifique où la filleule des fées peut se mirer de la tête aux pieds. Tout cela s’exécute avec beaucoup de rapidité, beaucoup d’adresse, et l’image réfléchie par la glace est d’une illusion parfaite.
La vue du parc éclairé par la lune a obtenu tout le succès qu’elle méritait. C’est un fort beau décor, parfaitement arrangé. Ce jet d’eau naturel qui s’élève au milieu du bassin et retombe en pluie argentée, cette lumière électrique, projetant sur la scène, avec une intensité très-vive et très-puissante, ces ombres vigoureusement accusées, ces statues dont le marbre vivant s’émeut sous la pression de l’air et frissonne aux caresses de la brise, ces jeunes femmes à moitié nues groupées dans des poses gracieuses, le murmure et le grésillement de l’eau se mêlant aux accords d’une musique douce et voilée, tout cela donne à ce tableau nocturne un cachet de vérité et de mystère que nous avons vu s’évanouir à regret, quand la clarté du lustre vient balayer d’un seul coup les illusions et les rêves.
La grotte du troisième acte me paraît lourde, fâcheuse à l’œil et creusée, si l’on peut dire ainsi, à grands coups de pioche; mais ce que l’on ne saurait pardonner à des hommes qui ont donné d’ailleurs tant de preuves de talent, c’est ce pâté de nuages qui précède la grande apothéose. MM. Cambon, Thierry et Despléchin ont dû céder, nous l’affirmerions presque, à une influence de mauvais goût dont on voit percer les traces dans le nouveau ballet. On dit que Perrot lui-même a été souvent forcé de plier devant cette volonté fantasque et taquine qui s’impose à tous et à tout dans les plus minutieux détails et qui, pareille au liége, finit par surnager sur tout ce qui l’entoure, en raison même de sa légèreté et de son inconsistance. Quoi qu’il en soit, on a bien fait de supprimer les danses qui se passaient dans ces affreux nuages, et qui avaient le grave inconvénient de laisser trop longtemps exposée à la vue du public cette énorme brioche coupée en deux par le couteau des fées.
Le paradis final, avec ses gloires, ses festons, ses pyramides, ses pierreries et ses lumières étincelantes, ne manque pas de mouvement et d’éclat. Mais nous sommes un peu de l’avis de l’abbé Galiani, qui préférait au soleil de Londres la lune de Naples. Nous préférons à ce grand soleil jaune, dont les rayons tournants ont plus d’une fois éclairé les féeries du boulevard du Temple, le charmant clair de lune qui répand sa lumière argentée sur le tableau du second acte.
J’ai nommé Perrot tout à l’heure; c’est à lui qu’appartenait le soin de dessiner les groupés et de régler les danses du nouveau ballet. Perrot s’est fort bien acquitté de sa tâche. La chorégraphie ne consiste pas seulement à inventer un pas, à tracer des attitudes et des poses, à fixer le nombre des variations et des échos. C’est surtout l’art de bien partager les masses, de les présenter au public d’une manière agréable et variée, de ne point choquer les règles de la perspective et de l’optique par des rapprochements bizarres, par des lignes disgracieuses ou heurtées, de dénouer avec habileté et avec adresse tout cet enchevêtrement de bras et de jambes qui envahit par moments le milieu de la scène, de faire manœuvrer avec précision, avec ensemble, une armée nombreuse, indisciplinable, de figurants, de comparses et de machines, qui ne sont souvent, je parle des machines, ni les plus entêtées, ni les moins intelligentes. Perrot, qui n’en est pas à son coup d’essai, est venu à bout de toutes ces difficultés, dont ne se doutent même pas les chorégraphes vulgaires. Les danses, sans prétendre à l’originalité, sont jolies pour la plupart; les groupes sont arrangés avec beaucoup d’art et de goût. Perrot mérite aussi des éloges pour la manière tout à fait remarquable dont il a mimé le rôle du frère de lait de la protagoniste. Il en a bien saisi le côté comique et le côté sentimental. Mais je ne sais si le public a éprouvé le même sentiment de contrariété et d’inquiétude que nous avons ressenti tout le temps qu’a duré le spectacle. Quand on voit Perrot sur la scène et qu’on se souvient qu’il a été un si admirable danseur, un des premiers danseurs de ce temps-ci, quand on le voit lever le pied et se mêler aux groupes, on croit, à chaque instant, qu’il va danser: mais Perrot ne danse plus, hélas! Un accident à jamais regrettable a brisé sa carrière, et la joie qu’on se promet sans cesse de lui voir reprendre son essor et sa légèreté d’autrefois, est suivie d’une déception cruelle et poignante. Le mime, si parfait qu’il soit, fait regretter le danseur.
