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Chapitre I. PREPARATION

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Table des matières

SOMMAIRE.--Vocation--Etudes préparatoires--Obédience Les Tchilcotines--Leur caractère--Leurs hauts faits--Exceptions.

J'avais quinze ans lorsque, élève de quatrième au petit séminaire de Mayenne, dans l'ouest de la France, l'institution où j'étudiais en vue d'être plus tard enrôlé dans la milice sacerdotale reçut la visite d'un saint.

C'était le doux, humble et si zélé Monseigneur Justin-Vital Grandin, apôtre des Indiens de l'extrême Nord-Ouest du Canada, et nous étions dans la première partie de 1874. Avec une simplicité touchante et un accent de conviction qui ne pouvait qu'engendrer la sympathie, il nous transporta dans les immenses prairies et les impénétrables forêts septentrionales de l'Amérique, nous y montra les sauvages cris et montagnais, dont beaucoup étaient encore assis à l'ombre de la mort, pendant que plusieurs, qui entrevoyaient la lumière, demandaient instamment un prêtre pour les en faire jouir.

Corollaire: Vous êtes jeunes, mais vous avez de la bonne volonté, et il y en a beaucoup parmi vous qui ont du zèle. Ne s'en trouvera-t-il point qui auront assez de dévouement pour écouter la voix du pauvre sauvage et venir à son secours?

--Oui, pensai-je alors, il y en a au moins un, et, malgré la timidité de mon âge, je pris sur moi d'aller trouver l'apôtre, et lui demandai ce qu'il fallait faire pour le suivre.

Il m'apprit alors que tous ses missionnaires étaient Oblats de Marie Immaculée, comme lui-même, et que, pour être admis à prendre place dans leurs rangs, il me fallait d'abord aller finir mon cours classique au juniorat de ces religieux à Notre-Dame de Sion, en Lorraine, c'est-à-dire à l'extrémité opposée de la France.

Puis, cédant à mes instances de néophyte, le bon prélat me donna sa photographie, au dos de laquelle il avait bien voulu écrire: Transiens in Americam veni adjuva nos, passant en Amérique, venez nous aider, en imitation de l'invitation de saint Paul à l'un de ses disciples.

J'étais heureux. J'entrevoyais en esprit les merveilles du continent américain où tout est grand: grands fleuves, comme le Saint-Laurent et l'Amazone; grands lacs, Supérieur, des Esclaves et des Ours, dont j'avais alors une très faible idée; forêts sans fin, dont Chateaubriand m'avait révélé les mystères, et surtout mon imagination me reportait à ces pauvres enfants des bois qui soupiraient après la lumière de l'Evangile.

Missionnaire chez les sauvages, quel privilège! me disais-je. Peut-être me recevraient-ils mal, peut-être me feraient-ils souffrir. Le climat de leurs solitudes paraît assez sévère, leurs neiges abondantes, et les distances entre leurs camps presque infinies. Tant mieux! On n'acquiert point le ciel sans efforts. Pas de souffrances, pas de mérites, partant pas de couronne.

Et, fier à la pensée que je pourrais un jour aller aider le saint que j'avais rencontré sur mon chemin, je partis en septembre pour l'est de la France, où je devais passer trois belles années sur les bancs du juniorat qui couronne les hauteurs de N.-D. de Sion, étudiant, peut-être pas toujours de mon mieux, mais dévorant les Annales de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée, dans laquelle j'aspirais d'entrer.

De fait, grâce à la toute spéciale bienveillance du directeur, le P. Alexandre Huart, je pus même me délecter à la lecture quotidienne de la collection entière de ce qui en avait alors paru depuis 1862, m'arrêtant surtout aux récits des missionnaires qui se dévouaient sans compter, semant souvent dans les larmes pour ne récolter parfois que dans une allégresse mitigée.

Quelquefois même, comme les jours de pluie, alors que nous ne pouvions prendre nos ébats au grand air de la cour, je m'essayais à la parole publique, et, entouré d'enfants plus jeunes que moi--je portais la soutane depuis ma seconde--leur faisais part de mes lectures. Tous ensemble nous devenions des missionnaires en herbe, brûlant du désir d'imiter nos aînés sur leurs divers champs apostoliques.

