Читать книгу Histoire de la vie et de l'administration de Colbert - Pierre Clément - Страница 15

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«L'esprit de Son Éminence, susceptible naturellement de toute mauvaise impression contre qui que ce soit[42], et particulièrement contre ceux qui sont en un poste considérable et en quelque estime dans le monde; son naturel deffiant et jaloux, les dissensions et inimitiés qu'il a semées avec un soin et un artifice incroïable dans l'esprit de tous ceux qui ont quelque part dans les affaires de l'Estat, et le peu de reconnaissance qu'il a des services receus quand il ne croit plus avoir besoin de ceux qui les lui ont rendus, donnant lieu à chacun de l'appréhender, à quoi ont donné plus de lieu en mon particulier le plaisir qu'il tesmoigne trop souvent et trop ouvertement prendre à escouter ceux qui lui ont parlé contre moi, auxquels il donne tout accès et toute créance, sans considérer la qualité des gens, l'intérest qui les pousse et le tort qu'il se fait à lui-mesme de décréditer un surintendant qui a toujours une infinité d'ennemis[43], que lui attire inévitablement un employ qui ne consiste qu'à prendre le bien des particuliers pour le service du Roi, outre la haine et l'envie qui suivent ordinairement les finances; d'ailleurs, les commissions qu'il a données à mon frère l'abbé, qui s'est engagé trop légèrement, puisqu'il n'a pas de titre pour cela, contre M. le Prince et les siens, à l'exécution de tous ses ordres, contre ceux qu'il a voulu persécuter, ne pouvant qu'il ne nous ait attiré un nombre d'ennemis considérables qui confondent toute la famille, attendent l'occasion de nous perdre, et travaillent sans discontinuer près de Son Éminence mesme, connoissant son foible, à luy mettre dans l'esprit des deffiances et des soubçons mal fondez; ces choses, dis-je, et les connoissances particulières qu'il a données à un grand nombre de personnes de sa mauvaise volonté, m'en faisant craindre avec raison les effets, puisque le pouvoir absolu qu'il a sur l'esprit du Roy et de la Reyne lui rendent facile tout ce qu'il veut entreprendre, et considérant que la timidité naturelle qui prédomine en luy ne lui permettra jamais d'entreprendre de m'esloigner seulement, ce qu'il auroit exécuté déjà, s'il n'avoit pas été retenu par l'appréhension de quelque vigueur qu'il a reconnu en mes frères et en moi, un bon nombre d'amis que l'on a servis en toutes occasions, quelque intelligence que l'expérience m'a donnée dans les affaires, une charge considérable dans le Parlement, des places fortes occupées par nous ou nos amis, et des alliances assez avantageuses, outre la dignité de mes deux frères dans l'Église; ces considérations, qui paraissent fortes d'un costé à me retenir dans le poste où je suis, d'un autre ne peuvent permettre que j'en sorte sans que l'on tente tout d'un coup de nous accabler et de nous perdre, parce que, par la connoissance que j'ay de ses pensées, et dont je l'ay oüy parler en d'autres occasions, il ne se résoudra jamais de nous pousser, s'il peut croire que nous en reviendrions, et qu'il pourrait estre exposé au ressentiment de gens qu'il estime hardis et courageux.

«Il faut donc craindre tout et le prévoir; afin que, si je me trouvois hors de la liberté de m'en pouvoir expliquer, lors on eust recours à ce papier pour m'y chercher les remèdes qu'on ne pourroit trouver ailleurs, et que ceux de mes amis qui auront été advertis d'y avoir recours sachent qui sont ceux auxquels ils peuvent prendre confiance.

«Premièrement, si j'estois mis en prison et que mon frère l'abbé, qui s'est divisé dans les derniers temps d'avec moi mal-a-propos, n'y fust pas et qu'on le laissast en liberté, il faudroit doubler qu'il eust été gagné contre moi, et il seroit plus à craindre en cela qu'aucun autre[44]. C'est pourquoi le premier ordre seroit d'en avertir un chacun estre sur ses gardes à observer sa conduite. Si j'estois donc prisonnier et que l'on eust la liberté de me parler, je donnerois les ordres de là tels qu'il faudrait les suivre, et ainsi cette instruction demeureroit inutile et ne peut servir qu'en cas que je fusse resserré et ne peusse avoir commerce libre avec mes véritables amis.

«La première chose donc qu'il faudrait tenter seroit que ma mère, ma femme, ceux de mes frères qui seroient en liberté, le marquis de Charrost et mes autres parents proches, fissent, par prières et sollicitations, tout ce qu'ils poudroient, premièrement pour me faire avoir un valet avec moi, et ce valet, s'ils en avoient le choix, seroit Vatel; si on ne pouvoit l'obtenir, on tenteroit pour Long-Champs, sinon pour Courtois ou Lavallée.

«Quelques jours après l'avoir obtenu on feroit instance pour mon cuisinier, et on laisserait entendre que je ne mange pas, que l'on ne doit pas refuser cette satisfaction à moins d'avoir quelque mauvais dessein.»

Fouquet recommande ensuite qu'on tâche de lui envoyer aussi Bruant, son commis, et Pecquet, son médecin.

«On feroit tous les efforts d'avoir commerce par le moyen d'autres prisonniers, s'il y en avoit au mesme lieu, ou en gagnant les gardes, ce qui se fait toujours avec un peu de temps, d'argent et d'application....

«Cependant, il faudrait sous main voir tous ceux que l'alliance, l'amitié et la reconnoissance obligent d'estre dans nos intérests, pour s'en assurer, et les engager de plus en plus à sçavoir d'eux jusques où ils voudroient aller.

«Madame du Plessis-Bellière, à qui je me fie de tout et pour qui je n'ai jamais eu aucun secret ni aucune réserve, seroit celle qu'il faudrait consulter sur toutes choses, et suivre ses ordres, si elle estoit en liberté, mesme la prier de se mettre en lieu seur.

«Elle connoît mes véritables amis, et peut-estre qu'il y en a qui auroient honte ce manquer aux choses qui seraient proposées pour moy de sa part.

