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Chapitre IV PORTEURS DU SUD

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Table des matières

SOMMAIRE.--L'hiver en juin.--Le deuil--Déception--"Estes"--Le fort Alexandre--Perdu--Remontant le torrent--Aux prises avec un ours.

Mon second voyage au lac Louzkeuz se fit dans les premiers jours de juin 1884, et, comme le premier, il fut fécond en résultats consolants. De plus, conformément à l'engagement que j'en avais pris l'année précédente, je passai, cette année-là, jusqu'au lac Elh-ka-tcho, où se trouvait le village porteur qui n'avait jamais encore reçu la visite du prêtre.

Le 18 juin, en compagnie de mon interprète et de deux autres Indiens, je quittai donc mes enfants de Louzkeuz, et ensemble nous nous enfonçâmes dans l'ouest.

Malgré la saison avancée, nous eûmes un temps affreux. La neige tombait à gros flocons, et eut bientôt couvert le sol, qui s'était débarrassé quelques semaines auparavant de son manteau d'hiver. Aussi étions-nous transis de froid lorsque nous nous arrêtâmes, le soir, après avoir chevauché toute la journée vêtus seulement de nos habits d'été.

--Vite, une tasse de thé pour nous ravigoter.

Telle fut la première pensée de mes gens en atteignant le lieu du campement.

Quant à moi, qui n'ai jamais pu me faire à ce breuvage réputé indispensable par les races anglaise et... chinoise, je me contenterai d'eau claire, comme d'habitude.

Mais où sont nos gobelets de voyage? Le cuisinier a beau fouiller son sac, peine perdue: nous les avons oubliés au lac Louzkeuz!

Le blanc, en pareille circonstance, eût été pris au dépourvu. Mais l'Indien ne se déconcerte pas pour si peu. En un clin d'œil, Nêlhan, mon interprète, a fait une entaille à l'arbre sous lequel nous nous sommes réfugiés, replié les bouts de la pièce d'écorce qu'il en a extraite, lui donnant ainsi la forme d'un vase qu'il maintient en position à l'aide d'épines servant de rivets.

On se désaltère tout aussi bien là-dedans que dans une coupe d'or.

Mon interprète se montre bien plus sensible au mauvais temps qu'au manque de tasse. Aussi, dès le lendemain, il prétexte un malaise de je ne sais plus quelle nature pour me planter là, et s'en retourne chercher la santé qu'il a laissée au lac Louzkeuz. L'état pitoyable du sentier, les bourbiers sans nombre dans lesquels nos chevaux manquent à chaque instant de rester sont aussi bien certainement autant de causes de son indisposition.

Et cette condition peu satisfaisante des moyens de communication ne saurait étonner si l'on veut bien se rappeler que, ces sauvages ne possédant de chevaux que depuis fort peu de temps, ils ne sont point encore pénétrés de la nécessité d'avoir pour eux des chemins moins étroits que l'humble sentier des jours d'antan, alors qu'un arbrisseau coupé çà et là, une branche d'arbre élaguée de distance en distance suffisait pour le marquer.

De fait, ceux vers lesquels nous tendons n'ont encore aucune bête de somme. L'homme se faufile là où le cheval ne peut pénétrer: alors, quelle nécessité pour eux de frayer une voie spéciale à ce dernier?

Pendant que les deux compagnons qui me restent préparent notre frugal dîner, je remarque, dans l'éclaircie où nous nous sommes arrêtés, deux espèces de colonnes grossièrement taillées, et se dressant au milieu de la pelouse artificielle qui révèle l'emplacement d'un ancien village, Elrak.

L'une est surmontée d'une boîte carrée, l'autre est partiellement creusée, et son ouverture, fermée d'une planchette, laisse voir quelques chiffons dont je m'efforce de m'expliquer la présence. Me retournant, je m'aperçois que mes Indiens me regardent en souriant et chuchotent entre eux.

--Qu'est-ce que cela? leur demandé-je.

--Ce sont des os de morts, me répondent-ils.

--Comment, des ossements humains?

--Cela même.

--Et dans quel but les a-t-on perchés là-haut?

On m'explique alors que ce sont les restes calcinés d'anciens sauvages dont on avait brûlé les cadavres, selon l'usage traditionnel des Porteurs.

