Читать книгу Histoire de la vie et de l'administration de Colbert - Pierre Clément - Страница 16
Оглавление«Votre Majesté voit combien il est digne de sa bonté et de sa grandeur de ne point faire juger M. Fouquet par une chambre de justice, dont même plusieurs membres sont remplacés; qu'on ne saurait prouver les malversations dont on l'accuse, ni par son bien (car il n'en a point), ni par ses dépenses non plus, car il y a fourni par ses dettes et par plusieurs avantages légitimes; qu'un compte du détail des finances ne se demande jamais à un surintendant; qu'il n'a point failli depuis que Votre Majesté lui a donné ses ordres elle-même; que la mort de S. E. dont il les recevait auparavant, peut-être même que la soustraction de ses lettres lui ôte tout moyen de se justifier; qu'en plusieurs choses, comme on ne peut le nier, son administration a été grande, noble, glorieuse, utile à l'État et à Votre Majesté; que son ambition, quand elle passera pour excessive, a mille sortes d'excuses, et ne doit être suspecte d'aucun mauvais dessein; que ses services, ou du moins son zèle en mille rencontres, surtout dans les temps fâcheux et au milieu de l'orage, méritent quelque considération.... C'en est assez, Sire, pour espérer toutes choses de Votre Majesté. Qu'elle n'écoute plus rien qu'elle-même et les mouvements généreux de son cœur, et que l'histoire marque un jour dans ses monuments éternels: Louis XIV, véritablement donné de Dieu pour la restauration de la France, fut grand en la guerre, grand en la paix. Il effaça par son application et par sa conduite la gloire de tous ses prédécesseurs. Il n'aima à répandre que le sang de ses ennemis, et épargna celui de ses sujets. Il sut connaître les fautes de ses ministres, les corriger et les pardonner. Il eut autant de bonté et de douceur que de fermeté et de courage, et ne crut pas bien représenter en terre le pouvoir de Dieu, s'il n'imitait aussi sa clémence[70].»
Cependant, les interrogatoires de Fouquet avaient été terminés le 4 décembre, et les rapporteurs résumèrent l'affaire. M. D'Ormesson parla le premier. On a déjà vu de quel côté il était. «M. D'Ormesson m'a priée de ne plus le voir que l'affaire ne soit jugée, dit madame de Sévigné; il est dans le conclave et ne veut plus avoir de commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve; il ne parle point, mais il écoute; et j'ai eu le plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense[71].» Son résumé dura sept jours. Il eut à examiner quatre-vingt-seize chefs d'accusation. Il reconnut vrais la plupart des griefs concernant le péculat, «trouvant inconcevable, dit-il, que le surintendant ait pu voler en quatre mois plus de 4 millions. A l'égard des dépenses faites par l'accusé, elles étaient au delà de toute raison. Il est vrai qu'on l'avait vu garder assez de mesure dans l'adversité, mais il n'en avait gardé aucune dans sa prospérité; l'on voulait prétendre que la dissipation n'était pas un crime, mais, quant à lui, il n'était pas de cet avis, les fortunes subites lui paraissant suspectes. Pour ce qui était du crime d'État, le projet en était fort méchant, absolument inexcusable, et on ne saurait trouver une bonne raison pour le défendre; ce projet était l'effet d'une ambition déréglée, d'un esprit blessé de la maladie du temps de se rendre considérable; c'était l'œuvre d'un homme enivré de sa fortune, dont les pensées étaient vagues et se portaient partout; pour en finir, c'était une méchante pensée, indigne d'un homme d'honneur[72]?»
Voici quelles furent les conclusions de M. d'Ormesson:
«Par toutes ces considérations, il y a lieu de déclarer l'accusé duement atteint et, convaincu d'abus et malversations par lui commises au faict des finances; pour réparation de quoy, ensemble pour les autres cas résultant du procès, d'ordonner qu'il sera banny à perpétuité hors du royaume, enjoint à lui de garder son ban à peine de la vie, ses biens confisqués.»
Veut-on savoir maintenant les motifs réels qui déterminèrent M. d'Ormesson et l'effet que ses conclusions produisirent dans Paris? Son journal nous l'apprend.
«Il me semble que l'on fut satisfait de moi et j'en remercie Dieu. Jamais il ne s'est fait tant de prières que pour cette affaire. La conjoncture des rentes et autres affaires publiques, où tout le monde s'est trouvé blessé, fait qu'il n'y a personne qui ne souhaite le salut de M. Fouquet, autant par haine pour ses ennemis que par amitié pour lui.»