***

Jours heureux de mon juniorat, où l'ardeur de mes seize ou dix-sept ans dorait d'avance les pilules, d'ailleurs assez peu amères, de ma vie ultérieure, où mon imagination me cachait les ombres pour mieux faire resplendir la lumière et les joies indicibles de ma future carrière de missionnaire, comment les rappeler sans me sentir étreint par une émotion difficile à décrire! Puissance du souvenir qui auréole les incidents les plus vulgaires de la jeunesse! Forsan et haec olim meminisse juvabit! (Enéide, 1, 203).

Mais la route est longue; inutile de m'attarder à ces réminiscences.

De Sion je me rendis en 1877 à Nancy, où je fis mon noviciat et fus reçu Oblat par les premiers vœux que je prononçai le jour de l'Assomption de l'année suivante; après quoi je passai à Autun, petite ville au centre de la France, pour y faire mon scolasticat.

Je n'avais été que deux ans dans la sainte demeure, encore parfumée du souvenir de sainte Jeanne de Chantal, où étaient alors formés les jeunes Oblats, à l'ombre du clocher de la cathédrale, où s'illustrait le grand Oratorien Monseigneur, plus tard Cardinal, Adolphe Perraud, lorsqu'un édit de ces fanatiques qui prêchent la liberté (pour eux sans doute) et réduisent en esclavage qui ne pense pas comme eux, proclama la dissolution des Ordres religieux, et occasionna un exode de notre studieuse jeunesse qui ne fut pas regretté de tous.

Plus d'une trentaine de scolastiques reçurent d'un coup leur obédience pour les missions étrangères. C'était pour le scolasticat comme une vraie débandade.

Quelle émotion, quelle appréhension s'emparèrent de moi lorsque je vis mes frères en religion revenir de chez le Père Supérieur, nantis d'une obédience qui les condamnait avant le temps à une vie de sacrifices sous les feux de Ceylan, dans les neiges du Nord américain, ou dans les déserts montagneux de l'Afrique australe! Allait-on m'appeler moi aussi, ou bien allait-on m'oublier comme indigne d'un sort si glorieux?

--Frère Morice, le P. Supérieur vous demande, vint alors me dire un de mes aînés.

Et, deux minutes après, je recevais l'incomparable faveur d'un envoi aux missions de la Colombie Britannique.

Pour les lecteurs d'Europe, s'il en est sous les yeux desquels ces lignes tombent jamais, il peut être bon d'ajouter que ce pays lointain se trouve au Canada, juste à l'ouest des montagnes Rocheuses--contrée remarquable pour ses interminables forêts de conifères, ses innombrables montagnes, dont beaucoup sont couvertes de neiges perpétuelles, et ses belles pièces d'eau, sur les bords desquelles grouillent diverses tribus indiennes qui, en 1880, étaient encore assez populeuses.

Ces tribus, ainsi que je ne devais pas tarder à l'apprendre, se rattachaient toutes à six familles, ou races, à savoir, les Koutenays, dans un coin du sud-est; les Séliches, dans le sud et la partie méridionale de l'île Vancouver; les Kwakioules, sur la côte et l'extrémité septentrionale de la même île; les Haidas, dans les îles Charlotte; les Tsimsianes, sur la côte nord et un peu dans l'intérieur, et les Dénés, dans l'intérieur des terres jusqu'aux Rocheuses inclusivement.

Les Koutenays sont les seuls qui ne forment qu'une seule tribu; les Séliches en ont au moins sept, les Kwakioules trois, les Tsimsianes autant et les Dénés cinq.

Les Dénés comptaient alors environ 2,500 âmes, les Tsimsianes 4,400, les Haidas 2,600, les Kwakioules 2,300 (ces deux derniers chiffres représentant les débris d'une forte population), les Séliches 11,000 et les Koutenays 587.

Au point de vue psychologique, les Dénés sont généralement religieux et de caractère plutôt enfantin, les Séliches religieux mais plus rassis, les Koutenays religieux, moraux et sérieux, les Tsimsianes entichés de leurs anciennes superstitions, comme sont du reste les deux autres groupes, avec cela ambitieux et forts sur les apparences et l'apparat, tandis que les Kwakioules et les Haidas, très immoraux, sont encroûtés dans leurs vieilles coutumes.

***

Ce n'était pas sans doute le champ d'action que j'avais rêvé. Je ne reverrais point Mgr Grandin; mais j'allais quand même travailler dans l'une des parties les plus difficiles de la vigne du Bon Maître, et passer ma vie chez les déshérités de la fortune--car alors ce pays n'était point un pays de blancs comme aujourd'hui: pouvais-je demander mieux? Aussi étais-je heureux au-delà de toute expression.

