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ÉTUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE

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On a de tout temps affirmé la dégénérescence de l’homme et la décroissance continue de sa taille, comme si «le besoin de se rapetisser était un trait commun à l’esprit de tous les peuples .» Virgile ne prévoyait-il pas déjà l’étonnement du laboureur, découvrant dans son champ les ossements gigantesques des premiers êtres humains:

«Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulchris».

De même Lucrèce , traitant de la vieillesse de la terre, la considérait comme incapable d’enfanter désormais de puissants animaux:

«Jamque adeo fracta est ætas, effœtaque tellus,

Vix animalia parva creat, quæ cuncta creavit

Sæcla, deditque ferarum ingentia corpora partu.»

Mais Juvénal remarquait que cette dégénération de l’espèce humaine existait déjà du temps d’Homère:

«... Nam genus hoc vivo decrescebat Homero»...

et nos contemporains ne devraient être, à ce compte, que de malheureux nains.

Comme nous l’apprennent la science et l’histoire, l’homme n’a pas dégénéré, mais son imagination s’est plue, de tout temps, à enfanter des légendes. Parmi ces légendes, celles qui ont trait aux géants, et dont la plupart ont été réunies par Garnier (), ne sont pas les moins curieuses, ni les moins intéressantes.

Ces légendes se sont perpétuées jusqu’à nos jours et font encore partie des fastivités urbaines en France et à l’étranger. Entre toutes ces fêtes, la plus connue est celle qui se célèbre chaque année à Douai: le Gayant y est l’objet d’un culte local aussi curieux que pittoresque. Il est figuré par un énorme mannequin d’osier, destiné à rappeler soit un ancien guerrier du XVe siècle qui possédait une vigueur athlétique, soit plus simplement le symbole de l’ancienne corporation des vanniers. On le promène de par les rues, pendant les trois jours de la kermesse de juillet, en compagnie des membres de sa famille, sa femme Marie Gagenon, son gendre Jacquot, la femme de celui-ci et ses deux petits-fils Fillon et Binbin. L’attachement des Douaisiens pour cette coutume locale est si grand qu’ils se considèrent tous et toujours comme les descendants de Gayant.

Vers 1850, Metz célébrait encore la procession du Graouilly.

Dans le cortège des fêtes annuelles de Lille figurent toujours les Géants Lydéric et Phinaert.

Bayeux garde encore le souvenir du Géant Brun le Danois, qui, après avoir répandu la terreur parmi les défenseurs de la ville assiégée par les Anglais, conduits par Henri I, avait été battu, en un combat singulier par le gentil seigneur Robert d’Argouges, secondé par sa gente compagne la Fée.

Il n’y a pas longtemps non plus que Dunkerque a cessé de célébrer, sur le Mont Cassel, à l’époque du Carnaval, la fête du Reuze ou Rense, géant débarqué autrefois de la Scandinavie.

Ces géants Flamands ont peut-être été importés chez nous par les Espagnols. qui fêtent encore à Barcelone et dans plusieurs autres villes leurs grands hommes et leurs grandes femmes, la Noya, la Senorita, le Seiîorilo, la Sefiora et le Caballero grande.

Toutefois, ce n’est pas en Espagne que la légende des géants a pris. naissance; elle est aussi vieille que le monde et de tout, temps, comme dans tous pays, l’homme s’est plu à exagérer les dimensions de quelques-uns de ses semblables. Conservant, à l’âge mûr, l’impression qu’il avait reçue dans l’enfance, alors qu’il vivait au milieu des adultes grands et vigoureux, il a créé les Géants.

La Bible parle d’une race de Géants, produits de l’union des enfants de Dieu avec les filles des hommes et mentionne plus particulièrement, parmi les peuples qui se faisaient remarquer par leur grande taille («C’était un peuple grand, nombreux et de haute taille») , les Réphaïms ou Cananéens cruels, les Enims ou anciens Moabites, les Géants d’Enac ou Enacims, «auprès desquels les autres hommes ne paraissaient pas plus grands que des sauterelles».

