Читать книгу Histoire de la vie et de l'administration de Colbert - Pierre Clément - Страница 13
Оглавление«La confiance que nous avons en votre personne, éprouvée pendant six années en fonction, la prudence et le zèle que vous avez fait connaître, l'assiduité et la vigilance que vous avez apportées en votre place, l'expérience que vous y avez acquise, et l'épreuve que nous avons faite de votre conduite en cet emploi et en plusieurs autres occasions pour notre service nous donnent toutes les assurances que non-seulement il n'est pas nécessaire de partager les soins de cette charge et de vous en soulager par la jonction d'un collègue, mais aussi qu'il importe au bien de notre État et de notre service, pour la facilité des affaires et la promptitude des expéditions, que l'administration de nos finances ne soit pas divisée, et que, vous étant entièrement commise et à vous seul, Nous en serions mieux servis et le public avec Nous[13].»
Il n'était pas possible, on le voit, de recevoir des lettres d'investiture plus flatteuses et plus brillantes. Au surplus, bien avant la mort de son collègue, Fouquet était déjà chargé des fonctions les plus importantes de la surintendance, c'est-à-dire du recouvrement des fonds. Servien n'avait dans ses attributions que la dépense. Or, le recouvrement des fonds présentait souvent, à cette époque, des difficultés inouïes; car, les revenus de l'État étant d'ordinaire dépensés deux ou trois ans à l'avance, il s'agissait de décider les financiers, traitants et partisans, à prêter des sommes considérables sans garantie bien certaine et sous la menace incessante d'une banqueroute. Il y en avait eu une très-fâcheuse en 1648, le cardinal Mazarin ayant fait donner aux créanciers de l'État des billets payables sur des fonds depuis longtemps épuisés, ce qui était une véritable dérision et le plus sûr moyen de rendre les financiers encore plus exigeants, lorsqu'on aurait de nouveau besoin d'eux. Par malheur, grâce aux dépenses de la guerre, à l'insatiable avidité de Mazarin, à l'impéritie et à la cupidité des surintendants ou de leurs commis, enfin à la disproportion constante entre les recettes et les dépenses, les financiers, auxquels de temps en temps on faisait rendre gorge, que l'on emprisonnait, que l'on pendait parfois, étaient les hommes les plus nécessaires, les plus recherchés du pays. Ils avaient en quelque sorte entre leurs mains les résultats de la guerre, le triomphe ou la défaite; ils le savaient, en abusaient, et, on ne saurait trop le redire, les abus engendrant les abus, tous ceux qui avaient affaire aux financiers, s'inspirant le mieux possible de leurs exemples, dilapidaient, gaspillaient, s'enrichissaient comme eux, à qui mieux mieux.
En 1653, époque à laquelle Fouquet fut appelé à la surintendance des finances conjointement avec Servien, sa fortune personnelle s'élevait, d'après sa propre estimation, à 1,600,000 livres, y compris la valeur de sa charge de procureur général, sur laquelle il devait encore plus de 400,000 liv. De 1653 à 1661, son emploi de surintendant lui rapporta, d'après son aveu, 3,150,003 liv., à peu près 400,000 liv. par an. En outre, il fut reconnu, au moment de sa disgrâce, qu'il avait emprunté environ 12 millions, et il disait lui-même à ce sujet: «Que mes ennemis se chargent de tous mes biens, à condition de payer mes dettes; je leur laisse le reste.» D'un autre côté, il résulta du dépouillement de ses comptes que Vaux seulement lui avait coûté plus de 9 millions en achats de terrain, constructions, meubles et embellissements. Il avait aussi fait des dépenses considérables à sa maison de plaisance de Saint-Mandé, à sa maison de ville, située à l'extrémité de la rue des Petits-Champs, et aux fortifications de Belle-Isle-sur-Mer, dont il avait acheté le gouvernement de la duchesse de Retz; de plus, il possédait un grand nombre de terres d'une moindre valeur. Les dépenses de sa maison, exagérées sans aucun doute, étaient estimées à 4 millions par an. Enfin, ses ennemis allaient partout répétant qu'il avait des émissaires, des ambassadeurs particuliers dans les principales villes de l'Europe, et qu'il payait de sa propre cassette plusieurs millions de pension à ses amis de la cour et des provinces, et aux personnages les plus puissants du royaume, pour s'en faire des créatures dévouées dans l'occasion. Que ces accusations fussent envenimées, grossies par la malveillance et la calomnie, on n'en saurait douter. Mais, même à voir les choses sans passion, il était évident que Fouquet dépensait des sommes exorbitantes, sans proportion avec la fortune d'un particulier, et que, ni le revenu de ses charges, ni son bien, ni celui de sa femme, n'y pouvaient suffire. D'où venaient-elles donc?
C'est ici le lieu d'expliquer le curieux mécanisme des opérations financières de cette époque, mécanisme plein de complications, machine confuse, surchargée de rouages, mais dont la description est indispensable pour l'intelligence du procès de Fouquet, et sur lesquels on possède, du reste, les renseignements les plus détaillés[14].
Les surintendants des finances n'étaient pas, comme on pourrait le croire, des fonctionnaires comptables recevant et dépensant les deniers de l'État; ils étaient seulement des agents ordonnateurs. Quant à la recette et à la dépense, elles se faisaient chez les trésoriers de l'épargne, seuls agents comptables, seuls justiciables de la Cour des comptes. Le surintendant n'était justiciable que du roi. C'est ce que Fouquet rappelle souvent dans sa défense, et il cite à ce sujet ses lettres de nomination, où il est dit «qu'il ne sera tenu de rendre raison en la Chambre des comptes, ni ailleurs qu'à la personne du roi, dont celui-ci l'a, de sa grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, relevé et dispensé.»