Et un peu plus loin:
«Je ne puis omettre que l'approbation de mon opinion est si publique, si grande et si générale, qu'il n'y a personne qui ne m'en fasse compliment, et que j'en reçois de toute part des lettres de conjouissance. Dieu en soit loué[73]!»
Les amis de Fouquet trouvèrent les conclusions de M. d'Ormesson un peu sévères; néanmoins ils firent des vœux pour qu'elles fussent adoptées par la majorité des juges, et l'on savait, au surplus, que les espérances de la famille n'allaient pas au delà. Après M. d'Ormesson, c'était à M. de Sainte-Hélène, son camarade très-indigne, à reprendre l'affaire. On devine de quelle plume lui vient cette qualification, et il est inutile d'ajouter que, d'après la même autorité, il le fit pauvrement, misérablement, sans s'appuyer sur rien. M. de Sainte-Hélène conclut à ce que l'accusé eût la tête tranchée. Pussort, l'oncle de Colbert, le trouva digne de la corde et du gibet; mais, eu égard aux charges que Fouquet avait exercées, il se rangea à l'avis de M. de Sainte-Hélène. Et madame de Sévigné de s'écrier, non sans raison: «Que dites-vous de cette modération? C'est à cause qu'il est oncle de M. Colbert et qu'il a été récusé qu'il a voulu en user si honnêtement. Pour moi, je saute aux nues quand je pense à cette infamie[74].» Cependant, le jour du jugement approchait, et de part et d'autre, l'intrigue redoublait d'efforts. D'un côté, on répétait que le roi avait dit, en parlant de Fouquet: C'est un homme dangereux. «Quant à Colbert, il est tellement enragé, écrivait encore madame de Sévigné, qu'on attend quelque chose d'atroce et d'injuste qui nous remettra au désespoir.» En même temps, on offrait aux juges de leur rembourser ce qu'ils perdraient à la suppression des rentes et on leur donnait quittance de ce qu'ils auraient eu à payer pour le droit annuel de leurs charges[75]. Mais si le roi avait des cordes puissantes à sa disposition, les amis et la famille de Fouquet ne négligeaient rien pour mettre les chances de leur côté. Le bruit courait qu'on avait fait gagner M. de Roxante, un des juges, par une dame à qui l'on avait donné de l'argent. Selon M. d'Ormesson, le fils de M. Pontchartrain avait dit à son père, en se jetant à ses genoux: «Ne nous déshonorez pas en votant la mort, sinon je quitte la robe.» Qui n'a lu en outre dans madame de Sévigné ce dévouement héroïque d'un autre juge, de M. de Mazenau? Malade à mourir, souffrant des douleurs horribles, il se faisait porter à l'audience pour ne pas perdre son droit de voter, et il y rendit un jour deux pierres d'une grosseur considérable. M. le prince de Condé, Turenne sollicitaient aussi, et l'on cite un mot de ce dernier qui peint bien l'état des esprits. Quelqu'un blâmait devant lui l'emportement de Colbert et louait la modération de Le Tellier; «Oui, dit Turenne, je crois que M. Colbert a plus d'envie qu'il soit pendu, et que M. Le Tellier a plus de peur qu'il ne le soit pas.» Enfin, faut-il le dire? vers le 13 décembre, on annonça qu'une comète d'une grandeur considérable, dont la queue se dirigeait du côté de la Bastille, avait paru à l'horizon. D'abord, on n'y avait pas cru: on s'en était moqué. Mais bientôt, il n'en fallut plus douter. N'était-ce pas d'un heureux présage en faveur de l'accusé? «La comète me fait beaucoup d'honneur,» aurait dit Fouquet à ce sujet. Mais enfin, le jour fatal arriva, «Depuis quelque temps (je demande pardon de faire des emprunts si fréquents à des lettres que tout le monde sait par cœur), depuis quelque temps, dit madame de Sévigné, on ne parle d'autre chose; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s'attendrit, on craint, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé.» Cet accablement, du reste, n'était que trop naturel. Chacun des juges opinait ouvertement en faisant connaître ses motifs, et déjà, si l'on en excepte M. d'Ormesson, les six premiers avaient voté pour la mort. On se figure les angoisses de la famille et des amis de Fouquet. Heureusement, dans la journée du 19 décembre, les chances tournèrent; et les avis favorables se succédèrent les uns aux autres. Le lendemain, le sort de l'accuse était fixé: à la majorité de treize voix contre neuf, la Chambre de justice avait rendu l'arrêt suivant:
«La chambre a déclaré et déclare ledit sieur Fouquet duement atteint et convaincu d'abus et malversations par lui commises au faict des finances; pour réparation de quoy, ensemble pour les autres cas résultant du procès, l'a banny et bannit à perpétuité hors du royaume, enjoint à lui de garder son ban sous peine de la vie, a déclaré tous ses biens confisquez au Roy, sur iceux préalablement pris la somme de 100,000 livres applicables moitié au Boy et l'autre moitié en œuvres pies.»