Donc point de retards inutiles, et, un mois plus tard, je débarquais à New-York en compagnie de deux autres jeunes Oblats. Le 26 juillet, de grand matin, j'abordais à Victoria, capitale de la Colombie Britannique, d'où un autre bateau me menait à New-Westminster, puis à la mission Sainte-Marie, aujourd'hui Mission City, sur le Bas-Fraser. L'absence de tout chemin de fer à l'ouest d'Ottawa avait rendu nécessaire le long trajet via San-Francisco.

Après deux ans passés dans la tranquille et fraîche thébaïde de Sainte-Marie, où je continuais mes études théologiques, tout en enseignant le catéchisme aux petits sauvageons de l'Ecole industrielle et en les initiant aux mystères de la musique instrumentale, sans compter l'impression de petits travaux avec une machine qui tenait beaucoup de la nature d'un jouet, je fus ordonné prêtre le 2 juillet 1882 par le vénérable et très aimé Mgr Louis-Joseph D'Herbomez, O.M.I., qui m'avait lui-même pris en affection.

Peu après, l'obéissance m'envoyait à la mission Saint-Joseph du lac William, Caribou, c'est-à-dire au centre de la Colombie Britannique.

Ce n'était pas encore la terre promise, ou du moins l'objet de mes vœux. La mission Saint-Joseph s'occupait bien des sauvages, des Chouchouapes septentrionaux, et un peu aussi des Tchilcotines; mais mon séjour à Sainte-Marie et le terrible régime alimentaire que j'avais dû y subir m'avaient considérablement débilité. On me disait de santé délicate, et mon excellent évêque considérait l'évangélisation des Indiens comme une tâche au-dessus de mes forces.

Cette impression l'avait d'abord porté à me consacrer au ministère chez les blancs, et il me faisait prêcher tous les dimanches en anglais, langue que j'étais loin de posséder à fond--ce qui, naturellement, ne m'arrangeait guère. Et maintenant il me mettait à la tête d'une école de petits blancs et métis!

C'était une épreuve, pas la seule de ma vie, que je traversai avec toute la résignation dont j'étais capable. Elle ne dura point, et le 29 janvier 1883 je recevais de mon supérieur une lettre qui me confiait l'évangélisation des Tchilcotines, sauvages qui erraient à l'ouest du Fraser. Je devais les desservir, tout en résidant à la Mission, à l'est de ce fleuve.

"Vous avez maintenant un beau champ ouvert devant vous", m'écrivait le vénérable prélat. "Vous y trouverez beaucoup à défricher, mais c'est ce que vous désirez, le travail. Mettez-vous donc à l'œuvre avec courage et persévérance; armez-vous d'une bonne provision de patience et de zèle pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes. Défrichez, semez, arrosez, cultivez de votre mieux et demandez au bon Dieu de bénir vos travaux en leur faisant produire des fruits abondants de salut. Je n'ai pas besoin de vous dire que nos prières vous suivront partout."

Enfin j'étais missionnaire, et, ce qui était mieux, missionnaire chez les sauvages, de vrais sauvages ceux-là, et la feuille de route qu'on m'envoyait n'exagérait certainement pas en me faisant prévoir un champ assez ingrat à cultiver. Mais, ordonné avant l'âge canonique, j'étais jeune, plein d'ambition et désireux de faire le bien à ceux pour lesquels j'avais tout quitté. Avec la bénédiction de mon évêque et le ferme espoir d'améliorer le sort des Indiens qui m'étaient confiés, je me mis résolument à l'œuvre.

***

On va voir si la condition matérielle et morale de mes premières ouailles laissait à désirer et si elle était susceptible d'amélioration. "Vous trouverez beaucoup à défricher", m'avait écrit Mgr D'Herbomez. Parole de vérité, assurément, lettre épiscopale des plus appropriées qui me traçait tout un programme. Car je ne crois pas exagérer en affirmant que la tribu que je devais évangéliser formait alors, sous le double point de vue matériel et spirituel, la peuplade aborigène la moins avancée de l'Amérique du Nord, la plus primitive sous tous les rapports, après les Esquimaux, qui ne sont point des Peaux-Rouges.