Il ne faudrait pas conclure de là que l'administration des finances du royaume et la gestion du surintendant fussent pour cela exemptes de tout contrôle. Les comptes des trésoriers de l'épargne et le registre des fonds dépensés permettaient de suivre l'ensemble et le détail des opérations. D'abord, l'un des trois trésoriers de l'épargne gérait, à tour de rôle, pendant un an, et rendait les comptes séparément, par exercice. Aucune somme ne pouvait être reçue ou payée pour l'État sans qu'elle fût ordonnancée par le surintendant et portée sur les registres de l'épargne, lesquels ne mentionnaient, il est vrai, que la date des ordonnances et les fonds sur lesquels elles étaient assignées. Mais, en même temps et près du trésorier en exercice, on tenait un autre registre appelé registre des fonds, sur lequel étaient inscrites jour par jour toutes les sommes versées à l'épargne ou payées par elle, avec l'origine et les motifs de la recette ou de la dépense, et les noms des parties. Le registre des fonds n'était pas produit à la Cour des comptes; il demeurait secret entre le roi et le surintendant. Les trésoriers de l'épargne se bornaient à fournir les ordonnances de celui-ci à l'appui de leurs comptes. Quant au registre des fonds, il servait en même temps à contrôler leur gestion et celle du surintendant. En outre, l'agent chargé de ce registre et les trésoriers de l'épargne, étant nommés par le roi, se trouvaient complètement indépendants du surintendant.
Voilà quels étaient les principes et les règles. Il semble, au premier abord, qu'ils devaient prévenir toute malversation, tant de la part du surintendant que des trésoriers et des financiers. On va voir combien cet ordre si bien entendu, si rigoureux en apparence, pouvait comporter d'abus.
Pour qu'une ordonnance fût payable à l'épargne, il ne suffisait pas quelle fût signée par le surintendant; il fallait encore, au bas de l'ordonnance, un ordre particulier émané de lui, indiquant le fonds spécial sur lequel elle devait être payée. Le trésorier de l'épargne ne pouvait et ne devait payer qu'autant qu'il avait des valeurs appartenant au fonds sur lequel l'ordonnance était assignée; mais, comme il n'en avait presque jamais, attendu que les revenus étaient, à cette époque, toujours dépensés deux ou trois ans à l'avance, il donnait, en échange de l'ordonnance, un billet de l'épargne, soit un mandat sur le fermier de l'impôt sur lequel elle était assignée. Ajoutons que, pour la facilité des affaires et des paiements, on subdivisait souvent le montant d'une même ordonnance en plusieurs billets de l'épargne. Il y avait en outre des fonds intacts ou dont les rentrées étaient assurées et prochaines au moment de l'émission des billets qui les concernaient, tandis que les rentrées d'autres fonds étaient éloignées ou même très-hypothétiques. De là résultaient souvent des différences considérables dans la valeur des billets de l'épargne. Les uns étaient au pair, d'autres, plus ou moins au-dessous du pair; d'autres, absolument sans valeur. Cependant, ils émanaient tous de la même source et portaient tous les mêmes signatures. Mais ce qui paraîtra surtout extraordinaire, incroyable, c'est que souvent des billets, complètement dépréciés tant qu'ils étaient entre les mains de quelque pauvre diable, acquéraient leur plus haute valeur en passant dans le portefeuille d'un fermier ou d'un courtisan en faveur, et c'est ici que se faisait le plus odieux, le plus abominable trafic.
En effet, Fouquet et Pélisson conviennent qu'on délivrait souvent, par erreur ou sciemment, des ordonnances trois ou quatre fois supérieures au fonds qui devait les acquitter. On faisait alors ce qui s'appelait une réassignation, c'est-à-dire un nouvel ordre de paiement sur un autre fonds, et quelquefois sur un autre exercice. La même opération se pratiquait pour tous les billets d'une date déjà un peu ancienne qui n'avaient pu être payés sur les fonds primitivement désignés; car plus un billet était vieux, plus il était difficile d'en obtenir le paiement, et il y en avait qui étaient ainsi réassignés cinq ou six fois, toujours sur de mauvais fonds. Mais, je l'ai déjà dit, cela n'arrivait qu'aux gens de rien, aux simples rentiers, aux modestes fournisseurs. Les autres, les traitants, les partisans, les fermiers, ceux qui étaient en état de faire de grandes avances, stipulaient que leurs anciens billets seraient réassignés sur de bons fonds, et l'on acceptait même au pair dans leurs versements de grandes quantités de ces billets qu'ils s'étaient procurés à vil prix.
Mais voici un bien autre abus; les lois du royaume ne permettant pas d'emprunter au-dessus du denier 18, c'est-à-dire à 5 5/9 pour 100, la Cour des comptes ne pouvait admettre ostensiblement un intérêt plus élevé. Cependant, le malheur des temps, la guerre, mais surtout le défaut d'ordre et de probité chez les administrateurs des finances publiques, faisaient qu'on ne pouvait emprunter les moindres sommes à moins de 15 à 18 pour 100, très-souvent davantage. Il fallait donc, pour légaliser l'opération, augmenter artificiellement le titre du prêteur dans la proportion de l'intérêt légal à l'intérêt réel, et établir l'équilibre sur les registres de l'épargne, en délivrant sous des noms en blanc, des ordonnances de paiement qui ne devaient pas être payées. Ces ordonnances étaient nécessaires en outre pour mettre plus tard les traitants à l'abri des recherches qu'on ne leur épargnait pas, sous prétexte d'usure. Quoique fictives, elles étaient néanmoins, comme les autres, scindées et converties en billets de l'épargne pour la commodité du service et la régularisation des écritures. Or, quelquefois, le traité qui avait donné lieu à une ordonnance de ce genre était révoqué, et c'est ce qui arriva, sous l'administration de Servien et Fouquet, pour un emprunt de 6 millions. En pareil cas, les billets de l'épargne faits et signés en vertu de cette ordonnance devaient être rapportés et biffés. Cette fois, bien que l'emprunt n'eût pas eu lieu, on négligea de les biffer et de les annuler. Qu'arriva-t-il? Comme ces billets pouvaient être séparés des ordonnances qui les avaient autorisés, on parvint, au moyen d'assignations et réassignations sur de bons fonds, à déguiser leur origine et à convertir en valeurs réelles des valeurs essentiellement fictives. En un mot, grâce à ce brigandage qui fut avéré, mais dont tout le monde déclina la responsabilité, l'État se trouva finalement obligé de payer un emprunt qui n'avait pas même été effectué. C'est ce même grief qui devint plus tard, sous le nom de l'affaire des 6 millions, un des principaux chefs de l'accusation de péculat dirigée contre Fouquet.