Les costumes du nouveau ballet laissent beaucoup à désirer, non pas certes que l’administration de l’Opéra ait voulu ménager le galon et l’étoffe. Le satin, le velours et la gaze ont été distribués d’une main libérale et prodigue. Seulement nous espérions que le moins jeune des directeurs, qui s’est occupé si longtemps de corsages et de jupes, et dont personne n’a jamais décliné la compétence en pareille matière, aurait trouvé quelque chose de neuf, de gracieux, de léger pour une circonstance où il se proposait, dit-on, de montrer tout son savoir. Comment! pas même un nouveau costume de fée! Évidemment l’imagination de M. Duponchel est sur le déclin. Nous apprendrions sa retraite, que cela ne nous étonnerait pas; mais cela ne nous rendra pas injuste envers le passé de cet habile architecte, qui pourrait en remontrer sur le maillot à Michel-Ange et à Vitruve, et qui a été souvent plus heureux et mieux inspiré pendant sa longue carrière.
La musique est remplie de jolis motifs, de mélodies faciles, bien écrite, bien appropriée aux danses qu’elle doit soutenir. Elle sort de l’atelier d’un maître qui s’y connaît. On a trouvé que dans certains passages il y avait peut-être abus de clochettes et de timbres. Les mauvais plaisants, qui ne manquent jamais au foyer, surtout le soir des premières représentations, ont prétendu que ce tintement métallique rappelait un peu les magasins de pendules. Si nous reproduisons ce propos, c’est pour en faire justice. Nous trouvons au contraire que l’emploi de la petite flûte, du tambour et du fifre, a ajouté à certaines parties du ballet beaucoup de vivacité et d’entrain, et que les quelques notes d’harmonica qui sont venues se mêler à l’orchestre, ont produit sur les spectateurs l’impression la plus agréable.
Nous avons si souvent fait l’éloge de Mlle Carlotta Grisi, que, s’il n’était dans la destinée des feuilletons de mourir une heure après qu’ils paraissent, les articles que nous avons écrits sur cette habile danseuse, formeraient, réunis ensemble, un assez gros volume. Certes, Carlotta Grisi a le pied brillant, plus brillant peut-être qu’aucune danseuse d’école. Perrot, son premier maître, et qui connaît son talent de longue date, en a tiré tout le parti possible et l’a laissée constamment en scène depuis le commencement jusqu’ à la fin du ballet. Mais si la danse y a gagné, la pantomime n’en-a-t-elle pas souffert, et Perrot ne s’est-il pas montré sans pitié pour son élève? C’est à Perrot lui-même que nous en appelons. Et d’ailleurs, pourquoi ne l’avouerions-nous pas, tout en reconnaissant les qualités si louables de Mlle Grisi? Nous avons été gâté par Fanny Cerrito, par cette belle et prestigieuse personne qui s’emparait, par une sorte de fascination magnétique, de l’imagination et des sens, par ces beaux bras, par ces épaules éclatantes, par ce corsage aux contours si harmonieux et si purs, par cette danse voluptueuse et enivrante non pas des pieds et des jambes exclusivement, mais de tout le corps, et si nous comparons; malgré nous, nos souvenirs d’hier à nos impressions d’aujourd’hui, nous voyons d’un côté cette fille de marbre avec sa grâce, son élégance, sa beauté, sa morbidezza et son charme irrésistible; de l’autre deux petits pieds très-agiles, très-savants, très-jaseurs, deux petits pieds de fée, mais rien que deux petits pieds.
16 octobre 1849.