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THÉATRE DE L’OPÉRA: Reprise du PROPHÈTE. —LA FÉE AUX ROSES. — Rentrée et débuts: Mlles GRIMM, DARCIER, LEFEBVRE. — NÉCROLOGIE: STRAUSS. — CHOPIN. — CARNAVAL.

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Le Prophète de M. Meyerbeer entre dans la seconde phase de sa brillante carrière. Joué dans une saison très-avancée, ce grand et sérieux ouvrage a triomphé tout d’abord des épidémies, des émeutes, des fléaux du ciel et de la terre. Mais pendant les fortes chaleurs et après le départ des artistes qui avaient créé les principaux rôles, les représentations ont dû être suspendues, malgré le chiffre élevé des recettes, car le maëstro n’a pas voulu, et en cela nous sommes de son avis, que son œuvre fût gâtée par des chanteurs secondaires, des doublures, comme on dit en argot de coulisses. Le Prophète a donc été repris, l’autre soir, avec tous ses premiers interprètes (à l’exception d’Euzet, remplacé par un débutant), qui tous ont rivalisé de talent et de zèle pour se rendre dignes de la confiance absolue dont on les avait honorés.

Jusqu’ici l’on peut dire que les beautés de l’ouvrage n’ont été réellement comprises que par les intelligences d’élite, par les musiciens de profession, par les oreilles exercées. Le public a été frappé par la pompe et la majesté du spectacle, par le caractère imposant de la musique, par l’explosion savamment ménagée des grandes masses vocales et instrumentales. Mais la pureté du dessin, la délicatesse et la sûreté de la touche, la perfection et le fini du travail n’ont pas encore été bien appréciés. Ainsi, lorsque l’on entre dans une cathédrale au style noble et sévère, la première impression qu’on éprouve, c’est le sentiment de la grandeur et de l’harmonie qui règne dans les différentes parties du monument. Mais ce n’est que longtemps après qu’on saisit les beautés de détail, qu’on remarque les chapiteaux, les colonnes, les vitraux, les sculptures, les ornements de toute sorte, qui concourent à l’effet principal et forment ce merveilleux ensemble.

De même pour le Prophète. Plus on entend la partition du maître, plus on admire l’élévation des pensées, l’ampleur et l’égalité du style, la richesse et l’éclat des couleurs qui distinguent cette vaste composition. Le beau choral du premier acte, si rempli de menaces comprimées, de haines sourdes et de superstitieuse terreur; le charmant duo des deux femmes, fraîche et délicieuse rêverie; le songe si admirablement nuancé ; le grand quatuor où Jean de Leyde fait ses adieux à sa mère endormie; les airs de danse, véritable joyau de mélodie et de grâce; le trio bouffe, un des plus beaux morceaux de caractère qui soient au théâtre; le chœur de la révolte et l’hymne triomphal, et tout le quatrième acte, où il n’y a pas une note qui ne soit à sa place; et la grande scène de la prison, empreinte d’une passion si profonde, d’un élan si sublime; et chaque morceau enfin, chaque page de cette œuvre magistrale, à mesure qu’on en déroulait les beautés devant un auditoire attentif, étaient salués de longs et unanimes bravos.

L’exécution et la mise en scène n’ont rien laissé à désirer. Roger, qui, depuis son retour, n’avait chanté que la Favorite, a fort bien rendu dans toutes ses nuances le rôle si difficile et si important du prophète. Il a mis en relief les parties tendres et les parties énergiques, le côté rêveur et le côté sauvage et fanatique, avec ce soin religieux qu’il apporte dans l’interprétation des œuvres qu’on lui confie.

Mme Viardot, dans le rôle de Fidès, a été aussi très-bruyamment applaudie. Mme Castellan, Levasseur, Gueymard, Brémond, le débutant Ginebrelle, qui remplaçait Euzet, tous les artistes enfin, sans en excepter l’orchestre et les chœurs, ont fait complétement leur devoir et méritent plus ou moins d’éloges, selon l’importance du rôle dont on les avait chargés. La danse a fort bien marché ; le divertissement des patins a obtenu son succès ordinaire. Il n’y a que deux patineurs, un petit et un grand, qu’un excès de zèle a perdus. Le grand est tombé sur le nez, le petit sur son séant: tous les deux ne se sont fait aucun mal, et cet incident burlesque n’a contrarié que M. Duponchel.

