Читать книгу Histoire de la vie et de l'administration de Colbert - Pierre Clément - Страница 20
Оглавление«Il a couru ici un bruit de la mort de M. l'évêque de Nantes, qui a deux petites abbayes, dont l'une dépend de Cluny, qui vaut 4,000 livres de rentes. Je supplie très-humblement Vostre Éminence, si ce bruit se trouvoit vray, ou en pareil cas, de me gratifier de quelque bénéfice à peu près de cette valeur[103].»
Dans les lettres suivantes, Colbert revient à plusieurs reprises sur le même sujet, mais le cardinal reste muet. Quelques passages de cette correspondance de Colbert initient à ses pensées intimes et le montrent déjà tel qu'il doit être un jour lorsqu'il exercera le pouvoir. Le 1er juillet 1654, il écrit que «les compagnies souveraines agissent d'une manière insupportable.» On voit poindre dans ces mots le caractère du ministre qui, servant en cela l'orgueil et les rancunes de Louis XIV, fit essuyer le plus d'humiliations aux Parlements[104]. Et Mazarin répond en marge: Il n'y a pas moyen de souffrir les procédés de ces gens-là.» Au mois d'août 1654, après la prise de Stenay, Colbert écrit au cardinal les lignes suivantes, dans lesquelles son caractère et celui de Mazarin se dessinent également:
«Les grandes actions, comme celle que l'armée du Roy vient d'exécuter par les soins et vigilance de Vostre Éminence, donnent des sentiments de joie incomparables aux véritables serviteurs du Roy et de Vostre Éminence, reschauffent les tièdes et estonnent extraordinairement les méchants; mais le principe du mal demeure toujours en leur esprit: il n'y a que l'occasion qui leur manque, laquelle Vostre Éminence voit bien par expérience qu'ils ne laisseront jamais s'eschapper. Au nom de Dieu, qu'elle demeure ferme dans la résolution qu'elle a prise de chastier, et qu'elle ne se laisse pas aller aux sentiments de beaucoup de personnes qui ne voudroient pas que l'autorité du roy demeurast libre et sans estre contre-balancée par des autorités illégitimes, comme celle du Parlement et autres. Je supplie Vostre Éminence de pardonner ce petit discours à mon zèle[105].»
Évidemment, Colbert trouvait le cardinal débonnaire à l'excès, manquant de fermeté, et surtout trop éloigné des grands moyens, des coups d'État. «Je suis très-aise, répondit Mazarin en marge, des bons sentimens que vous avez.» Voilà tout. Quant à ses projets et à la vigueur qu'on lui recommande, pas un mot. A quoi bon, en effet? N'était-il pas déjà venu à bout de difficultés bien autrement grandes avec de la ruse, de la patience, et sans verser une seule goutte de sang?
Ce n'étaient pas là les idées et la politique de Colbert. Dans une longue lettre du 23 novembre 1655, par laquelle il proposait à Mazarin, qui approuva son projet, d'établir un comité de surveillance pour procéder à la réformation de l'ordre de Cluny, dont l'ancienne réputation était depuis quelque temps compromise par l'inconduite de quinze cents moines déréglés, Colbert parle avec une sorte de respect de la main puissante du cardinal de Richelieu. On a vu déjà comment il s'exprimait toujours sur son compte. En même temps, l'intendant de Mazarin portait très-loin le soin des détails. Souvent, après avoir parlé des plus graves affaires, il entretient le cardinal d'objets de la plus minime importance, et lui annonce des envois de vins, de melons, etc.
«On économiserait au moins 40 écus, écrivoit-il le 17 juillet 1655, à vous envoyer les dindonneaux, faisandeaux, gros poulets, si Vostre Éminence les faisoit prendre par une charrette, ne sachant d'ici où il faudroit les adresser[106].»