De même, Hésiode et les autres poètes de l’antiquité ont chanté les Titans ou Fils de la Terre, nés du sang qui sortit de la plaie d’Ouranos; ils nous les représentent avec une taille monstrueuse, une force proportionnée à leur hauteur; ils leur prêtent cent mains et des serpents énormes au lieu de jambes. Ce sont les Titans qui entassèrent Ossa sur Pélion pour escalader le ciel et assiéger Jupiter jusque sur son trône. Pausanias, Claudien, Sidoine Appolinaire, d’autres poètes encore se sont plu à nous faire le récit des combats extraordinaires qui se livraient entre les Dieux et les Géants . Dans leurs Gigantomachies, comme aussi dans les légendes indoues, bibliques ou scandinaves, le thème est toujours le même. C’est toujours la lutte entre la force violente, brutale, inintelligente et la force divine, ordonnée et harmonieuse. La victoire revient toujours à cette dernière et aussi au moins grand, au plus faible: c’est le petit David qui terrasse le géant Philistin Goliath, haut de six coudées et une palme; c’est, au moyen âge, le gentil seigneur d’Argouges qui triomphe, sous les murs de Bayeux, du féroce géant Brun le Danois. Il est intéressant pour nous de noter, dès maintenant, que, dans toutes ces légendes, on prête au géant une inintelligente naïveté et un corps aux énormes proportions. «Dans le balancement des éléments de l’organisme, le développement des formes est au détriment de celui du cerveau. Les Grecs l’avaient si bien senti qu’ils avaient donné à leur Apollon une taille moyenne et un front large, élevé, où rayonnait l’intelligence et à Hercule une tête de crétin.» Ce contraste entre l’arrêt du développement intellectuel et l’hypertrophie du corps et des membres se retrouve dans la plupart des observations de géants publiées de nos jours.

Toutes ces fables ont été l’occasion de critiques philologiques ou scientifiques. On a cherché à les expliquer et ceux qui gardent au texte biblique une foi persistante ont cherché des arguments susceptibles de se concilier avec les données scientifiques. Dans l’Encyclopédie de Diderot, on trouve, par exemple, cette remarque que les mots hébreux nophel et giboor (au pluriel nephilim et gibborim), que les Septanles ont traduits par le terme de gigantes et nous par celui de géants, s’appliqueraient d’après Théodoret, Saint-Chrysostome, à des hommes tombés dans des crimes affreux et plus monstrueux par leurs désordres que par l’énormité de leur taille. De même, la taille de six coudées et une palme, attribuée au géant Goliath et qui représenterait neuf pieds , c’est-à-dire près de 3 mètres, doit être ramenée à huit pieds, si on en déduit la hauteur du casque d’airain qui surmontait sa tête. Dans cette taille, ainsi réduite, on doit voir encore une hyperbole poétique destinée à grandir le courage et les mérites de David. Ouant au lit de Og, roi de Basan, auquel le Deutéronome accordait une longueur de neuf coudées, il n’était pas nécessairement proportionné à la taille de son hôte, car les souverains orientaux affectionnaient tout particulièrement les lits de parade aux. vastes dimensions.

La critique, conduite de très bonne foi, tomba, elle aussi, dans l’exagération, comme le prouve la communication faite par Henrion, en 1718, à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Par des calculs très compliqués et pour lui irréfutables, cet auteur, ancien ecclésiastique, désireux sans doute de confirmer scientifiquement le dogme de la chute d’Adam coupable, était parvenu à établir la courbe de décroissance progressive de la taille humaine depuis la création du premier homme jusqu’à la naissance du Messie. Dans une sorte de tableau chronologique, il avait résumé les dimensions des principaux personnages dont parle la Bible ou l’histoire. D’après lui:


A l’époque de César, apparut le Messie, et la taille demeura fixée aux dimensions que présentait celle de l’empereur romain . Ces assertions, qui nous font sourire aujourd’hui, furent qualifiées «d’étonnantes découvertes» et «de sublimes visions » ; l’anthropologie n’était pas née.

Dès l’Antiquité, en creusant la terre, on mit à découvert des ossements d’hommes remarquables par leurs grandes proportions, et l’imagination populaire chercha à les personnifier. Le squelette d’Alitée, vu par Sertorius au voisinage de Tanger, mesurait, au dire de Plutarque , soixante coudées de longueur; celui d’Orion, qu’un tremblement de terre mit à découvert en Crète, était long, au dire de Pline , de quarante-six coudées; celui d’Oreste n’avait pas moins de sept coudées, soit douze pieds et trois pouces (environ 4 mètres).

Saint Augustin avait ramassé, sur le rivage d’Utique, une dent avec laquelle on aurait pu faire cent dents humaines de volume ordinaire.

Dans la caverne de Trapani, en Sicile, qui porte encore aujourd’hui le nom de Caverne du Géant, on trouva, au XIVe siècle, des ossements qu’on attribua au géant Polyphème. Sous un chêne déraciné par un orage, aux environs de Lucerne, on découvrit, en 1577, des ossements appartenant à un homme qui aurait mesuré, d’après Plater, dix-neuf pieds de haut. Beaucoup d’autres trouvailles du même genre furent faites en Grèce, en Sicile, en Bohême: il s’agissait tantôt d’un fémur gigantesque, tantôt d’une tête énorme, tantôt enfin d’un os frontal, dont les trois dimensions étaient de neuf, douze et cinq pouces ().