Telle était donc, sans compter les pots-de-vin, qui jouaient, on le verra plus loin, un très-grand rôle dans toutes les transactions du temps, la nature des principaux abus pratiqués plus ou moins ouvertement dans l'administration des finances, lorsque ce surintendant fut appelé à la diriger. Soyons juste à son égard: à l'époque où il parvint aux affaires, la situation était peu rassurante, et de moins habiles, de moins hardis que lui n'eussent pas triomphé à coup sûr des difficultés qu'il rencontra tout d'abord. Non-seulement il n'y avait rien à l'épargne, on y était habitué depuis le ministère du cardinal de Mazarin, mais les revenus de deux années étaient à peu près dévorés, et, malgré ses plus captieuses promesses, le premier ministre n'inspirait plus aucune confiance aux traitants. La banqueroute de 1648 pesait toujours sur le gouvernement, effrayant les esprits et les capitaux. Grâce à l'importance que lui donnait sa charge de procureur général, grâce à sa fortune, à sa réputation d'habileté et à la délicatesse avec laquelle il remplit ses premiers engagements, Fouquet parvint bientôt à procurer à Mazarin tout l'argent que celui-ci lui demandait, et certes il lui en demandait beaucoup. Je n'ai point à m'occuper ici de la politique du cardinal Mazarin, politique patiente, rusée, mais pleine de ressources, petite et mesquine dans les moyens, mais grande par ses résultats, et couronnée enfin par deux succès qui ont fait époque dans l'histoire de nos relations internationales: le traité de Munster et le mariage du roi avec Marie-Thérèse. Mais il faut bien qu'il soit permis de blâmer, comme elle le mérite, l'avidité de ce ministre, de cet étranger, qui, au milieu de la détresse de la France, trouva le moyen de thésauriser, d'entasser sans cesse, prenant de toutes mains, du roi, des traitants, des fermiers, se faisant lui-même l'entrepreneur des fournitures de la guerre, et laissant, en fin de compte, une fortune de 50 millions à ses héritiers. Voilà l'homme que Fouquet contracta l'obligation de satisfaire en arrivant aux finances, et il faut lui rendre cette justice de dire que jamais ni les intérêts de la guerre, ni le soin des négociations diplomatiques ne périclitèrent un instant faute d'argent. Un trait particulier de l'histoire du temps, c'est que les financiers voulaient bien avancer des sommes considérables à Fouquet, mais non à Mazarin, au gouvernement. L'homme privé inspirait plus de confiance que le premier ministre, que l'État. Que faisait alors le surintendant? Il prêtait à l'État des sommes empruntées par lui aux particuliers, et on l'accusa plus tard d'avoir retiré de ces prêts, qu'il avouait, dont il se glorifiait même, des intérêts usuraires. Il se délivrait ensuite des ordonnances de remboursement qui étaient payées au moyen de billets de l'épargne, au fur et à mesure de la rentrée des impôts. Il avait même imaginé, pour simplifier ses opérations et éviter les retards, de faire verser le produit des impôts dans sa caisse, de sorte que l'Épargne se faisait chez lui, comme on disait alors. Ainsi, les deniers de l'État étaient confondus avec ses propres deniers, et il était tout à la fois ordonnateur, receveur et payeur.
Si l'on pouvait avoir le moindre doute sur les résultats d'un pareil désordre, il suffirait, pour le dissiper, de lire les mémoires d'un financier du temps, de Gourville, mémoires curieux par leur franchise et par l'espèce de naïveté impudente avec laquelle l'auteur avoue la part qu'il a prise à tous les trafics que Fouquet tolérait, encourageait. Ce Gourville, qui avait d'abord appartenu à M. de La Rochefoucauld, s'était mêlé d'une manière très-active aux intrigues de la Fronde et était arrivé à la cour par l'intermédiaire de la maison de Condé, à laquelle il avait rendu quelques services. Actif, plein de résolution, spirituel, adroit à prendre le vent, il parvint à s'insinuer auprès de Fouquet, et le premier conseil qu'il lui donna fut d'amortir l'opposition du Parlement au moyen de quelques gratifications de 500 écus habilement distribués aux meneurs. Le conseil fut trouvé excellent, et Gourville se chargea des négociations qui réussirent à merveille. Bientôt son crédit fit du bruit parmi les gens d'affaires, qui s'adressèrent à lui toutes les fois qu'ils avaient quelque chose à proposer au surintendant. «M. Fouquet, dit-il lui-même, trouva que je m'étais fort stylé; il était aussi bien aise que je lui fisse venir de l'argent.» Quant aux billets de 1648 dont il a été question plus haut, voici comment Gourville en parle. Ce passage de ses mémoires est on ne peut plus significatif:
«Le désordre était grand dans les finances. La banqueroute générale, qui se fit lorsque M. le maréchal de La Meilleraye fut surintendant des finances, remplit tout Paris de billets de l'épargne, que chacun avait pour l'argent qui lui était dû. En faisant des affaires avec le roi on mettait dans les conventions que M. Fouquet renouvellerait de ces billets pour une certaine somme. On les achetait communément au denier 10 (10 pour 100); mais après que M. le surintendant les avait assignés sur d'autres fonds, ils étaient bons pour la somme entière. MM. les trésoriers de l'épargne s'avisèrent entre eus d'en faire passer d'une épargne à l'autre pour en faire leurs profits. Ce qui en ôtait la connaissance, c'est que M. Fouquet en rétablissait beaucoup, et ces messieurs s'accommodaient avec ceux qui avaient les fonds entre les mains. Cela fit beaucoup de personnes extrêmement riches. Cependant, parmi ce grand nombre, le roi ne manquait point d'argent, et ayant tous ces exemples devant moi, je profitai beaucoup[15].»