On a conservé les noms des juges qui siégèrent dans le procès de Fouquet. MM. D'Ormesson, le Feron, Moussy, Brillac, Renard, Bernard, Roxante, la Toison, la Baume, Verdier, Mazenau, Catinat, Pontchartrain, votèrent pour le bannissement; MM. Sainte-Hélène, Pussort, Gisancourt, Fériol, Noguès, Héraut, Poncet, le chancelier Séguier, pour la mort. Ce dernier opina pour la mort, bien que, lorsque son tour vint, la majorité en faveur du bannissement fût déjà acquise à l'accusé. Quelle que fût la conséquence de son vote, il ne pouvait, dit-il, aller contre sa conscience. Un des juges, au contraire, tellement la passion était grande contre Colbert! n'avait voté qu'à cinq ans de prison et à l'amende[76].
On sait comment le roi modifia l'arrêt. Par une rigueur sans exemple et qui n'a pas eu d'imitateurs, il aggrava la peine, et le bannissement fut converti en une détention perpétuelle. Au point de vue de la morale, une pareille décision est inexcusable; c'est le comble de l'arbitraire, de l'injustice, et jamais on ne vit, dans un gouvernement civilisé, un abus de pouvoir plus audacieux. Pour tout dire en un mot, cette décision, inspirée par la politique, par la raison d'État, fut un véritable coup d'État. Pour quiconque aura lu avec quelque attention le projet de Fouquet, il est évident que ce projet constituait le crime d'État le plus caractérisé. On objectait vainement qu'il n'avait pas reçu un commencement d'exécution. Il y avait d'abord les séductions à prix d'argent; ensuite, cette exécution n'avait pas eu lieu par des motifs indépendants de Fouquet, et par cela seul que le cardinal n'effectua jamais les projets qu'il lui supposait. Dieu nous garde de vouloir porter atteinte au respect que méritent les formes judiciaires! Il faut plutôt se féliciter, quel que soit le résultat de la leçon, lorsque des tribunaux rappellent à la stricte observation des formes les gouvernements qui s'en sont écartés. Mais cela dit, on ne saurait disconvenir que la Chambre de justice n'ait vu que le petit côté de l'affaire de Fouquet, et qu'en inclinant à l'indulgence elle ne préparât, si le gouvernement l'avait suivie dans cette voie, le retour des troubles dont on était à peine sorti et de ces prétentions qu'avaient certains hommes, suivant l'expression de M. d'Ormesson, à se rendre considérables dans l'État. La politique que le roi adopta dans cette mémorable circonstance se rattachait à la politique violente, révolutionnaire en quelque sorte, mais ferme et prévoyante, du cardinal de Richelieu. Supposez que Fouquet fût passé à l'étranger et qu'il s'y fût mêlé à quelques intrigues, comme son caractère léger devait le faire craindre naturellement; quel échec moral, quelle déconsidération pour le gouvernement! Non-seulement, la détention perpétuelle prévenait de telles conséquences, mais elle inspirait une frayeur salutaire aux ambitieux aux brouillons, quel que fut leur rang; elle donnait du gouvernement, aux autres puissances, une opinion que l'on avait le plus grand intérêt à accréditer, à savoir qu'il n'était plus dominé par les partis, qu'il était maître de ses mouvements, libre dans ses desseins. Il ne faut pas oublier enfin, en appréciant le parti adopté par Louis XIV, que Fouquet fut surtout un prétexte pour l'opposition du temps, et que la haine pour les manières austères de Colbert, le mécontentement causé par ses mesures financières, l'animosité de ses créatures, mais principalement l'oubli des formes, déterminèrent les juges dont le vote sauva la vie à l'accusé.