Dans une autre lettre, en date du 20 août 1656, la sollicitude de Colbert pour les intérêts du commerce se manifeste déjà clairement, et il se plaint que «Messieurs des finances travaillent à établir de nouveaux droits à La Rochelle, ce qui ruinerait entièrement son commerce, à quoi il est nécessaire que le cardinal interpose son autorité.» Enfin, dans plusieurs lettres, on le voit chargé en quelque sorte de la police, faire épier les personnes dont les démarches étaient suspectes à Mazarin, travailler avec l'abbé Fouquet à découvrir ceux qui apposaient des placards séditieux sur les murs de Paris, ou qui en jetaient sous les portes, jusque dans les maisons, et en même temps investi des pleins pouvoirs du cardinal, dirigeant et faisant prospérer son immense fortune, le conseillant souvent avec succès, ayant, par suite de cette position beaucoup de crédit, et, de plus, toute l'affection de Mazarin, qui écrit en marge d'une très-longue lettre de Colbert, relative à un démêlé que celui-ci avait eu avec M. de Lionne: «Je prends part à tout ce qui vous regarde comme si c'estoit mon propre intérest.»
C'est à peu près à cette époque de sa vie que se rapporte une démarche très-singulière de Colbert. Sa position était devenue dès lors assez brillante et attirait sur lui l'attention. Déjà, en 1649, il avait été nommé conseiller d'État. Vers 1650, il avait épousé Marie Charon, fille de Jacques Charon, sieur de Menars, qui, «de tonnelier et courtier de vin, était devenu trésorier de l'extraordinaire des guerres[107].» Jacques Charon, estimant que sa fille était un des plus riches partis de la capitale, à cause des grosses successions qu'elle attendait, aurait eu, dit-on, des vues plus élevées; mais, menacé d'une taxe considérable dont Colbert le fit exempter, il consentit à ce mariage, qui, à tout événement, assurait à son gendre une position indépendante[108]. Enfin, les témoignages des bontés du cardinal ne s'étaient pas bornés à Colbert, et déjà, en 1655, grâce à l'influence de celui-ci, toute sa famille se trouvait établie dans des postes très-avantageux. C'est dans ces circonstances que Colbert écrivit, fit imprimer et rendit publique la curieuse lettre qu'on va lire. Si la reconnaissance seule le fit parler ainsi, rien n'était plus louable sans doute, bien qu'un peu moins d'éclat dans l'expression de ce sentiment eût été plus convenable. On jugera d'ailleurs, à la lecture de cette lettre, si une manifestation aussi inusitée n'entrait pas pour quelque chose dans la politique de Mazarin, si elle n'avait pas été concertée entre lui et Colbert, et si enfin, elle n'était pas pour ce ministre un moyen indirect de répondre par des faits au reproche d'ingratitude que ses ennemis affectaient de lui adresser.
«Lettre du sieur Colbert, intendant de la maison de Monseigneur le cardinal, à son Éminence[109].
«Monseigneur,
«Bien que j'aie reconnu en mille occasions, par l'honneur que j'ai d'approcher à toute heure de Votre Éminence, qu'elle ne cherche point d'autre récompense de ses vertueuses actions que ses actions vertueuses mêmes, et que sa magnanimité oublie aussi facilement ses bienfaits qu'elle a de dispositions à pardonner les injures, je la supplie de trouver bon que je ne paroisse pas insensible à tant de faveurs qu'elle a répandues sur moi et sur ma famille, et qu'au moins en les publiant je leur donne la seule sorte de paiement que je suis capable de leur donner. Si elle a de la peine à souffrir que je la fasse souvenir, des obligations infinies que je lui ai, qu'elle ne m'envie pas la joie de les apprendre à tout le monde, et qu'elle me permette de lui enquérir pour serviteurs tous ceux qui sont touchés de la beauté de la vertu, en leur faisant voir de quelle manière elle traite les siens, et quel avantage il y a de lui être fidèle.
«Je ne veux pas, Monseigneur, entrer dans le vaste champ de tous les bienfaits et de toutes les grâces qui sont sortis des mains de Votre Eminence; je me renfermerai dans les choses qui me regardent, et ne lasserai ni sa modestie ni sa patience, n'employant que peu de paroles pour ce grand nombre de bienfaits dont il lui a plu de me combler. Quelles paroles aussi bien pourraient exprimer ses libéralités, puisque l'étendue de ma gratitude même ne sauroit les égaler?