En France, on retrouvait, dans le Vivarais, les ossements du géant Buscart, qui avait été tué par son vassal le comte de Cabillon et qui ne mesurait pas moins de trente pieds et, dans les environs de Saint-Germain, ceux du géant Isoret, qui était réputé avoir mesuré plus de vingt pieds.

De toutes ces découvertes, la plus fameuse fut celle des ossements qu’on supposa appartenir au géant Teutobochus, roi des Teutons, Cimbres et Ambrons, mort après sa défaite par le consul romain Marius, en l’an 105 avant J. — C.; elle fut l’origine d’une longue et souvent acerbe polémique entre Riolan et Habicot. En 1615, les maçons du sieur de Langon, occupés à tirer du sable pour bâtir, mirent au jour un tombeau, fait de briques, près des masures du château situé, en Dauphiné, dans les environs de Romans. La sépulture renfermait un squelette de vingt-cinq pieds de longueur; la largeur d’une épaule à l’autre était de dix pieds; du dos à la poitrine, l’épaisseur mesurait cinq pieds; le tibia était long de quatre pieds; quant aux dents, elles étaient aussi volumineuses que celles des bœufs. La description complète en était faite par Jacques Tissot, dans un opuscule intitulé : Histoire véritable du géant Teulobochus, Paris, 1615. On accourut de toutes parts pour admirer; mais, bien que l’inscription gravée sur le tombeau et les médailles à l’effigie de Marius eussent disparu, si tant est qu’elles aient jamais existé, on partait convaincu. Habicot partageait l’admiration universelle; Riolan demeurait incrédule et proclamait que les ossements étaient plutôt ceux d’un éléphant ou de quelque autre animal inconnu que ceux d’un homme. Leur discussion, qui dura pendant plus de cinq années, fut l’occasion de nombreux pamphlets; la liste en est curieuse à rappeler:

I. Gigantomachie pour répondre à la Gigantostéologie, par un escholier en médecine (Riolan), 1615, petit in-8°.

II. Discours apologétique touchant la vérité des géants, contre la gigantomachie d’un soi-disant escholier en médecine, par L. D. C. 0. D. R. (l’un des chirurgiens ordinaires du roi, Charles Guillemeau). Paris, 1614, in-8°.

III. Imposture descouverte des os humains supposés et attribués au roy Teutobochus, par Riolan. Paris, 1614, in-8°.

IV. Réponse à un discours touchant la vérité des géants, par Nicolas Habicot. Paris, 1615, in-8°.

V. Jugement des ombres d’Héraclite et de Démocrite sur la réponse d’Habicot au discours attribué à Guillemeau. Paris, 1615, in-8°.

VI. Gigantologie. Discours sur la grandeur des géants, où il est démontré que, de toute ancienneté, les plus grands hommes et géants n’ont été plus hauts que ceux de ce temps, par Jean Riolan. Paris, 1618, petit in-8°.

VII. Antigigantologie ou contre-discours de la grandeur des géants, par M. Habicot. Paris, 1618, in-8°.

VIII. Correction fraternelle sur la vie de Nicolas Habicot, où l’on fait, en passant, la critique de ses ouvrages, notamment de la Gigantostéologie et des autres écrits sur le même sujet. Petit in-8°, s. 1. n. d.

IX. Touche chirurgicale, attribuée à Habicot, avec une satire en vers français contre M. Riolan, docteur dichotomiste, et des vers latins sur l’anagramme de son nom (Joannes Riolanus en Laurus in asino, en asinus in lauro, sine lauro inane), Petit in-8°, s. l. n. d.

Cuvier, par ses admirables travaux, nous ayant appris que la plupart des fossiles appartiennent à des animaux actuellement disparus (éléphants, mastodontes, rhinocéros, cétacés, etc.), il est facile aujourd’hui de faire une distinction entre les ossements découverts à l’intérieur de la terre et de reconnaître ceux qui appartiennent véritablement à l’espèce humaine. Dans certains cas, il s’agit d’os humains, mais ces os sont le plus souvent modifiés, dans leurs dimensions, par une cause pathologique. Il en était tout particulièrement ainsi pour certains crânes hydrocéphiliques ou rachitiques , qui avaient appartenu en réalité à des hommes de taille moyenne ou même à des enfants. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire cite l’exemple de Molyneux , qui fut appelé à examiner un frontal véritablement gigantesque et qu’on sut, par la suite, avoir appartenu à un habitant d’Amsterdam, dont la taille était plutôt petite, mais dont la tête avait acquis des dimensions extraordinaires.