L'arrêt fut signifié à Fouquet le 22 décembre 1664, mais déjà il l'avait appris par des signaux. Lorsque Foucault, le greffier de la Chambre de justice, vint à la Bastille pour lui en faire la lecture, suivant l'usage, il lui demanda son nom. «Ne savez-vous pas qui je suis? dit Fouquet. Quant à mon nom, je ne le dirai pas plus ici que je ne l'ai fait à la Chambre.» Et il renouvela une dernière fois sa protestation touchant l'incompétence de ses juges. Quelques moments après, on le sépara de Pecquet, son médecin, de Lavallée, son domestique, qui pleuraient tous deux, et il partit en carrosse pour Pignerol, accompagné de d'Artagnan, sous l'escorte de cent mousquetaires. Il paraissait heureux et gai, dit le journal de M. d'Ormesson. Partout, sur son passage, il recevait les bénédictions de la foule. Trois ans auparavant, elle lui prodiguait mille injures dans le trajet de Nantes à Paris. En même temps, toute sa famille fut de nouveau exilée, ceux-ci en Bretagne, ceux-là en Auvergne, d'autres en Champagne. Cependant, les frayeurs étaient vives à Paris au sujet du cher et malheureux ami. On apprit qu'il était tombé malade en route, et, comme des bruits d'empoisonnement avaient circulé, madame de Sévigné de s'écrier: «Quoi! déjà?...» Inutile de dire que ces craintes ne se réalisèrent pas[77].
Arrivé à Pignerol, d'Artagnan remit la garde de son prisonnier au capitaine Saint-Mars. Les ordres donnés à celui-ci étaient des plus sévères. D'abord, Fouquet ne devait avoir de communication avec personne, sous quelque prétexte que ce pût être, ni de vive voix, ni par écrit. Il n'était permis de lui fournir ni encre, ni papier. On pouvait lui donner un confesseur, en observant néanmoins la précaution d'en changer de temps en temps, et de ne prévenir ce confesseur qu'au moment même où il serait appelé. Enfin, un chapelain devait lui dire la messe tous les jours, et il était alloué pour son entretien une somme de 1,000 livres par an, plus 500 louis une fois donnés pour achat d'ornements et de divers autres objets. En résumé, une somme annuelle de 9 à 10,000 livres fut affectée aux dépenses qui concernaient personnellement le prisonnier[78].
Il était impossible qu'un homme doué d'une activité d'esprit aussi prodigieuse que Fouquet, qui, depuis l'âge de vingt ans, avait eu la conduite de tant d'affaires considérables, et dont l'aptitude pour le travail était telle que, pendant la durée de son procès, il écrivit quinze volumes de justifications, acceptât sans arrière-pensée cet avenir de réclusion perpétuelle que la volonté du roi lui avait fait. Comme il arrive à tous les prisonniers, sa première idée, en entrant dans la citadelle de Pignerol, fut d'aviser aux moyens d'en sortir. La correspondance du capitaine Saint-Mars avec Louvois fournit à ce sujet des détails pleins d'intérêt et fixe toutes les incertitudes qui pouvaient exister encore, il y a quelques années, sur l'époque et le lieu de la mort de Fouquet[79]. D'abord, Fouquet essaya d'intéresser à son sort le confesseur qu'on lui donnait, et l'on crut devoir limiter à cinq par an, à moins de maladie, le nombre de fois qu'il lui serait permis de se confesser[80]. Au mois de juin 1665, la foudre tomba sur la citadelle de Pignerol. Plusieurs personnes périrent; Saint-Mars crut même un instant que Fouquet avait été écrasé sous les décombres de son appartement avec le domestique qui le servait: heureusement, ils avaient pu se sauver tous les deux dans une corniche. Malgré la surveillance dont il était l'objet, Fouquet avait trouvé le moyen de tracer quelques lignes sur un mouchoir, sur des rubans de couleur; il se servait pour plume d'os de chapon, et faisait de l'encre avec du vin et de la suie. Il avait composé en outre une encre sympathique, et l'on voit Louvois se préoccuper beaucoup dans sa correspondance de la découverte d'un pareil procédé. Il est plus probable que Fouquet le connaissait déjà depuis longtemps, et s'en était servi étant au pouvoir. Mais si l'imagination du prisonnier était féconde en expédients, Saint-Mars faisait bonne garde et le