«Quand on auroit bien pris ses mesures, qu'il se fust passé environ ce temps de trois mois à obtenir de petits soulagements dans ma prison, le premier pas seroit de faire que M. le comte de Charrost allast à Calais, qu'il mist sa garnison en bon estat, qu'il fist réparer sa place et s'y tinst sans en partir pour quoy que ce fust. Si le marquis de Charrost n'estoit point en quartier de sa charge de capitaine des gardes, il se retireroit aussi à Calais avec M. son père, et y mèneroit ma fille, laquelle il faudroit que madame du Plessis-Bellière fist souvenir en cette occasion de toutes les obligations qu'elle m'a, de l'honneur qu'elle peut acquérir en tenant par ses caresses, par ses prières et par sa conduite, M. son beau-père et son mari dans mes intérests, sans qu'il entrast en aucun tempéramment là-dessus.

«Si M. de Bar, qui est homme de grand mérite, qui a beaucoup d'honneur et de fidélité, qui a eu autrefois la même protection que nous, et qui m'a donné des parolles formelles de son amitié, vouloit aussi se tenir dans la citadelle d'Amiens, et y mettre un peu de monde extraordinaire et de munitions, sans rien faire néantmoins que de confirmer M. le comte de Charrost de s'asseurer encore de ses amis et du crédit qu'il[45] a au Havre, et sur M. de Montdejeu, gouverneur d'Arras.

«Je ne doute point que madame du Plessis-Bellière n'obtînt de M. de Bar tout ce que dessus, au moins pour l'extérieur, et à plus forte raison de M. le marquis de Créqui, que je souhaiterois de faire le mesme personnage et se tenir dans sa place. Je suis assuré que M. de Feuquières feroit de mesme au moindre mot qu'on lui en diroit.

«M. le marquis de Créqui pourroit faire souvenir M. Fabert des parolles formelles qu'il m'a données et à luy par escrit[46] d'estre dans mes intérests, et la marque qu'il faudroit lui en demander, s'il persistoit en cette volonté, seroit que luy et M. de Fabert escrivissent à Son Éminence en ma faveur fort pressamment, pour obtenir ma liberté, qu'il promist d'estre ma caution de rien entreprendre, et, s'il ne pouvoit rien obtenir, qu'il insinuast que tous les gouverneurs cy-dessus nommez donneroient aussi leur parolle pour moi; et en cas que M. Fabert ne voulust pas pousser l'affaire et s'engager si avant, M. le marquis de Créqui pourroit agir et faire des efforts en son nom, et de tous lesdits gouverneurs, par lettres et se tenans dans leurs places.

«Peut-estre M. d'Estrades ne refuseroit pas aussi une première tentative.

«Je n'ay point dit cy-dessus la première chose de toutes par où il faudroit commencer, mais fort secrettement, qui seroit d'envoyer, au moment de nostre détention, les gentilshommes de nos amis, et qui sont asseurez, dans Belle-Isle; M. de Brancas, auquel je me confie entièrement, auroit la conduite de tout avec madame du Plessis.

M. le chevalier Meaupoue pourroit donner des sergents asseurez et y faire filer quelques soldats[47].

«Et, comme il y a grande apparence que le premier effort seroit contre Belle-Isle et Concarnau, que l'on tascheroit de surprendre, et que M. le maréchal de La Meilleraye, quoy qu'il m'ait donné parolle d'estre dans mes intérests envers et contre tous, en présence de M. de Brancas et de madame du Plessis, n'en useroit peut-estre pas trop bien, il faudroit avertir Deslandes de prendre des hommes le plus qu'il pourroit, sans faire néanmoins rien de mal à propos.

«Que Devaux y mist des cavaliers; en un mot, que la place fust munie de tout.

«Il faudroit, pour cet effet, envoyer un homme en diligence à Concarnau trouver Deslandes, dont je connois le cœur, l'expérience et la fidélité, pour lui donner advis de mon emprisonnement, et ordre de ne rien faire d'esclat en sa province, ne point parler et se tenir en repos, crainte que d'en user autrement ne donnast occasion de nous pousser; mais il pourroit, sans dire mot, fortifier sa place d'hommes, de munitions de toutes sortes, retirer les vaisseaux qu'il auroit à la mer, et tenir toutes les affaires en bon estat, achepter des chevaux et autres choses pour s'en servir quand il en seroit temps.

«Il faudroit aussi dépescher un courrier à madame la marquise d'Asserac et la prier de donner les ordres à l'Isle-Dieu qu'elle jugeroit à propos, pour exécuter ce qu'elle manderoit de Paris, où elle viendront conférer avec madame du Plessis.

«Ce qu'elle pourroit faire seroit de faire venir quelques vaisseaux à l'Isle-Dieu pour porter des hommes et des munitions où il seroit besoin, faire accommoder Saint-Michel-Tombelaine, et faire les choses qui lui seroient dites et qu'elle pourroit mieux exécuter que d'autres, parce qu'elle a du cœur, de l'affection, du pouvoir, et que l'on doit entièrement s'y fier. Il faudroit qu'elle observast une grande modération dans ses parolles.

«Il seroit important que celui qui commande dans Saint-Michel-Tombelaine soit adverty de s'y tenir, y mettre le nombre d'hommes d'armes, de munitions et vivres nécessaires, ledit lieu de Tombelaine pouvant estre de grande utilité, comme il sera dit cy-après.

«Si madame du Plessis se trouvoit obligée de sortir de Paris, il faudroit qu'elle allast s'enfermer quelque temps dans la citadelle d'Amiens ou de Verdun, pour y conférer et donner les ordres aux gens dont on se voudroit servir.

«Prendre garde surtout à ne point escrire aucune chose importante par la poste, mais envoyer partout des hommes exprès, soit cavaliers, ou gens de pied, ou religieux.

«M. de Brancas, MM. de Langlade et de Gourville m'ont beaucoup d'obligation, et, leur ayant confié le secret de toutes mes affaires, sont plus capables d'agir que d'autres hommes et de s'asseurer des amis qu'ils connoissent obligez à ne me pas abandonner.