La lumière ne devait être complète que le jour où commencèrent les recherches anthropologiques, basées sur des données positives. Déjà cependant Norden avait fait remarquer qu’en exceptant celui qui fut découvert près de Thèbes, en 1817, conservé au Sir John Soane’s Museum et mesurant neuf pieds et quatre pouces, les dimensions des sarcophages trouvés dans les pyramides ne faisaient nullement prévoir que la taille des anciens Égyptiens eût été plus élevée que celle des hommes de son époque. Cette assertion fut d’ailleurs confirmée par les mensurations des momies recueillies dans les catacombes et hypogées égyptiennes.

Elle l’a été depuis, et d’une façon irréfutable, par les recherches rigoureuses du genre de celles faites par Manouvrier sur les ossements exhumés des dolmens du bassin de la Seine. Il a pu dresser des tables permettant, étant données les dimensions d’un os long des membres, de calculer, avec toute la précision désirable, la longueur totale du squelette auquel cet os isolé avait appartenu. Grâce à cette méthode, son élève Rahon a constaté que les ossements des dolichocéphales retrouvés dans les dolmens séquaniens correspondaient à une taille à peine égale à celle qui appartient à la moyenne des individus actuels.

Ainsi furent peu à peu ruinées les fables et les légendes qui, pendant si longtemps, avaient satisfait la curiosité. Entre la manifeste imposture de Jacques Tissot et d’Habicot, si péniblement dévoilée par Riolan, et les rigoureuses et scientifiques données fournies par Manouvrier, Rahon et les anthropologistes, il y a plus que la distance qui sépare le XVIIe du XIXe siècle, il y a l’abîme qui sépare la crédulité du moyen âge des données de la science contemporaine.

Mais il restait encore une légende tendant à établir que la taille humaine avait dégénéré, c’était celle des Patagons; née des récits des premiers explorateurs du Nouveau Monde, elle fut généralement acceptée du XVIe au XVIIIe siècle. On admettait que les habitants de la région la plus méridionale de l’Amérique du Sud, appelée Terre ou Pays des Géants et aujourd’hui Patagonie, étaient tous d’une taille démesurée. Dans la relation du voyage fait par Magellan dans ces parages, en 1519, Harris rapporte que «le pays exploré est habité par un peuple fort sauvage et d’une stature prodigieuse. Ces géants faisaient un bruit effroyable, plus ressemblant au mugissement des bœufs qu’à des voix humaines.» Plus loin, il s’extasie sur leur formidable appétit et leur vigueur proportionnée à leur stature, «car l’un d’eux surmonta les efforts de neuf hommes, quoiqu’ils l’eussent terrassé et qu’ils lui eussent fortement lié les mains; il se débarrassa de tous ses liens et s’échappa malgré tout ce qu’ils purent faire ()». La mesure du pied de l’un d’eux fut trouvée de dix-huit pouces de long, «ce qui, en suivant la proportion ordinaire, donne environ sept pieds et demi pour leur stature».

Ces assertions furent successivement reproduites et amplifiées par les autres navigateurs qui visitèrent les mêmes régions, tels que les Espagnols Pigafetta, Loise, Sarmiento, Nodal; les Anglais Candish, Hawkins, Kimwet; les Hollandais Sebald de Noort, Lemaire, Spilberg. Des gravures du XVIIIe siècle représentent des marins européens atteignant à peine la ceinture d’un Patagon, «ce qui, en supposant à l’Européen une taille moyenne de cinq pieds ou cinq pieds deux pouces, donnerait au moins huit pieds et demi pour la hauteur d’un indigène ».

Ces récits étaient acceptés par les savants de l’époque, comme le montre le passage suivant emprunté aux Mémoires de Bachaumont et cité par Garnier: «On parle beaucoup d’une lettre du docteur Maty, médecin très renommé à Londres, à M. de la Condamine, en date du 18 de Juin, pour la communiquer à l’Académie des Sciences. 11 y assure que l’équipage entier d’un vaisseau de guerre anglais, qui vient de faire le tour du monde, a vu et examiné cinq ou six mille Patagons de neuf à dix pieds de haut. Il en conclut à l’existence des géants en corps de peuple et que ce ne sont point des variétés rares, individuelles et accidentelles dans l’espèce humaine, comme l’ont soutenu nos plus célèbres naturalistes».