surveillait de près. Pendant quelques années, on ne lui donna que des rubans noirs, on compta exactement son linge avec lequel il était parvenu à faire du papier; enfin on le fouilla plusieurs fois par jour, et des grilles furent placées aux fenêtres de son appartement, de manière qu'il ne voyait plus que le ciel. Que faire dans la solitude de ces journées sans fin? Il avait demandé des livres. Le Tellier répondit à Saint-Mars: «Vous pouvez lui faire achepter les Œuvres de Clavius et de saint Bonnaventure et le Dictionnaire nouveau des Rimes françoises, mais non pas les Œuvres de saint Hiérosme et de saint Augustin[81].» Comprend-on les motifs d'une pareille exclusion? Cependant, un projet d'évasion avait été comploté, mais il fut découvert, et un soldat de la citadelle, qui avait reçu 6 pistoles pour y prendre part, fut jugé militairement et exécuté. S'il faut en croire Guy-Patin, vers la même époque, Fouquet avait encore des amis particuliers qui auraient bien voulu le servir. En attendant, ils travaillaient à faire un recueil de diverses pièces pour sa justification en 4 volumes in-fº, pièces dans lesquelles, ajoute le spirituel docteur, le cardinal Mazarin ne trouverait pas sans doute de quoi être canonisé[82]. Quelques années s'écoulèrent ainsi. Au mois de novembre 1671, le roi donna pour compagnon à Fouquet ce même Puyguilhem, duc de Lauzun, avec qui il avait eu un entretien à Nantes, la veille de son arrestation. Les deux prisonniers occupaient un appartement voisin, et parvinrent, au bout de quelque temps, à établir une communication secrète d'un appartement à l'autre. Toutefois, la rigueur du roi avait fini par s'apaiser. On permit d'abord a Fouquet et à Puyguilhem de se promener ensemble dans la citadelle, de dîner avec le capitaine Saint-Mars, et l'on autorisa celui-ci à inviter quelquefois à sa table les personnes de Pignerol dont il pouvait répondre. Enfin, au mois de mai 1679, le roi accorda à madame Fouquet et à ses enfants l'autorisation d'aller à Pignerol et de demeurer dans la citadelle. Il y avait alors dix-neuf ans qu'ils étaient séparés. Sans doute, cette faveur en présageait une plus grande: malheureusement, la santé de Fouquet était depuis longtemps altérée, et il mourut, vers la fin du mois de mars 1680, à l'âge de soixante-cinq ans.
Quelques jours après, le 3 avril 1680, l'amie fidèle et dévouée qui avait sollicité si vivement auprès de M. d'Ormesson, et à qui l'on doit de si curieux détails sur le procès du surintendant, madame de Sévigné, écrivait à sa fille:
«Ma chère enfant, le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée. Je n'ai jamais vu perdre tant d'amis; cela donne de la tristesse de voir tant de morts autour de soi..... Mademoiselle de Scudéry est très-affligée; enfin, voilà cette vie qui a donné tant de peine à conserver. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus; sa maladie a été des convulsions et des maux de cœur sans pouvoir vomir.»
Puis, deux jours plus tard, le 5 avril, madame de Sévigné trouvait au fond de son cœur cette mélancolique pensée;
«Si j'étais du conseil de famille de M. Fouquet, je me garderais bien de faire voyager son pauvre corps, comme on dit qu'ils vont faire. Je le ferais enterrer là; il serait à Pignerol, et après dix-neuf ans, ce ne serait pas de cette sorte que je voudrais le faire sortir de prison.»
La correspondance de Louvois avec le capitaine Saint-Mars constate qu'un fils de Fouquet, le vicomte de Vaux, emporta tous les papiers qui avaient appartenu à son père. Louvois trouva qu'ils auraient dû être envoyés au roi, et réprimanda sévèrement le commandant de Pignerol[83]. Il y avait parmi ces papiers, quelques poésies[84]. Il s'y trouvait peut-être aussi un livre qui fut publié en 1682 sous le titre de Conseils de la sagesse, et qu'on a attribué à Fouquet. M. d'Ormesson dit également que Fouquet avait écrit et fait imprimer, pendant l'instruction de son procès, un livre de piété ayant pour titre: Heures de la Conception de Notre-Dame. On cherche inutilement ces deux ouvrages dans les bibliothèques.