Ici quatre paragraphes consacres à MM. de La Rochefoucault, de Marsillac et de Bournonville. Suivent trois paragraphes indiquant les démarches que MM. de Harlay, Meaupeou, Miron, Chanut et Jannart devraient faire près du Parlement.

«Une chose est d'advertir mes amis, qui commandent à Belle-Isle, Concarnau et Tombelaine, que les ordres de madame du Plessis doivent estre exécutés comme les miens.

«M. Chanut me feroit un singulier plaisir de venir prendre une chambre au logis où sera ma femme, pour lui donner conseil en toute sa conduite, et qu'elle y prenne créance entière et ne fasse rien sans son advis.

«Une des choses les plus nécessaires à observer est[48] que M. de Langlade, M. de Gourville sortent de Paris, se mettent en seureté, fassent savoir de leurs nouvelles à madame du Plessis, au marquis de Créqui, à M. de Brancas et aux autres, et qu'ils laissent à Paris quelque homme de connoissance capable d'exécuter une entreprise considérable, s'il étoit besoin.

«Il est bon que mes amis soient advertis que M. le commandant de Neuf-Chaise me doibt le rétablissement de sa fortune; que sa charge de vice-admiral a esté payée des deniers que je lui ai donnés par la main de madame du Plessis, et que jamais un homme n'a donné des parolles plus formelles que lui d'estre dans mes intérests en tout temps, sans distinction et sans réserve, envers et contre tous.

«Qu'il est important que quelqu'un d'entr'eux lui parle et voye la situation de son esprit, non pas qu'il fust à propos qu'il se déclarast pour moy; car, de ce moment, il seroit tout à fait incapable de me servir; mais, comme les principaux establissements sur lesquels je me fonde sont maritimes, comme Belle-Isle, Concarnau, Le Havre et Calais, il est bien asseuré que, le commandement des vaisseaux tombant en ses mains, il pourroit nous servir bien utilement en ne faisant rien, et lorsqu'il seroit en mer trouvant des difficultés qui ne manquent jamais quand on veut.

«Il faudroit que M. de Guinaut, lequel[49] a beaucoup de connoissance de la mer et auquel je me fie, contribuast à munir toutes nos places de choses nécessaires, et d'hommes qui seroient levez par les ordres de Gourville, ou des gens cy-dessus nommez; c'est pourquoi il seroit important qu'il fust adverti en diligence de se mettre en bon estat et de se rendre à Belle-Isle[50].

«Comme l'argent seroit nécessaire pour toutes ces dépenses, je laisseray ordre au commandant de Belle-Isle d'en donner autant qu'il en aura, sur les ordres de madame du Plessis, de M. de Brancas, de M. d'Agde ou de M. du Gourville; mais il faut mesnager, et que mes amis en empruntent partout pour n'en pas manquer....

«M. d'Agde, par sous-main, conduira de grandes négociations dans le parlement sur d'autres sujets que le mien, et mesme par mes amis asseurez dans les autres parlements, où il ne manque jamais de matière, à l'occasion des levées, de donner des arrests et troubler les receptes, ce qui fait qu'on n'est pas si hardy dans ces temps-là à pousser une violence, et on ne veut pas avoir tant d'affaires à la fois[51].

«Le clergé peut encore, par son moyen et M. de Narbonne, fournir des occasions d'affaires en si grand nombre que l'on voudra, en demandant des estats généraux avec la noblesse, ou des conciles nationaux qu'ils pourroient convoquer d'eux-mêmes en lieux éloignez des troupes, et y proposer mille matières délicates.

«M. de La Salle, qui doibt avoir cognoissance de tous les secours qu'on peut tirer par nos correspondances des autres royaumes et Estats, y peut aussi estre employé et donner des assistances à nos places. Voilà l'estat où il faut mettre les choses sans faire d'autres pas, si on se contentoit de me tenir prisonnier; mais si on passoit outre et que l'on voulust faire mon procez, il faudroit faire d'autres pas; et, après que tous les gouverneurs auroient écrit à Son Éminence pour demander ma liberté avec termes pressant comme mes amis, s'ils n'obtenoient promptement l'effet de leur demande et que l'on continuast à faire la moindre procédure, il faudroit en ce cas montrer leur bonne volonté et commencer tout d'un coup, sous divers prétextes de ce qui leur est deub, par arrester tous les deniers des recettes, non-seulement de leurs places, mais des lieux où leurs garnisons pourroient courre; faire faire de nouveau serment à tous leurs officiers et soldats, mettre dehors tous les habitants et soldats suspects, peu à peu, et publier un manifeste contre l'oppression du gouvernement.

«C'est en cas où Guynaut pourroit, avec quelques vaisseaux de guerre, s'asseurant en diligence du plus grand nombre d'hommes qu'il pourroit, matelots et soldats, principalement étrangers, prendre tous les vaisseaux qu'il rencontreroit dans la rivière du Havre à Rouen, et par toute la coste, et mettre les uns pour brûlots, et des autres en faire des vaisseaux de guerre; en sorte qu'il auroit une petite armée assez considérable, retraite en de bons ports, et y meneroit toutes les marchandises dont on pourroit faire argent....

«Il est impossible, ces choses estant bien conduites, se joignant à tous les mal-contants par d'autres intérests, que l'on ne fist une affaire assez forte pour tenir les choses longtemps en balance, et en venir à une bonne composition, d'autant plus que l'on ne demanderoit que la liberté d'un homme, qui donneroit des cautions de ne faire aucun mal.

«Je ne dis point qu'il faudroit oster tous mes papiers, mon argent, ma vaisselle et mes meubles les plus considérables de mes maisons de Paris, de Saint-Mandé, de chez M. Bruant, et les mettre dès le premier jour à couvert dans une ou plusieurs maisons religieuses et chez M. Bournonville, et s'asseurer d'un procureur au parlement, fidèle et zélé, qui pourroit estre donné par M. de Meaupeou, le président de la première....