Mais la vérité ne tarda pas à être connue. «Et moi, aussi, je les ai vus, ces Patagons! s’écrie l’un des compagnons de Bougainville (Voyage de 1769); les Tilans prodigieux dont on vous parle n’ont jamais existé que dans l’imagination échauffée des poètes et des marins.... Au surplus, il ne sera pas hors de propos d’observer, pour porter le dernier coup aux exagérations qu’on a débitées sur ces sauvages, qu’ils vont errants comme les Scythes et sont presque sans cesse à cheval. Or leurs chevaux n’étant que de race espagnole, c’est-à-dire de vrais bidets, comment est-ce qu’on prétend leur affourcher des géants sur le dos? Déjà même nos Patagons, quoique réduits à la simple toise, sont-ils obligés d’étendre les pieds en avant....»

«Ce qui m’a paru gigantesque dans la stature des Patagons, écrit Bougainville lui-même, c’est leur énorme carrure, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres.»

Quant à leur taille, il a suffi, pour la bien apprécier, de la mesurer avec exactitude. D’Orbigny, qui vécut pendant huit mois au milieu des Patagons, dit que la hauteur de ceux qu’il a examinés oscillait entre 1m,72 et 1m,92, dans la vallée du haut Rio Chico. Topinard, qui a utilisé ces chiffres, trouve une moyenne de 1m,78 et la fait rentrer dans le groupe des tailles hautes .

Vlaming, L. Freycinet auraient aperçu, eux aussi, des géants dans les Terres australes; ce dernier voyageur fait remarquer que l’élongation de leur taille était le fait d’une illusion d’optique causée par le mirage.

Peut-être aussi faut-il invoquer, pour apprécier justement ces faits, les cannibales de 10 pieds, que grandissait la peur des voyageurs qui les auraient entrevus, et les soldats hauts de 15 pieds que certains virent garder les portes de Pékin.

. — Les Denkas, population des bords du Haut-Nil.


Les recherches minutieuses des anthropologistes ont définitivement ruiné l’hypothèse d’une race soit ancienne, soit actuelle de géants; elles nous ont appris aussi que la moyenne de la taille, dans les différentes races humaines, ne dépasse guère 1m,75 et que, parmi les races les plus grandes, se trouvent les Patagons (1m,781, Topinard) et les Écossais de Galloway (1m,79, Deniker) .

Mais si le Gigantisme n’existe pas à l’état endémique, on l’observe, chez tous les peuples, dans toutes les races, à l’état sporadique. De nombreux faits viennent confirmer cette assertion et, parmi les documents, dans lesquels l’imagination tient encore souvent une grande place, nous choisirons ceux qui sont plus particulièrement susceptibles de confirmer nos acquisitions les plus récentes. Ils ont été réunis par Garnier et par Gould et Pyle , et se trouvent souvent rappelés dans les Revues périodiques , à l’occasion de l’exhibition de quelque nouveau phénomène. Ce sont les sources où l’on peut largement puiser, celles que, comme nous, Henry Meige a utilisées pour soutenir une thèse conforme à celle dont nous nous proposons d’être à notre tour les défenseurs.

En abordant l’histoire résumée du gigantisme sporadique, on est tout d’abord amené à se demander quelle est la taille maxima que puisse atteindre un géant. Les chiffres donnés sont toujours plus ou moins fantaisistes et se trouvent, la plupart du temps, considérablement réduits par des mensurations précises: aussi comprend-on l’importance et la justesse de la règle, posée par les auteurs américains actuels (Dana, Woods Hutchinson), qui conseillent de retrancher systématiquement trois à cinq pouces de la taille annoncée par tout géant.

Quételet rapporte, avec des détails suffisamment précis, l’histoire d’un géant écossais, enrôlé par Frédéric le Grand dans son fameux régiment; sa taille mesurait 8 pieds et 5 pouces (2m,62). C’est sans doute l’une des tailles les plus hautes parmi celles qu’on peut considérer comme authentiques (). La hauteur des géants qu’on observe aujourd’hui ne dépasse guère 7 pieds et demi, c’est-à-dire 2m,47. Mais, de même qu’on doit se méfier des supercheries, il ne faut pas, pour avoir des données exactes, se contenter des mensurations faites dans la station debout, il faut recueillir encore celles que fournissent les évaluations obtenues dans la station assise et tenir compte enfin de la longueur de chacune des parties du corps, de celle des membres en particulier.