«Je dirai seulement qu'après quelques épreuves de mon zèle, dans la campagne de 1649 et 1650, où Votre Éminence me commanda de la suivre en Normandie, en Bourgogne, en Picardie, en Guyenne et en Champagne, m'ayant dès lors confié le soin de toutes les dépenses qu'elle faisoit faire dans ce voyage pour le service du roi, après avoir donné des marques publiques d'en être satisfaite, par une chanoinie de Saint-Quentin qu'elle fit obtunir à mon frère, nonobstant les instances que quelques personnes considérables en avoient faites. Dans ce grand orage qui s'éleva en 1651, et qui obligea Votre Éminence à céder pour un temps à sa furie, elle ne fut pas hors du royaume qu'elle jette les yeux sur moi pour me commettre la direction de toutes ses affaires, et j'avoue qu'encore que je mette à un très-haut prix toutes les bontés qu'elle m'a témoignées, il n'y en a pourtant aucune que je fasse entrer en comparaison avec celle-là; soit que je la considère du côté du jugement avantageux qu'elle faisoit de moi, soit que je la considère de l'exemple qui est en soi très-honorable, et que l'exemple de feu M. le cardinal de Richelieu[110] fait voir digne de l'ambition des personnes de la condition la plus haute dans l'Église, dans l'épée ou dans la robe, lesquelles ne l'eussent pas moins recherchée pour voir Votre Éminence éloignée, sachant qu'elle ne l'étoit pas du cœur de Leurs Majestés, et qu'en s'attachant à ses intérêts leurs services n'en auroient pas été moins reconnus; soit, enfin que je la considère du côté de l'utile, puisqu'elle me servoit comme d'assurance de tous les biens auxquels je pouvois prétendre en bien servant, et que j'ai reçus depuis au-delà de mes prétentions et de mes espérances. Votre Éminence voulut encore ajouter à la grâce d'un si grand bienfait celle de donner des marques d'une confiance tout entière et même d'une très-grande fermeté à maintenir le choix qu'elle avoit fait, lorsque ceux qui s'étoient élevés, à sa recommandation, aux premières charges de l'État, ayant déclaré par diverses pratiques ne vouloir aucune sorte de confiance avec moi, dans la vue de se rendre maîtres de ses affaires, elle leur écrivit dans des termes si pressants et si positifs qu'ils furent contraints d'en perdre la pensée et de s'accommoder à ses intentions[111]. Ces termes mêmes étoient accompagnés de tant de marques de bonté pour moi qu'une princesse, qui avoit eu part à ce démêlé, ne fit pas difficulté de me dire qu'elle se tiendroit pour bien récompensée si, après avoir servi Votre Éminence pendant dix ans le plus utilement, elle recevoit quatre lignes de sa main, de la manière dont Votre Éminence avoit écrit quatre pages sur mon sujet. Une faveur en toutes façons si importante fut suivie de plusieurs autres presque en même temps. Votre Éminence me donna un bénéfice de 10,000 livres de rente pour ce même frère à qui elle avoit procuré une chanoinie de Saint-Quentin, et à un autre qui venoit d'être blessé sur la brèche de Chastel en Lorraine, elle fit accorder une lieutenance au régiment de Navarre, et pour un troisième elle obtint de la reine la direction des droits de tiers des prises faites par les vaisseaux du roi sur les ennemis de cette couronne. Mais, comme si Votre Éminence eût résolu de ne point laisser passer d'année sans la signaler par de nouveaux bienfaits, la suivante ne fut pas commencée que je me vis honorer de la charge d'intendant de la maison de Monseigneur le duc d'Anjou, et que je vis ce même frère gratifié d'un autre bénéfice de 800 livres de rente. Votre Éminence couronna tant de bienfaits par un dernier prix inestimable, je veux dire par les témoignages avantageux qu'elle voulut bien rendre en diverses rencontres au roi et à la reine, comme si elle eût voulu justifier ses grâces par mon mérite, quoiqu'elles n'eussent autre principe ni autre fondement que sa bonté et sa munificence. Votre Éminence me les continua encore, en 1653, par la permission que j'eus de tirer 40,000 livres de récompenses de la charge d'intendant de Monseigneur le duc d'Anjou, et par le dessein qu'elle forma de me faire avoir celle de secrétaire des commandements de la reine à venir. Dans le cours de la même année, elle fit donner une compagnie, au régiment de Navarre, à celui de mes frères[112] à qui elle avoit fait donner une lieutenance; elle fit agréer mon autre frère[113] pour la direction des préparatifs et pour l'intendance de l'armée de terre destinée à l'entreprise de Naples, et nomma un de mes cousins germains[114] à l'intendance de l'armée de Catalogne, qui depuis fut convertie en celle de toutes les affaires de ses gouvernements de La Rochelle et de Brouage.