«Une chose qu'il ne faudroit pas manquer de tenter seroit d'enlever des plus considérables hommes du conseil, au mesme moment de la rupture, comme M. Le Tellier, et quelques autres de nos ennemis les plus considérables, et bien faire sa partie pour la retraite, ce qui n'est pas impossible.

«Si on avoit des gens dans Paris assez hardis pour un coup considérable, et quelqu'un de teste à les conduire, si les choses venoient a cette extrémité et que le procez fust bien advancé, ce seroit un coup embarrassant de prendre de force le rapporteur et les papiers, ce que M. Jannart ou autre de cette qualité pourroit bien indiquer par le moyen de petits greffiers que l'on peut gaigner, et c'est une chose qui a peu estre pratiquée au procez de M. de Chenaille, le plus aisément du monde, où, si les minutes avoient été prises, il n'y avoit plus de preuve de rien.

«M. Pellisson est un homme d'esprit et de fidélité connue, auquel on pourroit prendre créance, et qui pourroit servir utilement à composer les manifestes et autres ouvrages dont on auroit besoin, et porter des parolles secrettes des uns aux autres.

«Il faudroit, sous mille noms différenz et divers intéressez, recommencer à faire des imprimez de toutes sortes dans les grandes villes du royaume, d'en envoyer par les postes et semer par les maisons.

«Pour cet effet encore, mettre les imprimeries en lieu seur; il y en a une à Belle-Isle.

«M. le premier président La Moignon, qui m'a l'obligation toute entière du poste qu'il occupe, auquel il ne seroit jamais parvenu, quelque mérite, qu'il ait, si je ne lui en avois donné le dessein, si je ne l'avois cultivé et pris la conduite de tout avec des soins et des applications incroïables, m'a donné tant de parolles de reconnoissance et d'amitié que je ne puis douter qu'il ne fist les derniers efforts pour moi, ce qu'il peut faire en plusieurs façons, en demandant luy-mesme personnellement ma liberté, en se rendant caution et en faisant cognoistre qu'il ne cessera point d'en parler tous les jours qu'il ne l'aye obtenue; que c'est son affaire; qu'il quitteroit plustost sa charge que se départir de cette sollicitation, et faisant avec amitié et avec courage tout ce qu'il faut....»

Suivent neuf autres paragraphes renfermant des recommandations à plusieurs autres personnes moins connues, à M. Amproux, conseiller au Parlement; à une sœur de madame du Plessis-Bellière; à M. Cargret, maître des requêtes, et à M. Fouquet, conseiller en Bretagne, parent du surintendant.

Tel était ce projet que, les uns après les autres, les historiens d'abord, le public ensuite, sur la foi des historiens, ont cru vague et inoffensif, faute de le connaître. En le lisant, les réflexions viennent en foule, et l'on ne sait ce qui doit le plus étonner ou de la légèreté excessive de celui qui l'a écrit et de la naïveté avec laquelle il comptait sur le dévouement des hommes qu'il avait gorgés d'argent pendant sa prospérité, ou des folles idées qu'il se faisait sur son importance politique dans l'État. C'était, en effet, une étrange illusion de Fouquet de croire qu'il pourrait engager, soutenir une lutte avec le cardinal de Mazarin, et de ne pas s'apercevoir, au contraire, qu'il ne s'était avancé, ne se maintenait que par lui; car, de son aveu même, au moment où la faveur du cardinal semblait l'abandonner, le terrain manquait aussitôt sous ses pieds. Son influence reposant uniquement sur ses largesses, tout son crédit ne devait-il pas tomber dès qu'on lui retirerait le moyen de les continuer? Quant aux promesses formelles qu'on lui avait données, de vive voix ou par écrit, de lui être dévoué envers et contre tous, elles n'auraient eu, pour un esprit sérieux, aucune signification. Mazarin, au contraire, disposait du pouvoir en maître absolu, car le roi et la reine mère n'avaient d'autre volonté que la sienne. Vers la fin de sa carrière surtout, son ascendant moral était immense, et aussi solidement établi qu'il avait été précaire dans les commencements. Les esprits les plus hardis, les plus résolus avaient fini par plier devant sa timidité apparente, et tous les princes du sang, les uns après les autres, s'étaient soumis à ses conditions. Voilà les deux hommes qui se seraient trouvés en présence, si Mazarin eût donné suite au projet que Fouquet lui supposa à plusieurs reprises de se défaire de lui. Renversé, emprisonné, en face de Mazarin tout-puissant et singulièrement grandi depuis quelque temps par ses succès diplomatiques et par le résultat des négociations avec l'Espagne, quelle figure Fouquet eût-il faite? Combien de dévouements eussent-ils éclaté en sa faveur? Combien de gouverneurs eussent-ils compromis leur position et leur tête? Tout le monde peut résoudre ces questions. Mais, pour paraître incroyable, le projet qu'on vient de lire n'en était pas moins très-réel. Il semble aujourd'hui que cette pièce seule eût dû suffire pour justifier un procès dont l'issue ne pouvait être douteuse. En effet, malversations, abus des deniers publics pour s'attacher des créatures au préjudice de l'État, plan de guerre civile, ces trois griefs y sont écrits à chaque ligne. Au lieu de s'en tenir au dernier, on insista outre mesure sur les faits particuliers de péculat, dans le détail desquels personne, en définitive, ne voyait clair. Au point de vue de l'accusation, ce fut une faute immense, et le ministre Le Tellier avait raison de dire, en parlant du procès de Fouquet, que, pour avoir voulu faire la corde trop grosse, on ne pourrait plus la serrer assez pour l'étrangler. Le mot était cruel; heureusement pour Fouquet il fut vrai. Dans tous les procès politiques, le point essentiel c'est de gagner du temps, et, sous ce rapport, Fouquet n'avait pas lieu de se plaindre. Le réquisitoire du procureur général, véritable amplification de rhétorique, parsemée à chaque page de grands mouvements passablement déclamatoires, lui avait été signifié seulement dix-huit mois après son arrestation. Sa captivité datait du 5 septembre 1661 et son procès ne fut jugé qu'en décembre 1664. Pendant cet intervalle, les éloquents plaidoyers de Pélisson, les touchantes élégies de La Fontaine, les doléances de Ménage, de Scarron, de mademoiselle de Scudéry, les fureurs de Hénault, et les vœux de tous les artistes de l'époque, encouragés et pensionnés par Fouquet, avaient peu à peu ramené l'opinion[52]. Ajoutez à cela, les sollicitations de quelques amis puissants et dévoués, au nombre desquels le dévouement de madame de Sévigné se fait surtout remarquer, les nombreuses irrégularités du procès, les soustractions, les falsifications de pièces, l'animosité évidente des accusateurs. Il n'est pas jusqu'à l'administration rigide et sans pitié de Colbert, dont les réductions sur les rentes faisaient alors crier tout Paris, qui ne gagnât des partisans à l'accusé. Enfin, le gouvernement tenait essentiellement, on le comprend de reste, après la publicité qu'il avait donnée au projet de guerre civile, à obtenir la condamnation la plus rigoureuse, et la situation des esprits était telle que, malgré les précautions prises lors de la formation de la Chambre de justice, malgré la ressource des promesses et de l'intimidation, il en était réduit au point de craindre le scandale d'un acquittement.