Il est de règle encore de voir vanter l’harmonie des formes que présentent les géants: celui-ci est «parfaitement droit et admirablement bâti» ; celui-là possède «des membres d’une proportion et d’une beauté remarquables»; cet autre est «si merveilleux, dans sa constitution, que les curieux, qui l’examinent, n’ont jamais admiré rien de semblable, et ceux qui sont plus observateurs, déclarent franchement que jamais la langué de l’orateur le plus éloquent et la plume de l’écrivain le plus ingénieux ne seraient capables de décrire l’élégance des formes, la symétrie et les remarquables proportions de ce merveilleux phénomène de la nature, de même que toute description ne pourrait donner la satisfaction que l’on éprouve en l’observant judicieusement» ....

Mais, comme nous le montrerons, cette harmonie des formes extérieures est loin de correspondre à la réalité ; elle n’est guère que l’infime exception.

Il en est ainsi, d’ailleurs, pour la vigueur et l’appétit des géants, tant vantés par les historiens. Parmi les exploits les plus curieux qui sont rapportés, nous rappellerons ceux de l’empereur romain Maximin, célèbre par sa taille colossale (2m,50 environ) et qui, dans sa jeunesse, vainquit, sans reprendre haleine, seize des plus vigoureux lutteurs de Rome. Il était capable d’arrêter un char lancé avec une seule main, de mettre en mouvement une voiture lourdement chargée, de fracasser d’un coup de poing la mâchoire d’un cheval, de lui casser la jambe d’un coup de pied. Ce même empereur vidait plusieurs fois, en une seule journée, une amphore capitoline (vase d’une contenance d’environ 25 litres), mangeait souvent 40 à. 60 livres de viande, et transpirait tellement qu’il pouvait recueillir dans une coupe jusqu’à 5 setiers de sueur par jour . Simon Goulart raconte de son côté l’histoire «d’un homme de démesurée grandeur et grosseur, qui mangeait, en peu de morceaux et sans s’arrêter, une brebis ou un veau, sans se soucier que la chair en fût cuite, disant que cela ne faisait que lui aiguiser l’appétit». Non moins fameux le Géant calabrais du Pape Jules II, «lequel estoit si grand qu’il passoit en grandeur de beaucoup les plus hauts hommes de son temps et estoit chose merveilleuse de voir ce qu’il beuvoit et mangeoit». Les faits et gestes du Géant Antoine Payne sont restés célèbres, depuis le XVIIe siècle, dans le pays de Cornouailles: «Étant jeune, il prenait plaisir à choisir deux de ses plus robustes camarades qu’il appelait ses petits chats et, en emportant un sur chaque bras, à gravir une falaise voisine afin de leur faire voir le monde, suivant son expression. Un soir de Noël, il ramena un jeune garçon qu’on avait envoyé, avec un âne, chercher du bois dans la forêt voisine; comme il se faisait tard pour rentrer, il prit sur ses épaules, tout à la fois, l’âne et la charge de bois, et rentra prestement à la maison».

Que faut-il penser en réalité de cette harmonie des formes et de cette vigueur? Sans rappeler le cas exceptionnel du Géant allemand, vivant sous le règne de la Reine Anne, qui, sans mains ni pieds, était capable d’enfiler une aiguille, de couper des gants et d’exécuter avec adresse toutes sortes de travaux, on peut trouver de nombreux exemples de géants mal conformés. Tel le Grand Mareschal, qui s’exhibait à Paris, au commencement du XVIIe siècle, et qui, au dire de Simon Goulart, «était un homme mal bâti, mais aussi merveilleusement haut et grand, à comparaison de plusieurs de moyenne taille».

Marcel Donnat , «après la victoire que le Roy Louis Douzième obtint en la journée de Lodi, vit, à l’hôpital de Milan, un jeune homme qui estoit si grand qu’il ne pouvoit se tenir debout, n’ayant sceu obtenir assez de nature pour l’épaisseur de son corps et la proportion de ses forces».

Wiliams Evans, le portier géant de Charles 1er d’Angleterre, était également sans vigueur.

Le géant allemand, Max-Christophle Miller, mesurant 7 pieds 8 pouces (2m,328), était, «malgré sa force, assez mal conformé, et sa tête était d’une grosseur tout à fait hors de proportion, même avec son corps gigantesque».

Le célèbre abbé italien Bastiani, que Guillaume 1er, roi de Prusse, avait enrôlé de force dans son bataillon de grenadiers géants, était d’apparence assez lourde, avec une face ignoble et épaisse.

C’était aussi le cas de la «jeune fille gigantale» de Simon Goulart «qui avait grandi exagérément à la suite d’une fièvre quarte, qui, à vingt-cinq ans, n’avait pas encore ses flueurs, et qui était un peu laide de visage, noire, d’esprit simple et grossier, et tout le corps pesant».