Ainsi, le surintendant, ses commis et ses amis, les trésoriers de l'épargne et les financiers battaient monnaie avec des billets achetés à 10 pour 100 de leur valeur primitive; et tout le monde ayant intérêt à la fraude, il ne se trouvait personne pour la démasquer. Cependant, comme il arrive souvent, l'excès même du désordre en amena la fin. Il y avait alors à la cour, près du cardinal Mazarin, un homme qui observait avec une indignation souvent mal contenue à quel gaspillage l'administration des finances publiques était livrée, attendant le moment favorable pour réformer les abus dont il gémissait. Cet homme, autrefois attaché au ministre Le Tellier, qui l'avait plus tard donné au cardinal Mazarin, dont il était devenu l'homme de confiance, l'intendant, c'était Colbert. La surveillance de Colbert était-elle désintéressée? N'avait-il pas déjà lui-même, à cette époque, l'espoir de remplacer un jour le surintendant? Cela paraît hors de doute; mais ce n'est pas ce qu'il s'agit d'examiner ici. Bien que le cardinal Mazarin n'eût qu'à se louer habituellement de l'exactitude avec laquelle Fouquet fournissait à toutes ses dépenses, il ne laissait pas que de prêter volontiers l'oreille aux mauvais rapports qu'on lui faisait sur le compte du surintendant. Or, celui-ci le savait; et, toujours inquiet, troublé, se croyant chaque jour à la veille d'un caprice du premier ministre, d'une disgrâce, il cherchait à s'attacher, en redoublant de largesses, les personnages les plus considérables de la cour, pour se faire un parti en cas de besoin. Après Colbert, un des ennemis les plus dangereux du surintendant, c'était un de ses frères, l'abbé Fouquet, qui l'avait autrefois mis en relation avec Mazarin, mais avec qui il s'était brouillé depuis, et qui le desservait avec une vivacité dont le cardinal paraissait s'amuser beaucoup[16]. Au mois de mars 1659, Mazarin partit pour Saint-Jean-de-Luz, où le traité des Pyrénées devait être signé. Colbert resta à Paris. Peu de temps après, le surintendant se dirigea vers Toulouse, où il devait trouver le cardinal de retour. Le financier Gourville était avec lui. On a prétendu que Fouquet entretenait des ambassadeurs particuliers dans les principales cours. Il avait mis aussi dans ses intérêts le surintendant des postes du royaume, M. de Nouveau, un de ses pensionnaires, et celui-ci avait ordre, apparemment, de lui adresser directement la correspondance de Colbert pour le cardinal de Mazarin. Arrivé à Bordeaux, Fouquet reçut et communiqua à Gourville un projet de restauration des finances que Colbert soumettait au cardinal. D'après ce projet, on aurait établi une chambre de justice composée d'un certain nombre de membres de tous les parlements du royaume, avec M. Talon pour procureur général. C'était la perte de Fouquet, dont M. Talon était l'ennemi déclaré, Gourville dit qu'après avoir lu ce projet, dont la lecture avait fort abattu Fouquet, ils se mirent à le copier tous les deux très à la hâte, afin de le rendre sans retard à l'émissaire qui l'avait apporté.
La circonstance était critique. Le financier vint en aide au surintendant, et le tira de ce danger avec une habileté consommée. Il alla trouver le cardinal et lui dit qu'il courait à Paris des bruits sur une cabale organisée contre Fouquet, cabale très-fâcheuse, en ce qu'il ne serait plus possible à celui-ci, son crédit étant ruiné par tous ces méchants propos, de trouver l'argent dont le roi avait besoin. Gourville ajouta qu'au surplus il n'était pas étonnant de voir la calomnie s'acharner contre le surintendant, bien des gens se croyant aptes à gérer sa charge, et ne négligeant rien pour réussir à s'en emparer[17]. Ces raisons, adroitement développées par un homme qui était censé n'avoir aucune connaissance du projet de Colbert, frappèrent le cardinal, qui pour rien au monde n'aurait voulu s'exposer à trouver les coffres de l'épargne vides au moment où il était sur le point d'atteindre le but de ses efforts diplomatiques, et non-seulement Fouquet ne fut pas disgracié, mais Colbert reçut du cardinal l'ordre de continuer à le voir.
Les extraits suivants de la lettre de Mazarin montrent bien, au surplus, l'effet qu'avait produit sur son esprit la lecture du projet de Colbert.
«J'ay reçeu le mémoire et achevé de le lire un moment auparavant que M. le surintendant feust arrivé. J'ay esté bien ayse des lumières que j'en ay tiré, et j'en proffitteray autant que la constitution des affaires présentes le peut permettre.
«Je vous diray seulement que M. le surintendant me faisoit des plaintes des discours que Hervart tenoit à son préjudice, disant à ses plus grands confidents que luy surintendant sortiroit bientôt des finances, que c'estoit une chose résolue, qu'il agissoit en cela de concert avec vous[18].
«Il m'a adjouté que vous ayant pratiqué longtemps, il avait eu le moyen de vous connoistre un peu, et que il ne doutoit pas que vous n'aviez pas pour luy la même affection que par le passé, s'estant apperçeu que depuis quelque temps vous luy parliez frédement, quoy qu'il ne vous eust pas donné sujet à cela, ayant pour vous la dernière estime, et ayant toujours souhété avec la dernière passion d'avoir vostre amitié, sachant d'ailleurs l'affection et la confiance que j'avais en vous. Sur quoy s'est fort estendu, ne luy estant pas échappé une parole qui ne feust à votre advantage, et se plaignant seulement de la liaison dans laquelle vous estiez entré avec Hervart et l'avocat-général Tallon, à son préjudice, et d'autant plus que vous ne pouviez pas douter que sous tous ses préparatifs je n'avois que à dire un mot pour le retirer, et me remettre non pas seulement la surintendance, mais la charge de procureur général.
«Je me suis desmêlé ensuite de tout cela que le surintendant est demeuré persuadé que vous ne m'aviez rien mandé à son préjudice, mais non pas que ce qui s'est passé à Paris n'est autrement de ce qu'il m'a dit. Tout ce que je vous puis dire, c'est que je mettray touttes piéses en œuvre pour renvoyer le surintendant persuadé que vous ne m'avez rien mandé, et vous pouvez parler et vous éclaircir avec luy en cette conformité, car je reconnois qu'il souhéte furieusement de bien vivre avec vous et proffitter de vos conseils, m'ayant dit que d'autres fois vous les lui donniez avec liberté, ce que vous ne faites pas depuis quelque temps.