Cette assertion demande l'appui de certains détails dans lesquels il me faut maintenant entrer.

Les Tchilcotines forment, à l'ouest des montagnes Rocheuses, la branche la plus méridionale de la grande famille indienne des Dénés, à laquelle appartiennent aussi les Montagnais de feu Mgr Grandin et... les Apaches des Etats-Unis, qu'il est inutile de caractériser. Ils doivent leur nom distinctif à la rivière ainsi appelée qui, prenant sa source par le 53e degré de latitude nord, descend vers le sud-ouest pendant une centaine de milles, fait une courbe à l'est et va, presque en ligne droite, se jeter dans le Fraser après un cours d'environ 260 milles.

Mais leur territoire est loin d'être resserré entre les limites étroites de sa vallée. Comme ils étaient alors nomades pour la plupart, on peut regarder comme leurs terres de chasse et leurs rendez-vous de pêche les forêts, ou plateaux-prairies, qui s'étendent entre les 51e et 52e 30' degrés de latitude, avec les lacs, dont le principal est le lac Thatla, compris dans ce périmètre. A l'est et à l'ouest, leur habitat est borné respectivement par le Fraser et les monts Cascades.

Cette tribu est divisée en quatre ou cinq bandes ayant chacune à sa tête un chef dont l'autorité n'est souvent qu'apparente. Si à ces sous-tribus, ou aujourd'hui villages, on ajoute deux autres camps dont la population est formée en majeure partie de sauvages Porteurs, autre tribu apparentée avec laquelle nous ferons plus tard ample connaissance, on obtiendra une idée assez exacte de l'étendue de la première paroisse qui m'échut en partage.

Courts et trappus, aux cheveux plats et d'un noir d'ébène, aux pommettes saillantes comme tous les aborigènes d'Amérique, ces aborigènes avaient jusque-là joui d'un nom peu enviable, malgré l'état primitif, partant de simplicité primordiale, dans lequel une bonne moitié, appelée Tchilcotines des Rochers--par allusion aux monts Lillouet où ils chassaient surtout--vivaient alors.

De fait, cette épithète leur convenait admirablement, vu qu'ils étaient encore pour la plupart vêtus de peaux de bêtes, et je crois être aujourd'hui le seul missionnaire qui puisse se glorifier d'avoir évangélisé de purs sauvages, des populations qui se drapaient dans les dépouilles des fauves auxquels elles donnaient la chasse.

Voyez, par exemple, cette grosse fille appelée Marie, parce que, par une très rare exception, elle a été baptisée dans son enfance. Elle s'abrite dans les plis d'une espèce de manteau en peaux de marmottes cousues ensemble, avec les queues pendant à l'extérieur. Ce manteau est serré à la taille au moyen d'une ceinture en cuir garnie de pendeloques, dents de castor, griffes d'ours, sabots de faon, dés à coudre et autres breloques, qui émettent pendant sa marche un discret cliquetis dont elle paraît très fière.

Ses pieds sont emprisonnés dans une paire de mocassins en peau de chevreuil tannée, et ses jambes passent dans des mitasses, ou jambières, de même matière.

Comme ornements, elle porte des boucles d'oreille en nacre de facture indienne, sans compter une touffe de rassade qui lui pend de chaque côté aux cheveux des tempes. Un copieux vernis de vermillon lui sert de fard, tandis qu'au lieu de peinture, ses mains sont couvertes d'une épaisse couche de... crasse.

Les hommes avaient généralement pour couvre-chef une peau de petit animal, castor ou belette, peut-être leur totem personnel, enroulée autour de leur épaisse chevelure, et leur septum, ou cloison nasale, était encore percé, bien que d'ordinaire dépourvu de la cheville, de l'anneau ou de la rondelle qu'ils avaient précédemment portée.

Par ailleurs, à peu près aucune barbe sur ces visages à contours mongols et fortement bronzés. La nature ne leur en avait jamais beaucoup donné, et le peu qui leur poussait était soigneusement épilé au moyen de pincettes en cuivre natif que les vieux portaient au cou comme nous portons une médaille.

***

Mais, toute rébarbative qu'elle était, leur apparence ne pouvait soutenir la comparaison avec leur caractère et dispositions psychiques. Par nature extrêmement violents, ils perdaient tout contrôle sur eux-mêmes lorsqu'il leur arrivait de tomber sous l'influence de la passion. Le coutelas et même le fusil étaient alors leurs meilleurs amis, et trop souvent ils ne se faisaient pas faute de recourir à leurs services.