Quant à Patrick Cotter, le géant irlandais, qui se montrait à Londres, vers 1785, sous le nom d’O’Brien, il était loin de présenter les proportions harmonieuses qu’on lui prêtait. «Il est vraiment d’une très haute stature, dit W. Blair, mais très mal conformé.... Il a refusé de marcher devant moi, dans son appartement et je pense que c’est parce qu’il avait peur de me découvrir son extrême faiblesse. Il a l’aspect général d’un individu faible et imbécile, avec le front entièrement bas; autant que j’ai pu le remarquer, l’espace compris entre ses sourcils et le haut de la tête, en ligne perpendiculaire, n’excède pas 2 pouces.... Il m’a fait l’effet d’un énorme enfant malade qui aurait grandi trop vite; sa voix était faible, son pouls languissant et lourd.,..» Les journaux de l’époque nous apprennent «qu’il se tenait le plus souvent assis et s’aventurait très rarement à sortir en public; quand il se promenait à pied, c’était toujours la nuit». Un de ceux qui purent le surprendre dans une de ses promenades nocturnes et l’observer le décrit dans les termes suivants: «Il marchait péniblement, les mains appuyées sur les épaules de deux hommes assez comme il faut et de grandeur ordinaire, absolument comme nous voyons quelquefois des convalescents se soutenir sur les épaules d’enfants de huit à dix ans» . Combien ces pénibles promenades, faites de nuit, sont loin des exploits herculéens habituellement attribués aux géants!

Tous ces exemples, qu’on pourrait multiplier à l’infini, justifient l’assertion de Geoffroy Saint-Hilaire, pour qui «les géants sont sans activité, sans énergie, lents dans leurs mouvements, fuyant le travail, fatigués presque aussitôt qu’occupés, en un mot, faibles de corps aussi bien que d’esprit.... Un grand nombre d’entre eux sont mal conformés et surtout mal proportionnés .» A l’appui de cette assertion, l’auteur rapporte le cas d’un jeune homme de 22 ans, haut de plus de sept pieds, aux mains extrêmement longues, à la voix faible, aux yeux photophobiques et strabiques.

Les tares ne sont pas rares d’ailleurs chez les géants: les unes sont congénitales, les autres acquises. Il est parlé au Deuxième Livre des Rois d’un géant qui possédait des doigts surnuméraires. «Il se fit une quatrième guerre à Geth, où il se trouva un homme d’une taille extraordinaire qui avait six doigts aux mains et aux pieds, c’est-à-dire vingt-quatre doigts et qui était de la race d’Arapha .»

Les autres tares surviennent plus tard et s’accentuent avec l’âge. Antonin le Pieux, dont l’Historia Augusta de Capitolinus rapporte la biographie, «voyant sa taille se voûter à mesure qu’il vieillissait, avait eu l’idée de se garnir la poitrine d’une sorte de corset en tablettes de tilleul, afin de pouvoir se tenir debout en marchant (tiliaceis tabulis in pectore positis fasciabatur, ut rectus incederet)». Cette déformation du thorax est fréquemment signalée par les auteurs contemporains chez les géants acromégaliques.

Non moins célèbre était le dos du géant Antoine Payne; il était «si large que son maître d’école s’amusait souvent à s’en servir comme d’un tableau, sur lequel il écrivait à la craie les exemples qu’il donnait aux autres élèves».

Parfois cependant le géant était aussi mince que grand: tel était celui qui s’exhibait à Saint-Pétersbourg, au mois de juin 1829, et mesurait huit pieds et huit pouces; il était très mince et d’aspect émacié.

Un autre géant, Peter Tuchain, haut de huit pieds, sept pouces, n’avait pas de barbe et possédait une voix très faible; il mourut en 1825, à Posen, à l’âge de vingt-neuf ans, d’une hydropisie de la poitrine.

Parmi les nombreuses infirmités physiques des géants, il en est une qui les rapproche de celles qu’on observe dans l’acromégalie: c’est l’augmentation disproportionnée de leurs extrémités (tête, mains, pieds). Elle a été signalée de tout temps et, sans remonter à Hérodote qui rapporte que les souliers de Persée étaient longs de trois pieds, nous rappellerons l’exemple de l’empereur géant Maximilien qui «avait le pouce d’une telle grosseur qu’il se faisait un anneau du bracelet de sa femme».

Dans les Chroniques de Hollande pour l’année 1557, Hadrianus Barlandus rapporte que le géant Nicolas, qui vivait sous John, comte de Hollande, avait un soulier long de trois pieds, comme celui dont parle Hérodote.