«Hervart n'a jamais esté secret, et par le motif d'une certaine vanité qui n'est bonne à rien, dit à plusieurs personnes tout ce qu'il sçait, et ainsy je ne doute pas que ces discours n'aient donné lieu au surintendant de pénétrer les choses qu'il m'a dit[19].»
Colbert reçut cette dépêche à Nevers, le 27 octobre 1659. Le lendemain il répondit au cardinal une longue lettre qu'il importe de reproduire en entier, parce qu'elle contient de curieux détails sur ses relations avec Fouquet et Mazarin. On est heureux, quand il s'agit de personnages historiques si considérables, de pouvoir s'appuyer sur des documents authentiques qui fixent aussi nettement les positions.
A Nevers, ce 28 octobre 1659.
«Je receus hier, à Desize, les dépesches de Vostre Eminence, du 20 de ce mois, aus quelles je feray double réponse. Celle-cy servira, s'il luy plaîst, pour ce qui concerne le discours fait par M. le procureur général et le mémoire que j'ay envoyé à Vostre Eminence. Il est vray, Monseigneur, que j'ay entretenu une amitié assez étroite avec lui, depuis les voyages que je fis en 1650 avec Vostre Eminence, et que je l'ay continué depuis, ayant toujours eu beaucoup d'estime pour luy, et l'ayant trouvé un des hommes du monde le plus capable de bien servir Vostre Eminence et de la soulager dans les grandes affaires dont elle est surchargée. Cette amitié a continué pendant tout le temps que M. de Servien eut la principale autorité dans les finances, et souvent j'ay expliqué à Vostre Eminence même la différence que je faisois de l'un à l'autre. Mais dés lors que, par le partage que Vostre Eminence fist en 1655, toute l'autorité des finances fust tombée entre les mains du dit sieur procureur général, et que par succession du temps je vins à connoistre que sa principalle maxime n'estoit pas de fournir par économie et par mesnage beaucoup de moyens à Vostre Eminence pour estendre la gloire de l'État, et qu'au contraire il n'employoit les moyens que cette grande charge lui donnoit qu'à acquérir des amis de toute sorte et à amasser pour ainsi dire des matières pour faire réussir, à ce qu'il prétendoit, tout ce qu'il auroit voulu entreprendre, et mesme, pour se rendre nécessaire, et en un mot qu'il a administré les finances avec une profusion qui n'a point d'exemple, à mesure que je me suis apperceu de cette conduitte, à mesure nostre amitié à diminué, mais il a eu raison de dire à Vostre Eminence que je me suis souvent ouvert à luy et que je luy ay mesme donné quelques conseils, parce que pendant tout ce temps-là je n'ay laissé passer aucune occasion de lui faire connoistre autant que cette matière le pouvoit permettre, combien la conduitte qu'il tenoit étoit éloignée de ses propres advantages, qu'en administrant les finances avec profusion, il pouvoit peut-estre amasser des amis et de l'argent, mais que cela ne se pouvoit faire qu'en diminuant notablement l'estime et l'amitié que Vostre Eminence avoit pour luy, au lieu qu'en suivant ses ordres, agisant avec mesnage et économie, lui rendant compte exactement, il pouvoit multiplier a l'infini l'amitié, l'estime et la confiance qu'elle avoit en luy, et que sur ce fondement, il n'y avoit rien de grand dans l'État et pour luy et pour ses amis à quoi il ne pust parvenir. Quoique j'eusse travaillé inutilement jusqu'en 1657, lorsqu'il chassa Delorme, je crus que c'estoit une occasion très-favorable pour le faire changer de conduitte; aussi redoublay-je de diligence et de persuations, luy faisant connoistre qu'il pouvoit rejeter toutes les profusions passées sur le dit Delorme, pourvu qu'il changeast de conduitte, luy exagérant fortement tous les advantages qu'il pourroit tirer de cette favorable conjoncture. Je ne me contentay pas de faire toutes ces diligences, je sollicitay encore M. Chanut pour lequel je sçay qu'il a estime et respect, de se joindre à moy, l'ayant trouvé dans les mesmes sentiments. Je fus persuadé quelque temps qu'il suivoit mon avis, et pendant tout ce temps nostre amitié fust fort réchauffée, mais depuis l'ayant vu retomber plus fortement que jamais dans les mesmes désordres, insensiblement je me suis retiré, et il est vray qu'il y a quelque temps que je ne luy parle plus que des affaires de Vostre Eminence, parce que je suis persuadé qu'il n'y a rien qui le puisse faire changer. Mais il est vray qu'il n'y a rien que j'aye tant souhaité et que je souhaite tant que le dit sieur procureur général pust quitter ses deux mauvaises qualités, l'une de l'intrigue et l'autre de l'horrible corruption dans laquelle il s'est plongé, parce que si ses grands talents étaient séparés de ces grands défauts, j'estime qu'il seroit très-capable de bien servir Vostre Eminence.
«Quant à ma liaison avec M. Hervart et M. Talon, dont il a parlé à Vostre Eminence; je ne saurais lui désirer un plus grand avantage que d'estre éloigné de toutes liaisons des deux parts autant que je le sais, estant fortement persuadé et par inclination naturelle et par toute sorte de raisonnement que la seule liaison que l'on puisse et que l'on doibve avoir ne consiste qu'à bien servir son maistre et que toutes les autres ne font qu'embarrasser. Mais quand je serois d'esprit à chercher ces liaisons, la dernière personne avec qui j'en voudrais faire, ce serait avec M. Hervart, pour lequel je n'ay conservé aucune estime. Pour M. Talon, il est vraj que j'ay beaucoup d'estime pour lui et que je l'ay vu trois fois cet esté à Vincennes, chez luy et en mon logis. Mais aussi il est vray que j'ay creu qu'il estoit peut-être bon pour le service du Roy et pour la satisfaction de Vostre Eminence de garder avec luy quelque mesures pour le faire souvenir, dans les occasions qui se peuvent présenter, des protestations qu'il m'a souvent faites de bien servir le Roy et Vostre Eminence, pourveu qu'on lui fasse sçavoir dans les oscasions ce que l'on désire de luy, avouant luy-mesme qu'il peut quelquefois se tromper.