«Enfin, au commencement de l'année 1654, elle exécuta le dessein qu'elle avait conçu pour la charge de secrétaire des commandements de la reine à venir, de laquelle elle me fit revêtir, refusant ses offices pour la même charge à une personne à qui, sans cette excessive bonté qu'elle a pour moi, une infinité de raisons les dévoient faire accorder[115]. Dans la même année elle mit le comble à ses faveurs par une abbaye de 6,000 livres de rente qu'elle impétra de Sa Majesté pour mon frère. Je dois encore à l'efficacité de ses bons témoignages la bonté que la reine a eue d'acheter pour moi une charge considérable de la maison du roi, avec ces paroles si avantageuses qu'elle ne l'achèteroit pas pour me faire plaisir, mais pour le service du roi son fils; et je ne puis taire que Votre Eminence, avec quelque résistance de ma part au torrent de ses libéralités[116], a pensé cette année encore à les accroître par un bénéfice de 8,000 livres de rente.
«Voilà, Monseigneur, en abrégé, ce qui se peut exprimer et connoistre des bienfaits dont je suis comblé par la bonté immense de Votre Éminence: étant infiniment au-dessus de mes forces d'exprimer la manière avec laquelle vous en avez su rehausser la valeur; car comme il n'y a que Votre Éminence qui puisse concevoir et produire toutes ces grâces dont vous les accompagnez, qui surpassent infiniment les bienfaits mêmes, et que vous imprimez si puissamment dans les cœurs, il n'y a qu'elle seule qui les puisse dignement apprécier. Je ne lui en dis autre chose, sinon qu'elle surpasse autant mon mérite que mes souhaits; que leur grandeur et leur nombre m'ôtent le moyen et le loisir de les goûter comme il faudrait, et que plus sa bonté veut même relever le peu que je vaux, pour leur donner quelque apparence de justice, et plus j'en rapporte les motifs à cette bonté, sans que je prétende jamais en demeurer quitte envers elle, quelques services que je lui puisse rendre, quand je lui en rendrois des siècles entiers.
«Toutes ces grâces, Monseigneur, et une infinité d'autres que Votre Éminence a répandues sur toutes sortes de sujets, à proportion de leur mérite et même beaucoup au delà, devroient étouffer la malice de ceux qui ont osé publier que les grâces et les bienfaits ne sortoient qu'avec peine de vos mains, et quelques-uns de ceux qui en ont été comblés ont été de ce nombre, comme si, dans le même temps qu'ils recevoient des bienfaits, ils cherchoient des couleurs pour les diminuer, afin de se décharger du blâme de l'ingratitude qu'ils méditaient. C'est une matière dont personne ne peut guère mieux parler que moi; la meilleure partie de ces grâces a passé devant mes yeux, et je n'en ai vu aucune, pour peu de mérite qu'ait eu la personne qui les a reçues, qui n'ait été redoublée par la manière obligeante de la faire. Il est vrai que souvent ces grâces ont été fort ménagées, parce qu'elles étoient faites pour de très puissantes considérations d'État, et non pour celles des personnes qui les recevoient, qui souvent en étoient très-indignes. Je dois ce témoignage à la vérité, et c'est pour cela que je supplie Votre Éminence de souffrir que je fasse connoître à chacun ce que j'en ai éprouvé moi-même, afin que si quelques particuliers lui dérobent la gloire des bonnes actions qui lui ont été profitables, le public lui rende justice et ne dénie pas à ses actions la louange qui leur est due.