Aussitôt qu'un chasseur avait passé de vie à trépas, deux jeunes gens étaient députés aux villages d'alentour, et le corps, peint de gai vermillon et couvert de peaux tannées que lui offraient les assistants, était solennellement incinéré pendant que sa veuve, ou ses veuves, se tenant tout auprès, s'efforçaient apparemment de se laisser brûler avec lui, en témoignage de désespoir.

Leurs cheveux étaient alors coupés ras par les parents du défunt dont elles devenaient les esclaves, et, le lendemain, tout en versant maintes larmes plus ou moins sincères, elles se rendaient au lieu du bûcher et recueillaient pieusement les petits os qui avaient pu échapper aux flammes.

Ces os étaient alors déposés dans un petit sac en écorce de bouleau que la veuve, ou chacune des veuves, portait dès lors sur son dos suspendu au cou--d'où le nom de Porteurs appliqué à toute la tribu. Cette observance durait deux ou trois ans.

Puis, après toute une série de patlaches, ou festins funèbres en l'honneur du défunt, le sachet contenant ses restes était formellement déposé dans une colonne comme celles que j'avais sous les yeux.

Le mot de l'énigme était donc trouvé, et je savais désormais à quoi m'en tenir au sujet des humbles monuments du défunt village d'Elrak.

***

Le lendemain nous arrivions à Elh-ka-tcho, terme de notre voyage.

--Quel plaisir vont éprouver ces pauvres enfants des bois à la vue du premier prêtre qui les honore de sa présence! me disais-je quand le lac nous apparut dans le lointain. Et comme j'allais moi-même jouir de leur bonheur!

Cruelle déception! Pas une âme à la place; le camp est désert! C'était donc bien la peine de venir de si loin et par de tels chemins pour ne trouver personne!

Immédiatement nous nous demandons quelle peut être la cause de leur absence. Un de mes compagnons se rappelle alors avoir entendu dire que la population entière s'était rendue à la mer, et il ajoute que si ses renseignements sont exacts, elle doit être très prochainement de retour.

--Probablement qu'elle se trouve déjà à sa pêcherie, dit-il.

Je m'enquiers de la distance qui nous sépare de cet établissement, et j'apprends qu'elle ne peut pas être de plus d'une journée de marche.

--En route donc pour la pêcherie, m'écriai-je.

Et nous partîmes de nouveau.

Après une course d'une vingtaine de milles, nous nous trouvons tout à coup en face d'une rivière large et très rapide. C'est l'un des nombreux cours d'eau qui portent le nom de rivière au Saumon en Colombie Britannique.

--Où est le canot pour traverser? demandai-je aux sauvages qui m'accompagnaient.

--Il n'y a pas besoin de canot, me répondirent-ils. Tu vois cet arbre, de l'autre côté, en amont?... Bien, c'est un peu plus haut que nous devons aborder.

En effet, je ne tarde pas à constater que le cours d'eau, qui paraît presque un fleuve, n'est pas aussi terrible qu'il en a l'air. C'est une de ces rivières "plates", comme on dit en Amérique, c'est-à-dire larges mais peu profondes, qui n'ont rien de bien redoutable que l'apparence.

Me guidant donc sur le point de repère indiqué de l'autre côté, j'éperonne mon cheval qui ne se met à l'eau qu'à contre-cœur et semble épouvanté par les vagues que soulève le courant.

Il n'avait pas fait dix pas que je me sens enfoncer avec lui, tellement qu'il est presque obligé de nager!

Je me retourne alors vers mes sauvages restés sur le rivage. Ils crient et gesticulent à qui mieux mieux; mais le courant est si fort et les vagues si tapageuses que je n'entends pas un traître mot et par ailleurs ne puis comprendre leurs signes.

Au lieu d'aller tout droit en biaisant, il faut remonter la rivière à une certaine distance du rivage, puis traverser en formant un demi-cercle.

C'est encore là de l'expérience acquise à mes dépens. Désormais, quand j'aurai à traverser à cheval un cours d'eau que je ne connais pas, je laisserai le guide aller en avant.