La Fée aux Roses, dont les représentations, si brillantes et si suivies avaient été brusquement interrompues par une indisposition de Mme Ugalde, vient de reprendre le cours de ses triomphes. On ne saurait peindre le désappointement du public lorsqu’ on apprit que la charmante artiste, sans avoir couru de sérieux dangers, serait forcée de rester chez elle jusqu’à nouvel ordre de la Faculté. La salle était louée longtemps d’avance. Les porteurs de billets, qui s’étaient promis une fête et qui ne trouvaient qu’une déception, s’en retournaient dans une tristesse morne dont l’expression ne laissait pas d’être comique. On avait beau leur dire qu’après tout, le malheur n’était pas bien grand, que leur plaisir ne serait retardé que de quelques jours, que l’accident dont Mme Ugalde avait raison de s’affliger délivrait le théâtre et les auteurs d’un terrible souci; le public ne voulait rien entendre. — Vous en parlez bien à votre aise, disaient ces spectateurs du sixième jour, vous, les heureux du monde, qui avez le droit d’assister, dans une bonne loge, à toutes les premières représentations. Voilà bientôt deux semaines que nous grillons d’impatience. Tout ce qu’on dit, tout ce qu’on écrit sur ces merveilles ne fait qu’irriter nos désirs. Et lorsqu’enfin notre tour arrive, nous tombons sur les Rendez-vous bourgeois. C’est une plaisanterie atroce, une amère dérision!

Heureusement, les voilà consolées, ces ombres plaintives, arrêtées sur les bords de l’Achéron après avoir payé l’obole qui devait les faire transporter sans délai sur l’autre rive! Voilà le pas franchi; plus de retard, plus d’obstacle! Le rideau se lève aux bruits d’applaudissements prolongés, et bientôt la Fée aux Roses paraît dans tout l’éclat de sa jeune gloire, dans toute la force, la fraîcheur et la séve de son beau talent. La voici! c’est bien elle! ce sont là ses traits si brillants et si hardis, son imprévu plein de grâce et d’abandon, sa verve inépuisable et sa triomphante audace! Et comme autour de cette jeune femme si heureuse et si gaie, tout se réjouit, tout s’illumine d’une clarté nouvelle! Avec combien de zèle et de fraternel empressement ses camarades la secondent, plus fiers, dirait-on, des bravos qu’elle obtient que de leur propre succès!

Audran reprenait aussi, ce soir-là, son rôle du prince, qu’un enrouement, suivi de fièvre, lui avait fait quitter à la deuxième représentation. Mais on avait paré promptement à ce premier contre-temps. Boulo, dont je parlerai tout à l’heure à propos de la Sirène, et dont les progrès rapides méritent les plus grands encouragements, avait appris le rôle pendant la nuit, et, par un tour de force étonnant, il l’a joué et chanté d’une façon remarquable. Il a soupiré sa romance avec une pureté et une douceur si grandes, qu’après trois salves d’applaudissements, le public ne paraissait pas convaincu de lui avoir donné assez de marques de satisfaction et de faveur. Ceci soit dit sans vouloir blesser l’amour-propre de personne, et sans diminuer en rien le mérite d’Audran, qui, très-souvent, placé dans les mêmes circonstances, a rendu le même service au théâtre avec une modestie et un dévouement dont on ne saurait trop le féliciter.

Et d’ailleurs M. Perrin n’est pas un de ces hommes que le moindre accident déroute et accable. Il a plusieurs cordes à son arc, plusieurs ouvrages fort bien montés à son répertoire. Aussi, que de jeunes et jolies femmes, que de talents nouveaux ou justement aimés du public, n’a-t-il pas fait défiler, en quelques jours, sur la scène qu’il administre! Ne dirait-on pas un général habile qui passe en revue ses troupes et se complaît de leur bonne mine et de leur excellente tenue? M. Perrin prend son bien où il le trouve: chez ses voisins, au Conservatoire, en province, et ne craint de s’imposer aucun sacrifice pour attirer du monde à l’Opéra-Comique. C’est que M. Perrin, voyez-vous, est un directeur novice et fort simple d’esprit. Il faut une bien longue pratique du théâtre et un génie transcendant pour se persuader qu’on peut faire de l’argent sans pièces, sans musique et sans artistes.