Outre le procès-verbal officiel des opérations de la Chambre de justice pendant le procès de Fouquet[53], on possède encore une relation intime et très-circonstanciée sur la marche de cette affaire; c'est le journal de M. d'Ormesson[54], un des deux conseillers du parlement de Paris que le roi avait nommés rapporteurs du procès. A l'époque où cette nomination eut lieu, la famille de Fouquet, croyant que M. d'Ormesson lui serait hostile, avait eu le projet de le récuser; ce fut lui, au contraire, qui sauva Fouquet de la mort. Issu d'une ancienne famille de robe, très-attaché aux prérogatives de la compagnie, esclave de la règle et des formes, M. d'Ormesson n'avait pu se plier à cette violation des prérogatives, à cet oubli de toutes les formes accoutumées dont se plaignait l'accusé; sa conscience de magistrat s'en était révoltée, et, longtemps avant la fin du procès, il avait passé du côté de la clémence. Son journal, qu'aucun des biographes de Fouquet n'avait encore consulté, renferme les particularités les plus curieuses. C'est la relation secrète, intime, et jour par jour, des diverses phases du procès. Seulement, il est bon de ne pas oublier en la lisant, et son auteur le rappelle assez lui-même, qu'il est tout à fait contraire au parti du gouvernement, c'est-à-dire en hostilité avec Colbert, avec le chancelier Séguier, avec Pussort, oncle de Colbert, Foucault et Berryer, ses créatures. A propos de ce dernier, à qui Colbert venait, pour prix de ses services, de faire accorder une charge de conseiller d'État ordinaire et une abbaye de 6,000 livres, M. d'Ormesson fait observer qu'on avait commis une grande faute, en lui confiant toute la conduite secrète, mais réelle, du procès; car, pour se rendre nécessaire et indispensable plus longtemps, il avait traîné les choses en longueur, en ayant soin toutefois de rejeter les retards, tantôt sur les rapporteurs, tantôt sur M. Talon, qu'il avait fini par faire renvoyer et remplacer par M. de Chamillart. M. d'Ormesson ajoute que ce Berryer était l'homme le plus décrié de tout Paris, ayant fait en dix-huit mois seulement pour 1,800,000 livres d'acquisition. En un mot, dit-il, «c'était un frippon hardi et capable de toutes choses.» Vers la fin du procès, Berryer eut des accès de folie. Se voyant renié, abandonné par tous, sa tête s'était troublée, affaiblie. Un jour, il était à l'église des Petits-Pères; tout à coup on fit un grand bruit dans la rue; il crut qu'on venait l'arrêter, et sa frayeur fut telle qu'il fallut le saigner deux fois aux pieds pour le faire revenir. Écoutons le plus spirituel chroniqueur de l'époque. «Berryer est devenu fou, mais au pied de la lettre; c'est-à-dire qu'après avoir été saigné excessivement, il ne laisse pas d'être en fureur; il parle de potences, de roues; il choisit des arbres exprès; il dit qu'on le veut pendre, et fait un bruit si épouvantable qu'il le faut tenir et lier. Voilà une punition de Dieu assez visible et assez à point nommé.» A ces coups de pinceau on a reconnu madame de Sévigné[55]. Tel était aussi l'avis de M. d'Ormesson, qui, du reste, il faut bien le dire, se préoccupe dans son journal, un peu plus qu'il ne conviendrait à un homme grave, des constellations, des comètes et des remèdes de bonne femme envoyés à la reine par la mère de Fouquet[56].

Tout cela faisait qu'on s'intéressait à l'accusé. Cependant, les sollicitations étaient pressantes du côté de la cour. Deux mois après l'arrestation du surintendant, en novembre 1661, M. de Lamoignon était allé à Fontainebleau pour complimenter Louis XIV sur la naissance du Dauphin. Le roi lui parla de Fouquet. «Il se vouloit faire duc de Bretagne et roi des îles adjacentes, dit Louis XIV; il gagnoit tout le monde par ses profusions; je n'avois plus personne en qui je pusse prendre confiance.» M. de Lamoignon fait observer que le roi étoit si plein de ce sujet que, «pendant plus d'une heure d'entretien, il y revenoit toujours[57].»

Malheureusement, les preuves de l'influence que Louis XIV et Colbert exercèrent dans cette affaire abondent. Au mois d'août 1663, un conseiller du Parlement, Lecamus, écrivait à Colbert:

«On a su dans la compagnie que j'avois eu l'honneur de voir le Roy. Je n'ay pas pu m'empescher de dire à quelques-uns de Messieurs la manière dont le Roy m'avoit parlé et le mécontentement qu'il m'avoit témoigné de la conduite de la compagnie, que je l'avois justifiée autant qu'il m'avoit été possible, mais qu'il estoit important d'oster au Roy les mauvaises impressions dont je l'avois trouvé prévenu. Cela a touché, et j'espère que Sa Majesté, dans la suite, n'aura pas sujet de se plaindre[58].»