Enfin, après avoir longé un lac fort bien nommé Tha-yêz (Eau longue), nous arrivons à une chute dans son déversoir, où se trouve la pêcherie.

Là, nouvelle déception; pour tous sauvages, nous ne trouvons qu'une famille: un vieillard avec sa femme et deux enfants qui n'ont point suivi le gros de la population à la mer.

Le premier est un type. Estes, c'est son nom, nous paraît taciturne, ne répondant que par mono-syllabes. Il a les cheveux blancs comme la neige, ce qui est extrêmement rare chez les sauvages, même âgés; les rides de son front lui donnent l'air d'une momie ressuscitée, et le bout de son nez semble avoir une telle attraction pour l'extrémité de son menton, sec et osseux, qu'on lui donnerait au moins vingt ans de plus qu'il n'a.

Ne pouvant rien faire pour lui et pour sa femme dans une si courte visite, je me promets au moins la consolation de baptiser une de leurs petites filles qui me paraît âgée de moins de sept ans.

--Et pourquoi ne pas baptiser l'autre? me dit la mère.

--Impossible; elle a l'âge de raison, et ne peut être baptisée sans instruction préalable, répondis-je.

--Et quel âge doit avoir un enfant pour que tu puisses le baptiser?

--Moins de sept ans.

--Mais ma fille n'a que six ans, fit sa mère.

J'eus beau nier et me montrer incrédule, Estes se mit de la partie et, de concert avec sa femme, me soutint qu'il était de mon devoir de baptiser chacune des petites filles.

Pour ne pas trop les contrister, j'accédai à leur demande, mais crus prudent d'instruire sommairement les enfants des principaux mystères de la foi. J'ai su depuis que l'aînée devait avoir près de neuf ans.

Aucun sauvage n'est fixé sur son âge ou l'âge de ses enfants, à moins que ceux-ci n'aient pas plus de deux ou trois ans. Je me rappelle même une vieille femme qui s'indignait lorsque je refusais de la croire, alors qu'elle assurait avoir au moins deux cents ans....

Pour en revenir à notre couple attardé auprès d'une chute, en face du paysage le plus pittoresque que j'aie jamais vu: monts neigeux à l'horizon, vallée profonde arrosée par le torrent qui lui envoyait le saumon dont elle se nourrissait, tonnerre perpétuel de l'eau qui tombait et se précipitait furieusement entre les falaises, tout se combinait pour en faire un endroit féerique.

Comme au moins le vieux père de famille n'a jamais revu de prêtre, il y a tout lieu d'appréhender qu'il ne soit mort sans baptême.

Mais, au moment suprême, il fit, paraît-il, preuve d'un amour naïf de la pénitence digne d'être récompensé par Celui qui sonde les reins et juge d'après les intentions.

Sentant sa fin approcher, et ne voulant pas quitter la terre chargé du poids de ses péchés, il se fit attacher les poignets ensemble comme un criminel. Puis, après être resté longtemps ainsi garrotté, il dit à ceux qui le veillaient:

--Maintenant détachez-moi; mes péchés me sont remis.

Utinam!

Il expira peu après.

La manière de prendre le saumon à cette pêcherie était différente de tout ce que je vis ailleurs. Un "piège" en treillis de la largeur de la chute et recourbé à sa base en forme de crémaillère est suspendu juste au-dessus de l'eau. Le saumon, dont l'instinct est de monter en dépit de tout obstacle, essaie de sauter la chute, et retombe dans la crémaillère, d'où l'Indien le retire à loisir.

L'année suivante, je fus plus heureux avec les nomades d'Elh-ka-tcho. Impossible de décrire la joie et les démonstrations bruyantes avec lesquelles je fus reçu. On me dévorait des yeux. Pensez donc: on voulait s'assurer si un prêtre était fait comme les autres, et s'il n'allait pas faire quelque miracle pendant son court séjour!

Il me fallut en outre leur donner un chef régulier et créer les officiers: capitaine ou adjoint, surveillants et soldats, qui ont coutume de participer au gouvernement d'un camp d'aborigènes.

Ce même été, je baptisai à Louzkeuz les quatre premiers adultes non en danger de mort qui me doivent l'eau régénératrice, et j'en pris occasion pour accompagner la cérémonie de toute la pompe possible dans les circonstances.