Les débuts et les rentrées se sont succédé à l’Opéra-Comique presque tous les soirs. Nous avons revu d’abord Mlle Grimm, la jolie transfuge aux épaules de marbre, aux cheveux couleur de soleil. Après une excursion de quelques mois dans les parages de la rue Lepelletier, Mlle Grimm est revenue tout simplement, et elle a très-bien fait, à son premier théâtre. Les portes se sont ouvertes à deux battants devant l’enfant prodigue. On n’a point tué de veau gras; c’était un vendredi, je pense, et M. Perrin n’est pas un mécréant. Toujours est-il que Mlle Grimm a été la bien venue et la bien fêtée. En attendant qu’on lui commande de nouveaux rôles et de belles robes neuves, faites à sa taille, il fallait bien lui donner un rôle et un costume quelconque. On l’a priée de choisir dans la riche garde-robe de Mme Ugalde, et Mlle Grimm, après bien des excuses et bien des façons, comme il convient à une jeune personne parfaitement élevée, a pris la jolie coiffure de sequins et la jupe aux couleurs voyantes de la Gitana des Monténégrins. Ainsi vêtue, un peu au hasard et à la hâte, la nouvelle Bohémienne a eu grand’peur et a dit son air en tremblant. Mais dans la scène de l’apparition et dans le beau trio du dernier acte, Mlle Grimm, complétement rassurée, a été très-belle et très-applaudie. Personne ne dit mieux qu’elle: Je t’aime!..... au théâtre, bien entendu. Mlle Grimm peut, sans aucun doute, être très-utile à l’administration et aux auteurs; mais il faut qu’elle s’efforce d’être égale et de vaincre certaines défaillances qui paralysent tout à coup ses moyens.

J’ai fait une rude guerre aux défauts de Mlle Darcier, à sa grâce un peu minaudière, à ses frissons nerveux, à ses mouvements d’épaule qui ressemblaient à un tic. Je puis donc, sans être accusé de flatterie, vanter ses qualités si rares et si précieuses, sa sensibilité profonde, son expression, sa chaleur. L’absence n’a pas fait de tort à la jeune cantatrice. La voix de Mlle Darcier n’a rien perdu de son mordant, de sa force; elle a plutôt gagné en étendue et en volume. Mlle Darcier, par un dévouement qui l’honore, n’a pas attendu, pour faire sa rentrée, le nouveau rôle que Grisar a écrit pour elle. Une camarade s’est trouvée indisposée; le directeur avait besoin d’une artiste qui dédommageât le public; Mllle Darcier n’a pas hésité. Elle a reparu modestement dans le rôle, charmant d’ailleurs, de Rose-de-Mai, qui en était à sa centième représentation. Il est impossible de déployer plus d’âme, de mélancolie, de passion touchante et vraie, que ne l’a fait Mlle Darcier d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Elle avait des larmes dans la voix, et les spectateurs attendris oubliaient de battre des mains pour pleurer avec elle.

Nous avons signalé dernièrement à l’attention des directeurs une élève très-distinguée du Conservatoire qui a remporté plusieurs prix de chant aux concours de cette année. M. Perrin s’est empressé d’engager cette jeune artiste, et bien lui en a pris, car elle a déjà obtenu deux succès dans la Sirène et dans la Part du Diable. Mlle Lefebvre (c’est d’elle que nous voulons parler) a une voix de soprano très-sympathique et très-pure. Elle chante avec beaucoup de goût, d’agilité et de charme. Elle est de plus bonne comédienne, et depuis que nous l’avons vue au Conservatoire, elle a fait d’incontestables progrès. Je n’en voudrais pour preuve qu’un défaut de prononciation qui m’a choqué alors, et qui, grâce au travail persévérant de Mlle Lefebvre, est devenu presque insensible aujourd’ hui. J’aime mieux la débutante dans le rôle de la Sirène que dans celui de Carlo. Les habits masculins ne lui vont pas aussi bien que le joli costume de paysanne napolitaine. Ensuite, il me semble que le rôle de Carlo exige plus d’énergie, plus de verve, un côté poétique et brillant qui manque jusqu’ici au talent de Mlle Lefebvre. A vrai dire, personne n’a rempli ce rôle à notre gré ; et les différentes cantatrices qui s’y sont essayées nous ont laissé plus ou moins froid et désappointé. Dans la Sirène, au contraire, Mlle Lefebvre a été charmante. Elle joue avec un naturel exquis et vocalise à ravir.