Telle fut cette vie avec sa magnificence et ses revers. Il est fâcheux pour Fouquet que sa célébrité et l'intérêt qui s'attache à son nom, lui soient venus, non pas des actes de son administration, mais de la grandeur, du retentissement de sa chute. On peut dire de tous les ministres, même les plus mauvais, qu'ils ont fait un peu de bien et rendu quelques services que l'on oublie trop. C'est ce qui arriva à Fouquet. Au mérite d'avoir, grâce à ses ressources personnelles, fourni au cardinal Mazarin toutes les sommes qui lui étaient nécessaires pour ses projets, a l'époque où Mazarin et l'État n'avaient plus aucun crédit, Fouquet joignit celui d'encourager le grand commerce extérieur et la navigation, qu'il essaya de relever en établissant un droit de cinquante sous par tonneau sur les navires étrangers, résolution importante, expédient indispensable pour que la France put un jour posséder une marine, et qui donna lieu, de la part de la Hollande, à des réclamations énergiques dont le résultat sera exposé avec quelque détail dans l'histoire de l'administration de Colbert, sous lequel ces réclamations se prolongèrent longtemps encore. Parmi les édits et règlements concernant le commerce et l'administration, qui ont paru sous le ministère de Fouquet, ceux dont les titres suivent sont les seuls qui méritent d'être rappelés:
Janvier 1655. Édit portant établissement d'une marque sur le papier et parchemin pour valider tous les actes qui s'expédient dans le royaume (papier timbré).
Janvier 1656. Édit portant règlement pour l'établissement des manufactures de bas de soie.
Mars 1656. Établissement de la halle aux vins.
22 avril 1656. Déclaration portant que les compagnons qui épouseront des orphelines de la Miséricorde seront reçus maîtres de leurs métiers à Paris.
Mai 1656 et avril 1657. Lettres patentes portant établissement d'une colonie dans l'Amérique méridionale.
Juillet 1656. Déclaration pour le dessèchement des marais[85].
Voilà quels furent les principaux actes administratifs de Fouquet.
Et maintenant, qu'on se figure les angoisses de dix-neuf ans passés dans la plus dure prison, pour celui qui, au temps de sa prospérité, domptait, amollissait toutes les volontés et tous les cœurs, qui avait une cour de grands seigneurs et de grandes dames, de poëtes et d'artistes, dont un désir enfantait des chefs-d'œuvre, et qui, à Vaux, à Saint-Mandé, élevait des montagnes, creusait des vallées. Quelle expiation! Enfin, par une réaction des plus heureuses, les prodigalités et le désordre de l'administration de Fouquet valurent à la France la sévère économie, l'ordre, la probité que Colbert chercha toujours à faire régner dans les immenses affaires dont il fut chargé. J'ai essayé de faire voir le rôle que ce dernier avait joué dans l'affaire de Fouquet. Cette époque de sa vie dut être pour Colbert très-difficile et très-critique. Laisser aller les choses, n'opposer aucun effort aux efforts des amis de l'accusé, rester calme et sans passion autour de mille passions, cela eût été beau, sans doute, mais c'était s'exposer à voir absoudre les faits les plus graves, les malversations les plus criantes. Quoi qu'il en soit, si le but que Colbert voulait atteindre était louable, on n'en peut dire autant des moyens qu'il se crut obligé d'employer. Plus adroit, plus insinuant, plus maître de lui, d'un côté, il aurait retardé ses mesures sur les rentes; de l'autre, en circonscrivant l'accusation sur quelques chefs principaux, il aurait évité les lenteurs et les défauts de forme qui faillirent tout perdre. Telle n'était pas sa nature. Indigné des dilapidations qu'il avait vues; s'inquiétant peu de l'accusation, assez vraie au fond, qui lui était faite de se montrer inexorable envers celui dont il avait pris la place; d'humeur austère, inflexible, Colbert le poussa sans pitié jusqu'à ce qu'il fût tombé. Encore une fois, on peut ne pas approuver l'homme, mais à coup sûr le ministre méritait des éloges. Les malversations de Fouquet étant avérées, le crime d'État manifeste, patent, constaté de sa main, un exemple était nécessaire. Supposez que le gouvernement eût reculé, et que Colbert, doublement compromis dans cette affaire, et par la position qu'il avait prise, et par les accusations que lui renvoyait l'accusé, eût été dans la nécessité de se retirer, qui donc eût été capable de rétablir l'ordre dans les finances? Quelle confiance eût inspirée une nouvelle administration inaugurée sous de pareils auspices? Quel bien eût-elle pu opérer? Qu'on examine, au contraire, ce qui fut fait. Mais ici je m'arrête. L'administration de Colbert demande à être étudiée attentivement dans son ensemble et dans ses détails, et il est indispensable de lui consacrer un cadre beaucoup plus étendu.