«Pour ce qui est de la connoissance que le dit sieur procureur général a tesmoigné avoir du mémoire que j'ay envoyé à Vostre Eminence, je puis bien dire avec assurance que s'il le sçait il a été bien servy par les officiers de la poste, avec les quels je scay qu'il a de particulières habitudes, n'y ayant que Vostre Eminence, celuy qui l'a transcrit et moi qui en ayent eu connaissance et ne pouvant doubler du tout de celui qui l'a transcrit, y ayant 16 ans qu'il me sert avec fidélité en une infinité de rencontres plus importantes que celle-ci.
«Ce mémoire n'a esté fait sur aucun qui m'aye esté donné par le sieur Hervart, duquel je n'en ay jamais voulu recevoir, ne l'estimant pas assez habile homme pour bien pénétrer une affaire et pour dire la vérité. Ce que Vostre Eminence trouvera de bon dans cette affaire vient d'elle mesme, n'ayant fait autre chose que de rédiger par escrit une petite parties des belles choses que je luy ay entendu dire sur le sujet de l'esconomie des finances. Pour ce qui est rapporté du fait de la conduitte du surintendant, Vostre Eminence scait tout ce que j'en ai pu dire, et je suis bien assuré qu'il n'y a personne en France qui souhaite plus que moy que sa conduite soit réglée en sorte qu'elle plaise à Vostre Eminence et qu'elle puisse se servir de luy. Quant à tous ces discours que le sieur Hervart a fait et que le sieur procureur général m'attribue en commun et qu'il dit scavoir de la source, je crois bien qu'il le sçait du dit sieur Hervart, parce qu'il a des espions chez lui, mais je ne suis pas garant de l'imprudence de cet homme là avec lequel j'ay toujours agi avec beaucoup de retenue, m'estant apperceu en une infinité de rencontres qu'il se laisse souvent emporter à dire mesme tout ce qu'il avoit appris de Vostre Eminence.
«Sy, dans ce discours et dans le mémoire que j'ay envoyé à Vostre Eminence, la vérité n'y paroist sans aucun fard, déguisement, envie de nuire, ni autre fin indirecte de quelque nature que ce soit, je ne demande pas que Vostre Eminence aye jamais aucune créance en moy, et il est mesme impossible qu'elle la puisse avoir, parceque je suis asseuré que je ne puis jamais lui exposer toute la vérité plus à découvert et plus dégagée de toutes passions. Et outre que Vostre Eminence le découvre assez par le discours mesme, sy elle considère que je ne souhaitte la place de personne, que je n'ay jamais temoigné d'impatience de monter plus haut que mon employ, lequel j'ay toujours estimé et estime infiniment plus que tout autre, puisqu'il me donne plus d'occasions de servir personnellement Vostre Eminence et que d'ailleurs sy j'avois dessein de tirer des advantages d'un surintendant je ne pourrois en trouver un plus commode que celui-là, ce qui paroist assez clairement à Vostre Eminence par l'envie qu'il luy a fait paroistre de vouloir bien vivre avec moy: Vostre Eminence jugera, dis-je, assez facilement qu'il n'y a aucun motif que la vérité et ses ordres qui m'ont obligé de dire ce qui est porté par ledit mémoire, et que les discours du sieur Hervart n'ont aucun rapport avec ce qui me regarde en cela.
«Quant à l'envie qu'il a fait paroistre à Vostre Eminence mesme de vouloir bien vivre avec moy, il n'y aura pas grand peine, parce que ou il changera de conduitte ou Vostre Eminence agréera celle qu'il tient, ou Vostre Eminence l'excusera par la raison de la disposition présente des affaires, et trouvera peut-estre que ses bonnes qualités doivent balancer, et mesme emporter ses mauvaises; en quelque cas que ce soit, je n'auray pas de peine à me renfermer entièrement à ce que je reconnoistray estre des intentions de Vostre Eminence, luy pouvant protester devant Dieu qu'elles ont toujours esté et seront toujours les règles des mouvements de mon esprit.»
Colbert.
Certes, il était difficile de distiller la flatterie avec plus d'adresse, et, en même temps, de perdre plus sûrement Fouquet dans l'esprit du cardinal que ne le fit Colbert dans cette circonstance. Ses insinuations et ses louanges devaient produire inévitablement l'effet qu'il en espérait, et dès ce jour sans doute, la disgrâce de Fouquet fut arrêtée. Ce n'était plus qu'une question de temps. Il est même probable que sans l'hésitation et la timidité naturelles de Mazarin, elle n'eût pas été aussi longtemps différée, à moins que celui-ci, riche à 50 millions ramassés de toutes mains et par tous les moyens, n'eût éprouvé quelque embarras à faire poursuivre le surintendant pour crime de péculat[20].
Toutefois, docile aux recommandations du cardinal, Colbert alla voir le surintendant dès que celui-ci fut de retour à Paris, et il y eut entre eux une apparence de réconciliation; mais les intérêts étaient dorénavant trop distincts pour que cette paix fût sérieuse. Colbert ne modifia pas ses sentiments sur les opérations de Fouquet. Quant à ce dernier, il garda toutes ses craintes, toutes ses inquiétudes sur les dispositions du cardinal, et ses soupçons lui firent sans doute conserver, quoi qu'il ait pu dire, un projet de révolte qu'il avait ébauché en 1657, et dont le manuscrit, des plus compromettants, fut trouvé plus tard dans ses papiers.