Je ne voudrais pas médire de mes anciennes ouailles, mais je dois la vérité au lecteur. Je la dirai tout entière.

Nombreux sont ceux qui, à mon arrivée parmi eux, avaient versé le sang de leurs semblables. Leur principale bande avait pour chef un nommé Anarhèm, de beaucoup le plus influent de tous leurs notables. Or ce grand homme pouvait se glorifier, ou s'accuser, d'avoir directement ou indirectement causé la mort de trois Tchilcotines.

Les Porteurs du nord se souviennent encore d'un de leurs villages dont les habitants furent presque tous massacrés en une nuit par les Tchilcotines.

En 1864, alors que les mines d'or du Caribou attiraient tant d'étrangers dans la colonie, un parti de blancs ouvrait un chemin entre la mer (Bute Inlet) et le fort Alexandre, sur le Fraser. Les Tchilcotines, pensant que ces blancs venaient s'emparer de leur pays--d'aucuns disent pour se venger des libertés qu'ils se permettaient avec leurs femmes--fondirent sur eux, et, de vingt-quatre hommes dont se composait la bande, ils en tuèrent dix-huit et en blessèrent d'autres.

Le gouvernement de la colonie fut obligé d'organiser contre les meurtriers une expédition militaire très dispendieuse, et après de longues recherches et du sang répandu des deux côtés, il parvint à s'emparer des principaux instigateurs du massacre, au nombre de huit, et les livra à la justice. Deux furent retenus comme informateurs et conséquemment épargnés; un fut condamné à la prison pour la vie, et cinq furent pendus dans leur propre pays pour l'exemple.

Quelque douze ans avant mon arrivée chez ces Indiens, un Irlandais qui s'était établi dans leur voisinage dut céder à leurs menaces de mort et abandonner le fruit de ses sueurs, pour aller se fixer dans une éclaircie de la forêt, non loin d'une place appelée Soda-Creek. Ce colon n'avait que trop de raisons pour déguerpir au plus vite: il pouvait se rappeler le sort d'autres imprudents qui avaient été supprimés avant lui, pour se faire une idée de celui qui lui était réservé s'il n'avait cédé à la tempête.

Mais il n'est pas nécessaire de remonter si haut pour trouver dans leurs annales des preuves non équivoques de leur esprit d'indépendance. Quelques jours seulement après la première visite que je leur fis, deux sauvages, se trouvant un soir à l'embouchure de la rivière Tchilcotine, entrèrent dans une cabane de chétive apparence où vivaient deux Chinois.

Après avoir mangé de ce qui leur fut offert de bonne grâce, comme les Chinois, à cause de l'exiguïté de leur logis, refusaient de les héberger pendant la nuit, mes Tchicotines se saisirent de leurs fusils, et, sans plus de façon, envoyèrent à leurs hôtes deux balles qui les étendirent morts à leurs pieds.

Puis, non contents de cet exploit, ils parcoururent le pays, volant et pillant chez les blancs ce qui put leur tomber sous la main.

N'eût été ma qualité de prêtre, c'est-à-dire pour eux de grand sorcier, j'aurais pu moi-même tomber un jour sous leurs balles.

Comme je me rendais, absolument seul, chez l'Irlandais susmentionné, John Salmon, où je devais faire mon premier mariage--avec un anneau de plomb que nous fabriquâmes dans sa maison--les meurtriers me rejoignirent à mon insu comme je chevauchais dans l'étroit sentier.

Ne les ayant point vus, je ne pus même songer à m'en cacher, et rien n'eût été plus facile pour eux que de m'envoyer une balle dans le dos.

Le croira-t-on? ainsi qu'ils l'avouèrent plus tard, ce furent eux qui se cachèrent de moi, par suite d'une espèce de respect superstitieux difficile à expliquer d'autres meurtriers que des sauvages.

M'ayant laissé prendre les devants, ils me suivirent le lendemain chez J. Salmon, auquel ils dérobèrent le meilleur de ses chevaux, et prirent le large.

On dit même qu'ils avaient formé le projet d'égorger tous les blancs dans la même nuit, ce qui certes ne leur eût pas été difficile. Mais ceux-ci, émus du danger qui les menaçait, s'improvisèrent soldats et, avant l'arrivée de la police régulière, purent, avec l'aide de quelques Indiens mieux disposés, s'emparer par surprise de l'un des meurtriers.