Boulo avait une lourde tâche, et j’ai tremblé pour lui lorsque je l’ai vu aborder un des meilleurs rôles de Roger. Mais Boulo s’est tiré à merveille de ce pas difficile. Il a dit surtout son largo: Brille sur la nature, avec une douceur, une simplicité et une grâce, qui lui ont valu de nombreux applaudissements. Jourdan, qui se multiplie par un zèle infatigable et trouve moyen de jouer tous les soirs, est fort bien sous l’uniforme d’enseigne. Seulement, je crois qu’il a tort de laisser tomber son manteau sournoisement sur le toit d’une auberge pour embrasser sa fiancée plus à l’aise. Les toits ne sont pas des vestiaires où l’on dépose sa canne et son parapluie. Que Jourdan garde son manteau s’il a froid, bien que le climat de Naples ne soit guère très-rigoureux, et si son manteau le gêne, qu’il le dépose tout simplement sur une chaise: c’est plus naturel.

Grignon est excellent dans le rôle de Barbaja, le célèbre entrepreneur, et Ricquier, dans celui du duc de Popoli, atteint le sublime du ridicule, du grotesque et de l’imbécile. Et cependant, que l’acteur me pardonne, je connais bien des ducs napolitains qui rendraient des points à Ricquier.

L’automne a été rude aux musiciens. Il y a quelques jours à peine, le peuple de Vienne, oubliant les malheurs de la patrie pour un deuil privé et, pour ainsi dire, de famille, suivait en larmes le cercueil de Strauss, et plaçait à côté du cadavre, sur un coussin noir, le violon de l’artiste avec ses cordes détendues... triste et touchant emblème! Et voilà que nous perdons ce pauvre Chopin, le poëte du piano, comme on l’a justement appelé, un des plus charmants génies de ce temps-ci. Depuis deux ou trois ans, il marchait comme une ombre parmi les vivants. Le front pâle, les joues amaigries, le regard triste et profond, il semblait dire à ses amis: Je ne resterai pas longtemps avec vous! C’était une âme rêveuse, poétique et tendre, qui ne s’épanchait que dans la solitude et dans le recueillement. Quand ses doigts effilés, presque diaphanes, erraient mélancoliquement sur les touches d’ivoire, il s’échappait du clavier frémissant des murmures et des plaintes d’une suavité ineffable. Ses mélodies n’étaient que des soupirs, ses accords une aspiration vers le ciel. Il jouait rarement en public et ce n’est qu’avec une répugnance extrême qu’il s’exposait aux applaudissements de la foule. J’ai de lui une lettre charmante où il me priait d’assister à un concert qu’il donna dans la salle d’Érard. Malheureusement je ne pus me rendre à cette invitation cordiale et presque fraternelle, car nos soirées ne nous appartiennent pas à nous autres greffiers des plaisirs publics. Quelque temps après, je le rencontrai à Londres chez un de nos amis communs. Mme Viardot et sa cousine, Mlle de Mendi, qui étaient de cette soirée intime, chantèrent des duos espagnols et des ballades d’une grâce ravissante. Chopin, qui s’y était refusé d’abord, consentit à se mettre au piano. Pendant deux heures il nous tint sous un charme inexprimable. Aucun de nous n’osait respirer.