Telle était donc la position du surintendant vers la fin de 1639. Deux ans après, au mois de mars 1661, le cardinal Mazarin mourut. On sait comment il recommanda Colbert au roi. «Sire, je vous dois tout, dit-il à Louis XIV, mais je crois m'acquitter en quslque sorte avec Votre Majesté en lui donnant Colbert.» Le cardinal ne pouvait rendre à la France un plus grand service, ni porter à Fouquet un coup plus terrible. Cependant, le poste de premier ministre était vacant, et la vanité, la présomption du surintendant n'ayant point de bornes, il ne crut pas que le roi pût jeter les yeux sur un autre que lui. Jusqu'au jour même de la mort du cardinal, et par déférence pour les services qu'il en avait reçus, Louis XIV lui avait laissé tout le soin du gouvernement. L'étonnement fut général lorsque, au premier conseil qui suivit la mori de Mazarin, il prévint ses ministres qu'à l'avenir ils eussent à lui parler directement de toutes les affaires, ses intentions étant qu'il ne fut donné aucune signature, aucun ordre, aucun passe-port, sans son commandement. On espérait, il est vrai, que ce beau zèle ne durerait pas, et que le roi retournerait bientôt aux chasses, aux ballets, aux plaisirs. C'était surtout l'opinion et le désir de Fouquet. Depuis la mort du cardinal, Fouquet se croyait plus en faveur que jamais.
Vainement ses amis l'engageaient à se défier des apparences, et surtout à ne rien déguiser au roi de la véritable situation des finances. Il avait cru se mettre en règle en priant un jour le roi de lui pardonner ce qui avait pu se faire d'irrégulier dans le passé à cause de la difficulté des temps, et le roi lui avait en effet répondu qu'il lui pardonnait. C'était pour Fouquet une occasion admirable de se conformer dorénavant aux règles de comptabilité qui ont été expliquées plus haut, et qu'on avait impunément violées depuis longtemps; mais il lui eût fallu pour cela modérer sa dépense, et supprimer les pensions qu'il faisait à tous les courtisans de sa prospérité. Fouquet n'en eut sans doute pas la force. Sans tenir aucun compte des avis que Pélisson, Gourville et d'autres amis lui donnaient sur les menées de Colbert et de madame de Chevreuse, qui avait détaché la reine mère de son parti, il persista à fournir des états dont Colbert, nommé intendant des finances depuis la mort de Mazarin, démontrait chaque jour la fausseté au roi[21]. En même temps, Louis XIV désirant pousser jusqu'à ses plus extrêmes limites l'expérience qu'il avait commencée, le recevait toutes les fois qu'il le désirait, et lui témoignait une bienveillance marquée. Ainsi, pendant que quelques-uns, les mieux avisés, mais le plus petit nombre, ne doutaient pas de l'imminence de sa chute, d'autres le croyaient destiné à hériter de la faveur et de la toute-puissance du cardinal. Naturellement, Fouquet ajoutait foi aux pronostics de ces derniers, et déjà ses collègues remarquaient un changement insupportable dans son humeur. D'un autre côté, tout le monde se plaignait des airs de plus en plus altiers et hautains, des manières orgueilleuses de sa femme. Sa mère seule avait la réputation d'une bonne et sainte femme, et l'on racontait qu'elle gémissait de ses dissipations au point de souhaiter un terme à la faveur dont il jouissait. On a vu plus haut que Fouquet était en même temps surintendant des finances et procureur général du parlement de Paris. Cette dernière charge, la plus considérable du royaume après celles de chancelier et de premier président, lui donnait une consistance immense auprès de sa compagnie, de tout temps fort jalouse, comme on sait, des privilèges dont jouissaient ses membres, et, en cas de procès, le rendait justiciable d'elle seule, ce qui présageait un acquittement certain. Comment éviter un pareil résultat? On a prétendu que, dans cette occasion, Colbert prêta les mains à une intrigue où l'on regretterait beaucoup, pour l'honneur de son caractère, qu'il se fût véritablement trouvé mêlé. Le roi avait déclaré qu'il ne nommerait jamais chevalier de ses ordres un homme, quelque notable qu'il fût, s'il était de robe ou de plume, c'est-à-dire magistrat ou financier. Colbert persuada, dit-on, à Fouquet que l'intention du roi était de le nommer chevalier de ses ordres, mais que la charge de procureur général dont il était investi mettait un obstacle invincible à ce dessein. Entraîné, comme toujours, par sa vanité, Fouquet vendit sa charge 1,400,000 livres à M. de Harlay, et, sur une nouvelle insinuation de Colbert, offrit généreusement de faire déposer dans la citadelle de Vincennes, à la disposition du roi, qui avait paru le désirer, 1 million que M. de Harlay lui donnait comptant. Telle est, du moins, la version de l'abbé de Choisy, que tous les biographes de Fouquet et de Colbert ont adoptée. Or, voici ce que Fouquet lui-même écrivit à ce sujet, pendant le cours de son procès:
«Le Roy me témoigna qu'il voudroit avoir un million d'argent comptant, sans faire tort à ses autres affaires, pour mettre en réserve à Vincennes; je luy dis que si je voulois vendre ma charge j'en tirerois un million, outre ce que j'estois obligé de donner à mon fils pour sa survivance; et que s'il luy plaisoit de l'accepter, je le lui donnois en pur don de bon cœur, en reconnoissance de la bonté que Sa Majesté me témoignoit, et des biens qui me venoient d'elle. Le roy l'accepta, me remercia, fit porter le million secrètement à Vincennes, où je le mis, et où il est peut-estre encore aussi bien que moy.»[22]
Quoi qu'il en soit, une fois ces précautions prises, le roi, fatigué de la comédie que Fouquet le forçait de jouer depuis quatre mois, eut hâte d'en finir, et sans la reine mère, il l'eût fait arrêter à Vaux même. Heureusement, l'avis de celle-ci prévalut, et Louis XIV n'eut pas plus tard à se reprocher cette déloyauté. D'ailleurs, il fut décidé, au retour de Vaux, qu'on retarderait l'affaire le moins possible. Le roi organisa donc pour les premiers jours du mois suivant, à l'occasion de la tenue des États de Bretagne, un voyage à Nantes, et le surintendant fut désigné pour l'y accompagner. Toutes les dispositions nécessaires furent combinées longtemps d'avance avec un soin minutieux, et l'on prit patience jusqu'au moment tout à la fois tant désiré et tant redouté.