«J'avoue, Monseigneur, que Votre Éminence trouveroit facilement une infinité de sujets plus dignes que moi de sa munificence, et toutefois si un cœur, bien persuadé de ses obligations, et brûlant du désir d'y bien répondre, pouvoit tenir lieu de mérite, je croirois que le mien a toute la disposition dont il est capable, et que Votre Eminence peut justement désirer pour les grandes choses qu'elle a faites pour moi. Et du moins je ne lui laisserai pas le déplaisir de les avoir semées en une terre ingrate.
«Ce n'est pas, Monseigneur, que, pour m'être entièrement dévoué au service de Votre Éminence et de sa maison, et en avoir montré l'exemple à mes frères et à mes proches, et pour élever mes enfants dans la religion où Dieu les a fait naître, avec le même zèle et la même constance que moi; ce n'est pas que je prétende satisfaire à ce que je dois à ses bontés; mes soins et mes travaux quelque grands et quelque utiles qu'ils puissent être, demeureront toujours au-dessous de ce qu'elle a droit d'attendre de moi en toute l'étendue de ses intérêts et de ses commandements. Mes paroles mêmes, quelque puissantes qu'elles fussent, ne lui sauraient faire connoître qu'imparfaitement ma gratitude en voulant lui en exprimer la grandeur. Je me trouve réduit à me servir de termes trop foibles et trop ordinaires d'une protestation très-véritable d'être éternellement, avec toute sorte de respect et de dévotion.
«Monseigneur,
«De Votre Éminence,
«Le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur,
Paris, le 9 avril 1655.
«Colbert.»
Une telle manifestation est au moins étrange, et il n'est guère possible de supposer qu'elle ait été spontanée. Ce fut là comme un manifeste de Mazarin dont le but principal était de prouver l'avantage qu'il y avait à s'attacher fortement à lui. Telle dut être au fond sa tactique, et elle lui réussit à merveille. En effet, à partir de cette époque, toute velléité de résistance disparut, et l'on peut dire que l'exercice du pouvoir royal ne rencontra plus dès-lors d'opposition sérieuse, même dans les Parlements.
On a déjà vu, par les récriminations de Fouquet, que Mazarin, au mépris de toutes les règles administratives et de toutes les convenances, se chargeait de la fourniture des vivres de l'armée. Une lettre de Colbert, du 8 juin 1657, constate ce fait d'une manière péremptoire. Colbert n'ose pas dire au cardinal que ces opérations sont déloyales, mais il insiste fortement pour lui faire comprendre jusqu'à quel point elles le compromettent.
«Le surintendant, écrit-il, ne pouvant rembourser Vostre Éminence que par des assignations sur divers, il s'ensuivra que ceux-ci auront connoissance de ces fournitures, ou bien il faudra prendre toute sorte de faussetés pour les leur cacher[117].»
Quatre ans plus tard cependant, à l'époque du procès de Fouquet, il fallut que Colbert et tous ceux qui avaient épousé sa cause défendissent la probité du cardinal obstinément attaquée par le surintendant, qui prétendait se justifier surtout par cette raison que le premier ministre avait amassé illégalement vingt fois plus de bien que lui.
J'ai essayé précédemment de caractériser les rapports qui avaient existé entre Colbert et Fouquet avant l'arrestation de ce dernier, et l'influence que Colbert exerça sur la destinée du surintendant. Qu'on me permette de revenir un instant sur cette partie de leur biographie commune. La lettre suivante, du 16 juin 1657, ne justifie pas complètement Colbert, il est vrai, du reproche qui lui a été fait d'avoir fortement travaillé à renverser Fouquet pour le supplanter; cependant, elle est favorable au surintendant, pour lequel il paraît évident qu'à cette époque Mazarin éprouvait déjà de l'éloignement.