***

Vers la fin de 1883, Mgr d'Herbomez avait ajouté trois villages de Porteurs à ceux dont j'étais déjà chargé. Tout en agrandissant ainsi ma sphère d'action, Sa Grandeur m'imposait de nouveaux devoirs.

Je connaissais déjà individuellement presque tous les Tchilcotines, et commençais à parler leur langue, au point que, un peu jaloux, les Porteurs m'appelaient le "Petit Tchilcotine". Leurs besoins m'étaient à peu près familiers, et j'étais au courant de leurs défauts comme de leurs bonnes qualités. Je partis pour aller faire connaissance avec mes nouvelles ouailles.

C'est pourquoi je me trouvais, vers la mi-juillet 1884, au fort Alexandre, la première, parce que la plus méridionale, des nouvelles places que j'avais à visiter.

Par fort, on entend dans le pays tout simplement un poste de traite de la compagnie de la baie d'Hudson, corporation qui a longtemps joui du monopole exclusif du commerce des fourrures dans le nord de la Colombie Britannique.

Autrefois, quand les sauvages étaient réputés dangereux, ces établissements étaient entourés d'une très forte palissade avec bastions, d'où leur vint leur nom. C'est là que les Indiens venaient, et continuent à venir, troquer leurs peaux de castor, d'ours, de martre ou de renard contre les vêtements, munitions et provisions de bouche dont ils ont besoin.

Le fort Alexandre, ainsi nommé en l'honneur d'Alexandre Mackenzie qui y termina sa descente du Fraser dans son voyage de découverte en 1793, était jadis un poste important de l'intérieur. C'est de là que partaient alors les "brigades" de berges, ou grands bateaux plats, qui remontaient le fleuve et distribuaient l'équipement des différents forts de la région des lacs, avec laquelle nous ferons bientôt plus ample connaissance.

Comme poste de traite, il est depuis longtemps abandonné. Quesnel, quarante milles en amont, lui a succédé comme entrepôt commercial.

Disons-le à la honte de la civilisation moderne, le voisinage des blancs a été fatal au Peau-Rouge. Les liqueurs fortes et les dérèglements des serviteurs de la Compagnie et autres ont presque anéanti la population aborigène de ces deux places.

Lors de ma première visite chez eux, les Porteurs du fort Alexandre se trouvaient campés tout près d'un des deux blancs de l'endroit, et naturellement je dus planter ma tente auprès d'eux.

Ces deux représentants de notre race étaient la pierre d'achoppement des pauvres sauvages. Tous deux débitaient "l'eau-des-blancs" (eau-de-vie); de fait, ils comptaient sur la population indigène pour vivre, en dépit des lois prohibitives de la province.

Ils le niaient naturellement; l'un d'eux était même décoré du titre de juge de paix, et comme tel chargé de veiller à l'exécution d'une loi qu'il était le premier à violer.

Nous étions donc campés dans le voisinage de l'un de ces corrupteurs des pauvres enfants des bois, qui m'écoutaient avec attention et me traitaient de leur mieux, lorsqu'une détonation d'arme à feu vint un soir troubler notre repos.

Une heure plus tard, nous apprenions que, dans un moment d'ivresse, le marchand de boisson avait tiré un coup de fusil sur l'un de mes gens et l'avait blessé à la tête. Cet incident fournit naturellement matière à réflexions, et m'inspira à moi le sujet d'un sermon plein d'actualité.

Les Porteurs du fort Alexandre vivaient sur la rive gauche du Fraser. Un certain nombre de Tchilcotines s'étaient établis sur la rive droite, à un mille ou deux du fleuve. Ma seconde visite fut pour eux, et les résultats de mes prédications furent assez satisfaisants.

De là, j'eus à me rendre à Quesnel, où se trouvait une plus forte population indienne. Je le fis non par le grand chemin qui longe le Fraser sur sa rive gauche, mais par un sentier qui, outre qu'il abrégeait la distance, m'évitait la peine de traverser de nouveau le Fraser. Un Tchilcotine devait m'accompagner, mais comme il ne pouvait trouver son cheval à temps, je résolus de prendre les devants.