Aussitôt que le rapporteur d'Ormesson eut manifesté son opinion sur le procès, Colbert lui retira une charge qu'il avait à Soissons. En outre, le roi continuait à stimuler personnellement le zèle des membres de la Chambre de justice. Un jour, entre autres, à Fontainebleau, où la Chambre avait dû se transporter, MM. d'Ormesson et de Sainte-Hélène, les deux rapporteurs, furent mandés au château. Ils trouvèrent le roi dans son cabinet avec Colbert et de Lionne. Le roi leur dit alors qu'il fallait que le procès eût une fin; qu'il y allait de sa réputation, surtout dans les pays étrangers, où l'on ne voudrait pas croire à sa puissance, s'il ne pouvait venir à bout de ce qu'il considérait comme une affaire de rien «contre un misérable.» Pourtant, il ne demandait que la justice, ne voulant pas, disait-il, comme il s'agissait de la vie d'un homme, prononcer une parole de trop, et souhaitant avant tout de voir la fin de l'affaire, de quelque manière que ce fût[59]. Voilà comment le roi recommandait l'impartialité aux juges. Une autre fois, il leur disait qu'il était au courant de tout ce qui se passait dans la Chambre, ce dont personne ne doutait. Enfin, Colbert lui-même se rendit un jour chez le père de M. d'Ormesson, pour se plaindre à son tour et au nom du roi de la longueur du procès. M. d'Ormesson demanda pourquoi on l'avait allongé par trente ou quarante chefs d'accusation sans importance, au lieu de s'en tenir à deux ou trois; il ajouta qu'au surplus son fils ne se plaignait pas qu'on lui eût ôté l'intendance de Soissons, et qu'il n'en rendrait pas moins bonne justice[60].

En même temps qu'elle s'occupait du procès de Fouquet, la Chambre de justice jugeait aussi d'autres affaires, et se montrait parfois d'une sévérité peu rassurante pour la famille de l'accusé. Déjà deux sergents des tailles d'Orléans avaient été condamnés à être pendus, et exécutés; d'autres avaient été envoyés aux galères. Gourville, l'ami intime, le confident et le faiseur de Fouquet, avait été condamné à mort «pour crime d'abus, malversations et vols par lui commis ès-finances du roi, sans compter les violentes présomptions de crime de lèse-majesté pour sa participation à cet écrit fameux qui contient un projet de moyens pour rallumer la sédition dans le royaume.» Tels sont les termes de l'arrêt. Mais Gourville était déjà à l'étranger. Un financier de moindre importance, nommé Dumont, ne fut pas aussi heureux. Condamné à mort pour crime de péculat par douze voix contre huit, il fut pendu, le 15 juin 1664, devant la porte même de la Bastille, où Fouquet était alors renfermé[61].

On a vu que la Chambre de justice avait siégé à Fontainebleau pendant le séjour qu'y fit la cour. La comparution de Fouquet pouvant être nécessaire d'un moment à l'autre, il avait été, avec une foule d'autres prisonniers, pour fait de concussion, transféré à Moret, à la suite de la Chambre. Ainsi, celui qui avait disposé pendant neuf ans en maître absolu des finances du royaume suivait maintenant ses juges de cachot en cachot! D'après le Journal d'Ormesson, le retour du surintendant à la Bastille fut marqué par une scène des plus attendrissantes. La femme et les enfants de Fouquet attendaient la voiture sur le pont de Charenton où elle devait passer. Arrivé sur le pont, d'Artagnan, qui fut toujours plein d'humanité pour son prisonnier, malgré la rigueur des précautions qu'il lui était commandé de prendre, permit à la voiture de marcher au pas, et Fouquet put embrasser sa femme et ses enfants qu'il n'avait pas vus depuis trois ans. Entrevue cruelle et déchirante, malgré ses douceurs; car, peu de temps auparavant, le roi avait vu, sans s'arrêter, la femme et la fille de Fouquet agenouillées sur son passage, et les récents arrêts de la Chambre de justice n'étaient que trop faits pour jeter l'épouvante dans tous les cœurs!

Enfin, M. de Chamillart fit connaître ses conclusions, par lesquelles il requérait que Fouquet, atteint et convaincu du crime de péculat et autres cas mentionnés au procez, fust condamné à estre pendu, et estranglé, tant que mort s'en suive[62].

Trente-huit mois s'étaient alors écoulés depuis l'arrestation de Fouquet. Le 14 novembre 1664, il parut devant la Chambre de justice. Avant de le laisser entrer, le chancelier crut de son devoir de faire connaître les justes plaintes de l'accusé au sujet de quelques lettres scandaleuses qu'on lui avait attribuées. Le chancelier ajouta qu'aucune des lettres trouvées dans ses papiers n'avait été publiée, le roi n'ayant pas voulu commettre la réputation de quelques dames de qualité[63]. Après ce préambule, on fit entrer Fouquet. Il était vêtu, dit M. d'Ormesson, d'un habit court de drap tout uni, avec un petit collet uni et un manteau. Il salua la compagnie, sans que personne lui rendît le salut. Le chancelier lui ayant dit de s'asseoir, il se mit sur la sellette sans faire aucune observation; mais, invité à lever la main pour prêter serment, il pria qu'on ne trouvât point mauvais s'il s'y refusait, ne voulant pas déroger à son privilège. En même temps, il renouvela ses protestations et fit des excuses sur ce qu'il s'était présenté en habit court, mais depuis plus d'un an il avait demandé une soutane et une robe qu'on n'avait pas voulu lui donner; au surplus, il ne croyait pas que son privilège dépendît de son habit. Après en avoir délibéré, la Chambre décida, ainsi que cela avait déjà eu lieu lors des interrogatoires, que, s'il ne voulait pas prêter serment, on le jugerait comme s'il était muet, sauf à faire mention de ses protestations au procès-verbal. Là-dessus, Fouquet se soumit et répondit à toutes les questions qu'on lui posa. Cependant, il n'en protesta pas moins contre la violation de ses privilèges toutes les fois qu'il comparut devant la Chambre de justice, et réclama jusqu'à la fin ses juges naturels.