«Le sieur procureur général, écrit Colbert, ayant toujours bien, servi Vostre Éminence en toute occasion, mérite assurément de recevoir quelque grâce particulière, et si Vostre Éminence est résolue de luy accorder ce qu'il demande, je suis obligé de luy dire qu'ayant tous les jours besoin dudit sieur procureur général pour ses affaires, il seroit assez nécessaire que je luy en portasse la nouvelle, et mesme que Vostre Éminence fist connoistre à tous ceux qui lui en parleront pour luy que je luy ai rendu témoignage en toute occasion du zèle qu'il fait paroistre pour le service de Vostre Éminence[118].»
Ainsi, au mois de juin 1657, Colbert recommandait en quelque sorte Fouquet au cardinal et ne songeait pas évidemment à le remplacer. L'année suivante, Fouquet écrivit son fameux projet qu'il modifia ensuite à deux reprises, principalement après s'être brouillé avec son frère l'abbé. Ce ne fut que deux ans après, le 1er octobre 1659, pendant le voyage du cardinal aux Pyrénées, que Colbert lui adressa, sur le désordre des finances, ce mémoire dont Gourville et Fouquet prirent copie, grâce à l'infidélité du surintendant des postes, de Nouveau, inscrit comme tant d'autres sur la liste des pensionnaires de Fouquet.
Vers le même temps, Colbert reçut une nouvelle marque de la faveur de Mazarin, qui le chargea d'une mission difficile auprès du pape Alexandre VII. Il s'agissait de décider le pape à restituer au duc de Parme le duché de Castro dont il l'avait dépouillé, et, en second lieu, de le déterminer à porter du secours aux Vénitiens, afin de les aider à repousser de Candie les Turcs qui l'assiégeaient. Cette mission ne réussit pas. D'abord, Alexandre VII était animé de dispositions très-peu bienveillantes à l'égard du cardinal Mazarin; et, quant au duché de Castro, une invitation diplomatique pure et simple était peu propre à décider le pape à le remettre entre les mains du duc de Parme. Après quatre mois d'un inutile séjour à Rome, Colbert se rendit à Florence, à Gênes, à Turin pour solliciter des secours en faveur des Vénitiens, mais toujours sans succès. Le duc de Savoie seul promit de joindre mille fantassins aux troupes de l'expédition que la France projetait alors[119].
Mais la place de Colbert n'était pas dans les cours étrangères, et ce n'est point par la diplomatie, il est permis de le croire, qu'il se serait frayé un chemin au premier rang. Il revint donc à Paris et y trouva le cardinal Mazarin souffrant déjà de la maladie dont il mourut un an après[120]. Pour calmer ses tardifs scrupules, Colbert lui conseilla de faire une donation de tous ses biens au roi, lui garantissant d'avance, pour le rassurer, que Louis XIV ne les accepterait pas. C'est alors que le cardinal fit ce fameux testament par lequel il léguait au roi, et, en cas de non-acceptation de sa part, à diverses personnes, notamment au duc de La Meilleraie, mari de sa nièce Hortense, à condition qu'il prendrait le titre de duc de Mazarin, plus de 50 millions du temps. «Ah! ma famille, ma pauvre famille! s'écriait le cardinal en attendant la réponse du roi, elle n'aura pas de pain.» Enfin, Louis XIV le tira d'inquiétude en lui permettant de disposer de tous ses biens. Peu de jours après, le cardinal mourut. L'abbé de Choisy raconte qu'aussitôt Colbert alla trouver le roi et lui dit que le cardinal avait en divers endroits près de 15 millions d'argent comptant; qu'apparemment son intention n'était pas de les laisser au duc de Mazarin, bien qu'il l'eût déclaré son légataire universel; qu'il y aurait à prendre sur cet argent 400,000 écus qu'il donnait à chacune de ses nièces, mais que le surplus servirait à remplir les coffres de l'épargne entièrement vides, ce qui fut fait[121].