Frédéric Chopin était né aux environs de Varsovie. Son premier maître de piano fut un vieux Bohême nommé Zywni. Proscrit dès sa première jeunesse, il erra pendant quelque mois de Vienne à Munich, et vint se fixer à Paris vers la fin de 1831. Son apparition fit événement dans le monde musical. On n’avait jamais entendu jouer de la sorte. Sa manière n’appartenait qu’à lui. Ses compositions, d’une originalité et d’une délicatesse rares, ne sauraient être exécutées que par celui qui les avait rêvées. Il laisse un grand nombre de fantaisies, de rondos, de valses, de mazurkas, mais quelle est la main téméraire qui osera toucher à ce précieux héritage? C’était l’âme de Chopin qui vibrait dans ces notes immortelles, et l’âme de Chopin s’est envolée.

Maintenant, nous sera-t-il permis de donner quelques regrets à un tombeau moins illustre, mais qui n’en réveille pas moins pour nous de touchants souvenirs? Tout Paris a connu ce bon vieillard, à la figure douce et régulière, aux cheveux blancs, à la barbe grise, vêtu de couleurs vives et criardes. Dans les beaux jours, il se promenait sur les boulevards; le soir, on le voyait aux premières représentations du Théâtre-Italien, dont il était très-friand. Voici son costume de gala: une petite veste rouge éclatante, un pantalon rouge, un gilet rouge et des pantoufles rouges aussi. Autour de son cou flottait une décoration inconnue, un grand cordon bleu moiré. Son chapeau mérite une description particulière. C’était un chapeau de paille à larges bords et à fond évasé, orné d’un large ruban brodé de perles et d’une couronne de roses artificielles, enjolivé de chaînettes d’acier, de grains d’Amérique, de verroteries, de clinquant, des ornements chéris des sauvages. C’était là son grand uniforme. Les autres jours, il s’habillait indifféremment en bleu, en jaune ou en vert, mais il avait soin que les différentes pièces de son étrange costume fussent parfaitement assorties. Jamais il n’aurait mis un gilet pistache avec un habit coquelicot. Ses couleurs pouvaient bien crier, mais elles ne juraient pas ensemble.

Cet homme s’appelait Carnaval, tant il est vrai que les noms sont souvent prédestinés! Son frère, le chanoine Carnaval ou Carnavale, comme cela s’écrit en italien, était un des théologiens les plus savants et les plus estimés de la Calabre. Celui qui vient de mourir à Paris avait cultivé, dès son jeune âge, la poésie et la musique. Arrêté avec Cimarosa en 1789, il fut jeté dans un cachot et condamné à mort. Mais, grâce à une protection mystérieuse, sa peine fut commuée en un exil perpétuel. Carnaval arriva à Marseille dans un dénûment complet. Plusieurs de ses compatriotes lui offrirent leur bourse; mais le jeune émigré, dont la caractère fut toujours d’une fierté extrême et d’une susceptibilité presque maladive, refusa net et voulut se créer quelques ressources en donnant des leçons d’italien.

Comment sa folie a-t-elle commencé ?—si cela peut s’appeler une folie de ne pas aimer les habits de couleur sombre, — je n’ai jamais pu le savoir au juste. On m’a dit que la perte d’une femme qu’il adorait, l’avait fait tomber dans une mélancolie profonde; qu’il avait écrit d’abord à sa bien-aimée défunte des lettres fort touchantes et qu’il était allé les déposer lui-même sur le tombeau de sa maîtresse, en la priant de vouloir bien lui répondre; qu’après avoir attendu vainement, comme on le pense, il se mit à éclater de rire et, jetant loin de lui ses habits de deuil, il adopta ce costume étrange auquel il est resté fidèle jusqu’à la fin de sa vie.

Le premier jour où Carnaval se montra en plein Paris, dans son accoutrement pittoresque, il fut suivi d’une foule énorme. Le second jour, les curieux diminuèrent; le troisième jour son cortège ne se composa plus que de quelques badauds entêtés; au bout de quelque temps on finit par ne plus y faire attention. Je lui demandais dernièrement s’il avait envie de revoir son pays. Eh! mon Dieu, me dit-il, croyez-vous qu’on m’y laisserait tranquille? Il m’a fallu dix ans pour faire l’éducation des gamins de Paris!