Il fallut presque deux mois de courses et de recherches à une vingtaine d'hommes armés avant de pouvoir mettre la main sur le second.

On les amena à Clinton pour les juger, et, comme on faisait subir à l'un d'eux l'interrogatoire usité en pareil cas dans les tribunaux anglais:

--Pourquoi tant de questions? s'écria Taratsilsinat impatienté; je vous l'ai dit et je vous le répète, c'est moi qui ai tué ce Chinois. Mon père est mort par la corde; par la corde je veux mourir.

Il était le fils de l'un des principaux fauteurs du massacre de 1864.

Pendant ce temps, les frères des prisonniers, sans doute pour perpétuer des traditions de famille, méritaient par leurs déprédations de se faire arrêter à leur tour.

De plus, au cours de son interrogatoire, l'un des deux meurtriers révéla le nom d'un autre Tchilcotine qui, en 1880, tua un blanc avec sa femme et ses deux enfants, et les brûla ensuite avec tout ce qu'ils possédaient.

***

Avant d'aller plus loin, il me vient à l'idée que ces mentions de blancs attaqués par ces sauvages sont susceptibles de donner le change. La plupart n'étaient pas des gens du pays, et les Tchilcotines devaient s'éloigner de leur habitat proprement dit pour venir en contact avec eux. Lors de mon premier voyage chez eux et tout le temps que je fus leur missionnaire, trois seuls blancs vivaient dans leur vallée, qui offrait d'excellentes terres au cultivateur. En dehors de cet étroit territoire, c'était le désert, la solitude la plus complète.

Mais pourquoi cet appétit du sang et cette impatience de tout frein chez ces aborigènes? N'avaient-ils donc jamais entendu parler du joug suave de Celui qui est doux et humble de cœur?

La réponse est facile. D'abord, tel était naturellement leur caractère. La famille aborigène à laquelle ils appartiennent est faite de contrastes. Généralement timides et pusillanimes, comme les Esclaves et les Peaux-de-Lièvre du Mackenzie, ils ont pour congénères, c'est-à-dire pour frères par la race, la peuplade américaine qui passe pour la plus féroce, la plus sanguinaire, celle des Apaches des Etats-Unis du sud.

Ensuite, par impossibilité de suffire à tout, mes prédécesseurs à la mission du lac William, qui comprend dans son pourtour le territoire des Tchilcotines et pays circonvoisins, n'avaient encore pu s'occuper sérieusement de ces Indiens. Des visites fugitives et fort espacées d'un homme qui ne parle point leur langue ne peuvent faire grande impression sur des primitifs plus ou moins isolés, dont on ne peut rencontrer qu'une partie à la fois.

Aussi, tandis que presque partout où le prêtre avait pénétré à peu près tout le monde était chrétien, ou du moins catéchumène, il n'y avait encore de baptisé chez les Tchilcotines que ceux qui l'avaient été dans leur enfance ou à l'article de la mort. Aucune surveillance du pasteur, qui d'ailleurs ne résidait point avec eux, n'avait suivi cette initiation à la vie chrétienne, qui, pour cette raison, était parfaitement inconnue de ces pauvres gens.

Bref, leur ignorance des vérités de la foi était telle qu'elle justifiait pleinement ce que Mgr D'Herbomez m'avait écrit en me les confiant: "Vous trouverez beaucoup à défricher", non pas, qu'on le remarque bien, à cultiver: à peu près rien de sérieux n'avait encore été fait parmi eux.

Il me fallait donc, pour obéir à mon sagace Ordinaire, faire une bonne provision de patience et de bonne volonté, si je voulais en faire des chrétiens passables.

Ce serait pourtant aller trop loin que d'appliquer à toute la tribu ce que je viens de dire de quelques-uns de ses membres. Il serait injuste de leur appliquer l'axiome: Ab uno disce omnes. Ils n'étaient certainement pas tous voleurs ou assassins, et l'un de mes successeurs, le bon Père Thomas, a depuis trouvé parmi eux des élus comme il y en a partout ailleurs.

Quant à moi, mon rôle devait être moins consolant: je devais faire acte de prise de possession au nom de Celui que j'allais représenter, et me contenter de jeter les premiers jalons; en un mot, faire œuvre de pionnier.


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