En effet, la cour n'était pas sans inquiétude sur les résultats que pouvait entraîner l'arrestation de Fouquet. On savait que, grâce aux pensions qu'il répandait de tous côtés, il avait de nombreuses créatures qu'on supposait dévouées à sa fortune. En outre, les troubles de la Fronde n'étaient pas déjà si anciens qu'on ne pût craindre d'en voir tenter un nouvel essai par un homme puissant, ayant à sa disposition, au moyen de sa famille, plusieurs places de guerre fort importantes, et possédant en propre un point très-fortifié, Belle-Isle-sur-Mer, où l'on croyait qu'il avait fait cacher des trésors considérables, à l'aide desquels, favorisé par sa proximité de deux provinces très-surchargées d'impôts et mécontentes, la Normandie et la Bretagne, il lui serait facile de fomenter une guerre civile.
Enfin, le nouveau gouvernement n'ayant encore donné aucune preuve de sa force, de sa puissance, doutait en quelque sorte de lui-même et s'exagérait les difficultés. On comprend donc ses craintes, ses hésitations, ses précautions. Louis XIV a dit, dans ses Instructions au Dauphin, que, «de toutes les affaires qu'il avait eues à traiter, l'arrestation et le procès du surintendant était celle qui lui avait fait le plus de peine et causé le plus d'embarras[23].» Le voyage à Nantes avait un double avantage: il isolait Fouquet de ses amis, et permettait de s'emparer presque en même temps de sa personne et de Belle-Isle avant qu'il lui eût été possible de mettre cette place en état de défense, et d'en faire enlever les trésors qu'on y supposait en dépôt.
La cour partit pour Nantes vers les derniers jours du mois d'août. Cependant, le secret de ses projets n'avait pas été si bien gardé qu'il n'en eût rien transpiré au dehors. Au contraire, tout le monde paraissait s'attendre à ce que le voyage de Nantes serait marqué par quelque grand événement; seulement, on croyait qu'il s'agissait d'une simple lutte d'influence entre Fouquet et Colbert, dont l'inimitié était devenue alors manifeste, et quelques personnes supposaient que ce dernier allait être définitivement éclipsé par l'étoile de jour en jour plus resplendissante du surintendant. Malgré le danger qu'il avait couru à Vaux, malgré les avis qui lui venaient de tous côtés, Fouquet lui-même partagea ces illusions jusqu'au dernier instant. Cela paraît incroyable, mais tous les mémoires du temps sont unanimes à ce sujet, et un tel excès d'imprévoyance ne fait que mieux éclater son inconcevable légèreté. Pourtant, dans une conversation avec Loménie de Brienne, la veille de son départ de Paris, il dit à celui-ci, d'un air triste et abattu, que plusieurs personnes l'informaient d'un méchant projet qui se tramait contre lui, que la reine mère elle-même l'en avait fait avertir, que sa fortune était fort compromise à cause des grandes dettes qu'il avait contractées pour le service de l'État; mais qu'il était résigné à tout, ne croyant pas cependant que le roi voulût le perdre. Puis il ajouta: «Pourquoi le roi va-t-il en Bretagne, et précisément à Nantes? Ne serait-ce point pour s'assurer de Belle-Isle?—A votre place, répondit de Brienne, j'aurais cette crainte, et je la croirais fondée.—Nantes! Belle-Isle! Nantes! Belle-Isle! répéta Fouquet à plusieurs reprises. M'enfuirai-je? Mais où me donnerait-on protection, si ce n'est à Venise?—Je l'embrassai les larmes aux yeux, dit de Brienne, et je ne pus m'empêcher de pleurer; il me faisait compassion et il en était digne[24].»
Mais ce n'était là qu'un éclair de prudence, et, bien que malade, Fouquet se décida à partir. Il arriva à Nantes avec la fièvre tierce. Trois ou quatre fois dans la journée le roi envoyait savoir de ses nouvelles. Le 4 septembre, de Brienne alla deux fois chez lui pour s'informer si le roi pourrait le voir le lendemain de bonne heure, ayant le projet de partir pour la chasse dans la matinée. Il le trouva dans sa robe de chambre, couché sur son lit, le dos appuyé contre une pile de carreaux. De Brienne lui dit qu'il venait de la part du roi savoir comment il se portait. «Fort bien, à ma fièvre près, qui ne sera rien. J'ai l'esprit en repos, et je serai demain hors de mes inquiétudes. Que dit-on au château et à la cour?—Que vous allez être arrêté.—Puyguilhem vous l'a-t-il dit? En tout cas, il est mal informé et vous aussi; c'est Colbert qui sera arrêté, et non moi.—En êtes-vous bien assuré? lui dit de Brienne.—On ne peut l'être mieux. J'ai moi-même donné les ordres pour le faire conduire au château d'Angers, et c'est Pélisson qui a payé les ouvriers qui ont mis la prison hors d'état d'être insultée.—Je le souhaite, répondit de Brienne; mais on vous trompe; vos amis craignent fort pour vous. Toutes les manigances qui se font au château ne me plaisent guère, et les précautions qu'on a prises de condamner les portes de la salle, la table du roi couverte de papiers et de lettres de cachet qu'on apporte par douzaines de chez M. Le Tellier, Saint-Aignan et Rose toujours en sentinelle dans le petit corridor, tout cela ne vous présage rien de bon.—C'est moi, dit Fouquet d'un air fort gai, qui ai donné au roi tous ces avis, afin de mieux couvrir notre jeu.—Dieu le veuille, mais je n'en crois rien. Que dirai-je au roi de votre part?—Que j'entrais dans mon accès quand vous êtes arrivé; mais qu'il ne sera pas long, je pense, et que cela n'empêchera pas que je ne sois demain d'assez bonne heure à son lever[25].»
Or, voici ce qui se passa le lendemain. Mais, auparavant, il importe de constater, d'après une narration émanée de Louis XIV même, les motifs qui déterminèrent ce prince à faire arrêter le surintendant. Le document qu'on va lire est extrait de ses Instructions au Dauphin.