Carnaval était, poulies choses de la vie, d’une délicatesse rare et d’une probité exemplaire. Il faisait trois parties du peu d’argent qu’il gagnait avec ses leçons: la première était pour les pauvres, la seconde était destinée à sa nourriture, et la troisième à sa toi lette, c’est-à-dire à l’achat de ses étoffes, car il coupait et cousait lui-même ses habits et ses chaussures. C’était là tout son luxe, comme il me l’a souvent avoué. Il se ruinait en taffetas jonquille et en velours ponceau!

Son ordinaire était des plus simples, et il le préparait de ses propres mains: un peu de riz, quelques pommes de terre, rarement de la viande, jamais de pain. Il prétendait que quand on se nourrit de pain, tout ce qu’on mange avec prend le goût du pain, et que le palais blasé par cet aliment monotone, ne distingue plus la saveur des autres mets.

Il couchait tout habillé dans un fauteuil, et se levait, été comme hiver, à quatre heures du matin. Lorsqu’il se sentait devenir malade ou que sa raison s’altérait aux approches des grandes chaleurs, il prenait le chemin de l’hospice et priait les médecins de le garder jusqu’à ce que son accès de fièvre ou de folie fût passé.

Une année, sa maladie se prolongeant plus que de coutume, il tomba dans une détresse affreuse. Ses amis, pour adoucir sa position, sans blesser sa fierté, confièrent au médecin qui le soignait le produit d’une souscription qu’ils avaient faite entre eux, ayant bien soin de prier le docteur de ne pas dire d’où lui venait cet argent. Mais ils avaient compté sans Carnaval. Dès qu’il eut repris l’usage de sa raison, il obséda tant son médecin, il pria, il supplia avec tant d’insistance et un chagrin si vrai, que le médecin, pour lui épargner une nouvelle atteinte de folie, fut obligé de lui tout avouer. Alors par des efforts sublimes d’économie, de patience et de travail, Carnaval amassa sou par sou, tantôt dix, tantôt quinze francs, et dès que ces bienheureuses pièces d’argent rayonnaient dans la main du pauvre monomane, il s’en allait joyeux, léger, dansant, chez un de ses bienfaiteurs, et, s’acquittant de sa petite dette, il écrivait sur le papier qui contenait la somme: Avec les remercîments sincères de M. Carnaval.

Il ne croyait pas à la mort; c’était là une de ses plus douces folies. Pour lui, les hommes d’un certain mérite, surtout les artistes, ne mouraient pas, ils disparaissaient pour quelque temps, voilà tout. Ils continuaient à vivre sur la terre, et se promenaient parmi nous, invisibles au commun des vivants; mais se révélant en chair et en os aux âmes sympathiques et croyantes. Ainsi, il lui arrivait souvent de dire: Je viens de rencontrer Bellini ou Mozart, ou madame Malibran; ils m’ont dit telle chose et telle chose; je leur ai répondu qu’il fallait prendre patience, etc. Un jour, comme je lui donnais quelques signes d’incrédu- lité, Carnaval me prit la main avec force, ses yeux s’humectèrent, sa voix devint vibrante, et il me dit avec un accent que je n’oublierai jamais:

— Me croyez-vous par hasard un malhonnête homme? Ai-je jamais menti? ma vie n’a-t-elle pas toujours été pure et sans tache? ai-je donné le droit à quelqu’un de douter de ma parole?

Je me hâtai de le rassurer.

— Eh bien! donc, poursuivit-il, quand je vous dis, quand je vous jure sur ma parole d’honneur que je viens de voir Cimarosa comme je vous vois, et qu’il vient de me parler, pourquoi me faites-vous l’offense d’en douter?

Il s’est éteint doucement comme il avait vécu. Quelques passants qui l’avaient vu tomber sur le trottoir, s’empressèrent autour de lui. Carnaval ne donnait plus signe de vie. On le transporta à l’hospice Beaujon. Son agonie ne fut qu’un long assoupissement.

Le lendemain, la femme d’un de nos plus célèbres artistes, Mme Lablache, alla demander des nouvelles du malade.

— Il est mort, dit le portier de l’hospice.

Pauvre Carnaval! Il pourra causer désormais avec ses chers immortels, et pas une voix, pas une âme dans le monde de lumière et de vérité qu’il habite ne fera plus entendre à ses oreilles ces cruelles paroles: cet homme est fou!

31 octobre 1849.

Les grands guignols

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