Les premiers interrogatoires portèrent sur les faits relatifs au péculat, tels que le marc d'or, les sucres et les cires de Rouen, les 6 millions de billets réassignés, les octrois, les dépenses personnelles. Suivant madame de Sévigné, le cher et malheureux ami parlait d'ordinaire si habilement, que plusieurs de Messieurs ne pouvaient s'empêcher de l'admirer. Elle cite, entre autres, M. Renard, un des vingt-deux juges, qui avait dit: «Il faut avouer que cet homme est incomparable; il n'a jamais si bien parlé dans le Parlement; il se possède mieux qu'il n'avait jamais fait.» Deux ou trois fois cependant la patience avait échappé à l'accusé, et il s'était défendu avec une chaleur qui lui était nuisible. Vint enfin la lecture du projet de rébellion. Pendant tout le temps qu'elle dura, Fouquet eut les yeux attachés sur un crucifix qui était dans la chambre. Invité à s'expliquer à ce sujet, il répondit que c'était là une pièce extravagante, un effet de vapeurs fantastiques et chimériques, et que si le but de ses ennemis avait été de le couvrir de confusion en le forçant d'en ouïr la lecture, ils y avaient pleinement réussi. «Comment, lui dit alors le chancelier, accordez-vous le zèle et l'affection pour l'État, dont vous avez parlé si souvent, avec le dessein que vous aviez projeté de le troubler et bouleverser de fond en comble, pour l'unique but de conserver votre charge? Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d'Etat?—Non, répondit Fouquet; on ne saurait être accusé d'un crime d'État pour avoir eu une folle pensée qui n'est pas sortie du cabinet, qui n'a reçu aucun commencement d'exécution, qu'on a si bien oubliée depuis plus de deux ans que l'on en croyait toute trace disparue. Un crime d'État, poursuivit-il, c'est quand on est dans une charge principale, qu'on a le secret du prince et que tout d'un coup on se met du côté de ses ennemis, qu'on fait ouvrir les portes d'une ville dont on est le gouverneur à l'armée des ennemis, et qu'on les ferme à son véritable maître, qu'on porte dans le parti tous les secrets de l'État[64].» Le chancelier, que tout le monde reconnut à ce portrait, garda prudemment le silence; et madame de Sévigné de s'écrier avec son air le plus triomphant: «Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m'avouerez qu'il n'y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus plaisant.» Ensuite, Fouquet continua sa défense et rappela les services qu'il avait rendus au cardinal, les remerciements qu'il en avait reçus et dont les preuves se seraient trouvées dans ses papiers, si on ne les eût soustraites; puis enfin, la noire ingratitude qu'il en avait recueillie. Mais de ce que la conduite du chancelier n'avait pas été exempte de reproches dans les troubles de la Fronde, de ce que le cardinal Mazarin n'avait pas eu pour Fouquet toute la reconnaissance à laquelle celui-ci s'attendait, s'ensuivait-il que l'accusation n'eût aucun fondement? L'amitié la plus vive pouvait seule se faire illusion à ce point; et, loin que les troubles encore récents de la Fronde dussent servir d'excuse à Fouquet, la raison d'État voulait, au contraire, qu'il fût puni d'autant plus sévèrement qu'on était plus rapproché des temps où l'exécution d'un pareil projet aurait pu être tentée avec quelque chance de succès.