En Angleterre, vers la fin du XVIe siècle, une chanson populaire célébrait les exploits de Meg la Longue (The life of Long Meg of Westminster), jeune fille d’une taille excentrique, née sous le règne de Henri VIII et «il était passé en proverbe de dire longue comme Meg la Longue, en parlant d’une personne grande et mal bâtie». L’augmentation démesurée de ses extrémités avait déjà frappé les chansonniers de l’époque:

«Ou Meg de Westminster

Avec ses longues jambes

Longues comme celles d’une grue,

Ses pieds comme des sabots

Avec une paire d’éperons

Aussi larges que des roues».

Les dimensions du pied de Tony Payne étaient telles qu’aujourd’hui encore, dans le pays de Cornouailles, pour exprimer l’idée d’une chose de grandes dimensions, on continue à dire: «C’est grand comme le pied de Tony Payne».

On a conservé le soulier du géant irlandais Patrick Cotter: il ne mesure pas moins de dix-sept pouces de longueur.

Plus près de nous, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dit avoir eu l’occasion d’examiner, en 1824, un jeune homme de vingt-sept ans, «ayant plus de sept pieds de haut, atteint de strabisme et de photophobie, pourvu d’une voix faible et dont les mains étaient extrêmement longues, même proportionnellement à sa taille».

Ces constatations plus ou moins anciennes viendront confirmer l’opinion que nous exposerons plus loin, en étudiant les rapports qui relient le gigantisme à l’acromégalie. (Voir page 159.)

Les tares physiques s’accompagnent souvent de tares mentales qui, en raison de leur fréquence, de leurs variétés et parfois aussi de leur intensité, n’ont pu être méconnues par les anciens observateurs.

«Les géants sont, pour la plupart, d’une intelligence très bornée; quelques-uns même presque idiots » : telle est l’opinion formulée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui, pour la justifier, rapporte, d’après Changeux, le fait suivant conté par Gui Patin. «A Vienne, où on avait réuni des nains et des géants pour l’amusement de la Cour impériale, les premiers, bien loin de céder et de se soumettre à leurs compagnons, ne craignaient pas de les provoquer par des moqueries, de les insulter et de commencer ainsi des disputes dont l’issue semblait devoir être si redoutable pour eux. La querelle s’anima même, un jour, entre un nain et un géant, au point que, des injures, on en vint aux voies de fait et, nouveau David, ce fut le nain qui triompha de cet autre Goliath.»

De cette anecdote, on peut rapprocher la suivante, dans laquelle Keysler raconte la querelle d’un nain et d’un géant qui vivaient côte à côte, également en Autriche, à la Cour de l’Archiduc Ferdinand. «Le nain, voulant se venger des lourdes et incessantes railleries du géant, qui le tournait en ridicule, pria le duc de laisser tomber un de ses gants, quand il se mettrait à table et d’ordonner à Aymon de le lui ramasser. Il se glissa alors sous le siège de son maître, et quand le pauvre géant se baissa pour prendre le gant, il lui appliqua sur la joue un violent soufflet, au grand amusement des assistants et à la grande honte du malheureux Aymon, qui ne put dévorer cet affront et mourut de chagrin, peu de temps après .»

Cette inintelligence ne va pas sans certains autres vices ou tares que la légende a, depuis longtemps, mis en relief. Telles la cruauté et les violences de l’empereur romain Maximilien, qui le rendirent odieux et le firent assassiner sous les murs d’Aquilée, en 238. Telle aussi la folie du géant Daniel, portier de Cromwell, qu’on dut enfermer à Bedlam, à cause de son exaltation mystique et prophétomaniaque, en rapport très vraisemblablement avec une débilité mentale congénitale.

Certains s’adonnent à l’alcoolisme: Tulot, parlant de la géante qu’on pouvait admirer à la foire Saint-Laurent, en 1758, dit «qu’elle joignait à une excessive insolence le défaut de s’enivrer perpétuellement». Ce défaut était aussi celui du géant irlandais, Charles Byrne, qui, à la suite d’une accusation de vol, fut tellement affecté qu’il contracta l’habitude de boire outre mesure et mourut à l’âge de vingt-deux ans.

Le peu de développement de l’intelligence comme les autres tares psychiques seront étudiés plus loin (p. 326); mais aujourd’hui encore s’impose la conclusion formulée par le chroniqueur qui avait visité le géant espagnol Joachim Eleicegui, haut de 2m,307, exhibé en 1845, à la salle Montesquieu: «Sa taille est de sept pieds; on sait peu de chose de son esprit, qui ne paraît pas contredire l’opinion commune touchant celui des géants .»

Etudes biologiques sur les géants

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