Tel fut, suivant l'abbé de Choisy, le commencement de la fortune de Colbert, mais cette faveur eut évidemment une autre cause. On a vu quelles étaient les dispositions du cardinal à l'égard du surintendant en 1659, et il est facile de deviner que, tout en faisant au roi le plus grand éloge de la probité, de l'exactitude, de la vigilance de Colbert, il blâma chez Fouquet tous les défauts opposés. Quand Mazarin mourut, laissant la France en paix au dehors, délivrée de l'esprit de faction au dedans, mais épuisée, sans ressources, et scandaleusement exploitée par tout homme qui avait une centaine de mille écus à prêter au trésor à 50 pour 100 d'intérêt; Colbert qui, depuis longtemps, suivait avec soin les progrès de la corruption, qui en savait toutes les ruses et toutes les faiblesses, et qui les dévoilait à Louis XIV; Colbert que le roi consultait d'abord en secret, tant était grand le besoin qu'il avait de lui, devait nécessairement, et au bout de peu de temps, obtenir ses entrées publiques au Conseil et y occuper la première place. Ses travaux spéciaux, ses antécédents, son caractère, son ardeur pour le travail, cette colossale fortune de Mazarin si habilement administrée pendant près de quinze ans, mais surtout la modestie des fonctions qu'il avait remplies auprès du cardinal, tout le désignait à Louis XIV, qui, sans doute, crut prendre en lui non un ministre, mais un premier commis. Fatigué d'obéir au cardinal Mazarin, qu'il ménageait tout en désirant se soustraire à son joug, Louis XIV éprouvait alors une extrême impatience d'exercer personnellement toutes les prérogatives de la royauté. «Sire, lui avait dit l'archevêque de Rouen, le lendemain de la mort du cardinal, j'ai l'honneur de présider l'assemblée du clergé de votre royaume. Votre Majesté m'avait ordonné de m'adresser à M. le cardinal pour toutes les affaires; le voilà mort à qui le roi veut-il que je m'adresse à l'avenir?—A moi, Monsieur l'archevêque,» répondit Louis XIV[122]. En même temps, il dit au chancelier Séguier et aux secrétaires d'État qu'il avait résolu d'être son premier ministre. Quant à Colbert, un des hommes qui avaient pris le plus de part aux dilapidations du surintendant, le financier Gourville a dit: «J'ai toujours pensé qu'il n'y avait que lui au monde qui eût pu mettre un si grand ordre dans le gouvernement des finances en si peu de temps[123].» Après la mort de Mazarin, Colbert fut donc nommé successivement intendant des finances, surintendant des bâtiments, contrôleur général, secrétaire d'État ayant dans son département la marine, le commerce et les manufactures. Malheureusement, dans la conduite des affaires générales d'un grand pays, les bonnes intentions ne suffisent pas toujours; et, si cela est encore vrai de nos jours, quelles ne devaient pas être les difficultés il y a environ deux siècles. L'examen approfondi de l'administration de Colbert fera voir jusqu'à quel point ce ministre a partagé certaines erreurs de ses contemporains, l'influence qu'il a exercée sur le développement de la richesse et de la puissance du royaume, enfin s'il a été aussi utile qu'il eut toujours le vif désir de l'être à la classe la plus nombreuse et la plus intéressante de la nation. Cette administration touche à bien des points divers et importants: finances, commerce, manufactures, agriculture, marine, législation, négociations diplomatiques, police, approvisionnements, beaux-arts, constructions, elle embrasse tout. Je n'ai pas la prétention de la juger sous chacun de ces rapports. Je me contenterai, le plus souvent, d'exposer les faits avec une rigoureuse impartialité, en les éclairant au moyen des documents nouveaux que j'ai recueillis sur un très-grand nombre d'entre eux incomplètement connus jusqu'à ce jour.