D'après le témoignage même de ses amis, Fouquet était vulnérable sur la plupart des griefs concernant le péculat. Madame de Sévigné reconnaît elle-même, et sans doute c'était l'opinion de sa société, que dans bien des endroits on aurait pu l'embarrasser et le pousser[65]. On vient de voir ce qu'il répondait relativement au projet de révolte. Quant à l'achat et aux fortifications de Belle-Isle, Fouquet objectait qu'il avait acheté cette terre sur l'invitation du cardinal Mazarin, bien aise de la voir sortir des maisons de Retz et de Brissac à qui elle appartenait, et qui lui étaient suspectes; que le cardinal devait s'en charger plus tard, ou, à défaut, de celle de Vaux; mais que, dans la suite, pressé de remplir cette promesse, il avait répondu, au bout de six à sept mois, «car il ne prenait pas ses résolutions sans y avoir pensé bien longtemps» qu'il ne pouvait s'accommoder ni de Vaux ni de Belle-Isle, ayant fait de grandes acquisitions du côté de Nevers. Fouquet ajoutait «que se trouvant possesseur de Belle-Isle, il avait dû naturellement mettre en bon état les fortifications et le port, espérant ainsi quadrupler le revenu ordinaire;» que, d'ailleurs, le cardinal lui ayant commandé de donner tous ses soins au commerce maritime, il avait acheté des vaisseaux marchands et les avait envoyés à Terre-Neuve, aux Indes-Orientales, en Amérique, à la pêche de la baleine, tâchant de s'instruire en toutes choses; «en sorte qu'il pouvait dire, sans vanité, qu'aucun autre n'était plus en état de servir, et qu'il avait des lumières pour procurer au roi des revenus immenses au soulagement de ses peuples[66].» Suivant Fouquet, les arrêts qu'il avait fait rendre, les lettres circulaires qu'il avait adressées aux intendants de justice et aux principaux marchands du royaume pour les consulter, étaient des preuves évidentes qu'il était chargé de tout ce qui concernait le commerce et les affaires de mer, et la propriété de Belle-Isle lui fournissait le moyen de faire quelques spéculations commerciales, utiles tout à la fois aux intérêts du roi et aux siens propres. «Pourquoi, ajoutait-il, le cardinal m'a-t-il engagé à toutes ces choses, s'il vouloit laisser des mémoires pour y trouver à redire? Étoit-ce un piège à cause de ma facilité et de ma déférence que j'avois à tout ce qu'il proposoit? ou le sieur Colbert a-t-il fait depuis, à la fin de ses jours, du poison de tout ce qui estoit simple et innocent? Henry-le-Grand a-t-il trouvé quelque chose à dire que M. de Sully eust fait bâtir non-seulement un superbe château, mais une ville entière? qu'il eust des biens si considérables, dont jouit encore sa maison? Qu'auroient-ils dit, mes ennemis, si dans le cœur du royaume j'avois établi une souveraineté et fait battre monnoie, comme a fait le sieur de Sully? C'étoit Henry-le-Grand néanmoins qui l'a veu et l'a souffert.» Revenant au projet de révolte, Fouquet ajoutait: Ou il estoit vray qu'on vouloit m'opprimer injustement, comme on fait, ou non. Si on le vouloit, n'est-il pas excusable d'avoir seulement pensé aux moyens de faire peur à celuy qui avoit le dessein de me perdre, et faire diversion dans son esprit pour l'en détourner? Si on ne le vouloit pas, ma pensée, qui n'estoit que pour ce seul cas, estoit une chimère.» Certes, voilà des moyens de défense auxquels il y avait beaucoup à répondre. «Mais, poursuivait Fouquet, on vouloit me perdre; on vouloit ma place. Si j'eusse laissé périr des armées faute d'argent, et que le Roy et tout le royaume eussent sceu qu'il ne tenoit qu'à moy d'empescher le mal, que n'eust-on point dit de moy? Que n'en diroit-on point encore? Ou m'eûst crû, on me voudroit croire aujourd'huy d'intelligence avec les ennemis, ou du moins mal affectionné à l'Estat, et partant criminel.... Mais qu'ils fassent ce qu'il leur plaira, puisqu'ils le peuvent, ils ne serviront jamais l'Estat aussi utilement que j'ay fait. On peut se flatter aisément soy-même d'une vaine opinion d'habileté, quand les choses rient, et que le vent souffle à pleines voiles; mais quand je considère qu'ils creusent des précipices autour d'un poste qu'ils occupent, qu'ils me persécutent, moy sans biens, pendant qu'ils en possèdent d'immenses de toutes sorte; qu'ils sont obligez, dans ma disgrâce, de corrompre des témoins et supposer des dénonciateurs, qui ne se nomment point, pendant qu'il s'en présente contre eux, malgré leur faveur, qui se nomment, qui sont connus et intelligents, à qui la seule autorité souveraine ferme la bouche; que cependant ils ne laissent pas de me pousser jusqu'aux dernières bornes de l'inhumanité, sans considérer ni Dieu, ni les hommes, ni le présent, ni l'avenir; je doute souvent s'ils sont aussi habiles qu'ils se sont imaginez[67].»

C'est ainsi que Fouquet se justifiait, et ses défenses, je l'ai déjà dit, remplissent quinze volumes. On ne saurait se figurer la variété de tons qui y règne et l'intérêt qu'il eut le talent d'y répandre. Vainement, c'est le prisonnier lui-même qui nous l'apprend, la lecture de l'Évangile était sa principale lecture et sa sa seule consolation; par intervalles, des accents pleins d'amertume, de véhémence, d'indignation, éclatent malgré lui. Imprimées clandestinement dans un très-petit format, ses défenses étaient avidement recherchées et servaient d'arme à l'opposition du temps contre l'administration réparatrice, mais inexorable, de Colbert. En examinant avec impartialité ces plaidoyers, une réflexion se présente souvent à l'esprit. Inattaquable toutes les fois qu'il met en lumière les dilapidations de Mazarin et les immenses services qu'il a rendus à ce ministre en lui procurant de l'argent dans un temps où l'État n'avait ni ressources ni crédit, Fouquet se laisse aller aux plus étranges illusions en ce qui concerne ses dilapidations personnelles et le projet de révolte dont on lui faisait si justement un crime. Il est vrai que, pressé de plus près, il répliquait par un argument qui lui paraissait irréfutable. Suivant lui, quelques mois avant son arrestation, il avait dit au roi qu'il s'était passé, du vivant du cardinal, plusieurs choses contraires aux règles, et qu'il le suppliait, pour rassurer sa conscience et ôter tout prétexte à ses ennemis, de lui pardonner tout ce qu'il pouvait avoir fait de mal jusqu'alors, et de lui donner tout ce qu'il avait reçu et distribué, sans avoir des ordres en forme; à quoi le roi aurait répondu: «Ouy, je vous pardonne tout le passé, et vous donne ce que vous demandez[68].»

Spirituelles, hardies, pleines de fiel et d'ironie, éloquentes parfois, les justifications de Fouquet, on a pu le voir, ne brillaient ni par leur modération, ni par leur prudence. Sous ce rapport, les deux discours que Pélisson adressa au roi en faveur du surintendant auraient bien mieux servi l'accusé, si sa perte n'eût été arrêtée depuis longtemps. Ces discours que Voltaire compare aux belles harangues de Cicéron; et dont La Harpe a fait le plus magnifique et le plus juste éloge, furent aussi écrits sous les verroux[69]. Le premier discours surtout est ordonné avec un art extrême, qui n'exclut ni la vigueur, ni la logique, ni l'éloquence. Style, idées, enchaînement des preuves, tout concourt à l'effet qui est vraiment irrésistible pour quiconque n'a pas étudié l'affaire à fond. Le but principal de Pélisson était de réclamer pour Fouquet ses juges naturels, c'est-à-dire le parlement de Paris, et l'on comprend que, ce point gagné, l'accusé était sauvé. Pélisson soutient cette thèse avec une abondance de raisons et une chaleur qui durent ébranler bien des convictions; il fait un admirable portrait de Henri IV, qui avait, dit-il, le cœur d'un lion avec la bonté d'un ange, a grand soin d'exalter Mazarin, au lieu de le déprécier, comme Fouquet y était peut-être obligé; puis, s'adressant à Louis XIV, il termine ainsi:

Histoire de la vie et de l'administration de Colbert

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