Tout alla bien pendant les sept ou huit premiers milles. Le sentier devint alors si peu frayé que j'eus toutes les peines du monde à le suivre. Le plus sûr, évidemment, était d'attendre mon sauvage. Les heures succédèrent aux heures sans qu'il parût.

Impatienté, j'eus la témérité de continuer quand même, pensant que, voyant le soleil baisser à l'horizon, il ne manquerait pas de se presser.

--Un sauvage à cheval, c'est le vent, c'est la foudre, me disais-je; mon Tchilcotine ne peut pas tarder à me rejoindre.

C'était imprudence de ma part; j'eus à en pâtir.

Le sentier devint bientôt si peu visible que je me perdis dans la forêt. Que le bon Dieu me le pardonne: j'en attribuai toute la faute à mon cheval qui, voulant apparemment faire le voyage de compagnie, n'avançait qu'à regret. Je crus donc devoir le traiter en conséquence.

Cependant la nuit avançait, et les étoiles brillaient au firmament sans l'éclairer suffisamment pour m'être d'aucun secours. Que faire maintenant? Inutile de penser à coucher là: mes couvertures étaient restées en arrière, et mon sauvage, ignorant ce qui m'était arrivé, pouvait le lendemain matin pousser jusqu'à Quesnel. Qui alors devinerait ma mésaventure? Qui songerait à me venir en aide?

Je me rappelai alors que j'étais l'oblat de Marie Immaculée, et suppliai cette bonne Mère de me secourir.

Puis je remontai à cheval, éperonnai ma monture et la laissai libre de se guider elle-même. Cinq minutes plus tard, j'étais dans le sentier, et refaisais en galopant le chemin que j'avais inutilement parcouru pendant le jour.

Vers minuit, je débouchai dans une petite clairière, où je me heurtai à un tas de foin sur lequel dormait mon sauvage, ronflant comme un soufflet de forge.

Malgré cette aventure, je répétais le lendemain et jours suivants en faveur des Indiens de Quesnel ce que j'avais fait pour leurs frères du fort Alexandre.

***

Quand je fus pour les quitter, une difficulté se présenta. Je devais monter à Black-Water pour y donner la mission; qui m'y conduirait? A cheval, le voyage est une promenade pour l'Indien; mais quand il s'agit de remonter à force de rames ou à la perche un torrent comme le Fraser et d'affronter un rapide comme celui de la rivière aux Trembles (Cottonwood Canyon), les plus courageux hésitent.

Je trouvai pourtant deux bons bateliers, auxquels je persuadai que donner au prêtre c'est prêter à Dieu qui le rendra au centuple.

Il faut réellement de semblables motifs pour entreprendre, sans autre rémunération, une corvée comme celle dont il s'agit. Il faut voir le rapide que je viens de nommer pour s'en faire une idée exacte. Il n'y a certainement pas de blanc assez présomptueux pour s'y aventurer.

Qu'on s'imagine un fleuve charriant cinq ou six fois autant d'eau que la Seine à Paris, qui se trouve tout à coup resserré entre deux montagnes granitiques tombant à pic qui en rétrécissent le lit de près de moitié. Semez au fond de cette gorge d'énormes blocs de rochers, et voyez le résultat. Les vagues s'en vont se heurtant et se brisant les unes contre les autres, lançant en l'air des flots d'écume qui retombent pour recommencer quelques mètres plus bas et produisent, entre les deux falaises, un mugissement tellement assourdissant que la voix de votre voisin se perd dans l'espace sans parvenir à vos oreilles, alors même qu'il crie à se rompre les poumons.

Tel est le rapide que mes deux dévoués compagnons eurent à remonter, tandis que, perché sur la hauteur d'à côté, je les regardais manœuvrer et priais Dieu de les préserver de tout malheur.

Naturellement la perche et l'aviron ne peuvent guère servir dans pareils gouffres. La corde de touée peut seule faire avancer votre canot, qui s'en va dansant et pirouettant sur les vagues, et menace à chaque instant de chavirer.

Mais pour touer une embarcation il faut aborder; or inutile d'observer qu'il n'y a ici ni grève ni rivage proprement dit. L'Indien doit se faire chamois et se cramponner comme il peut aux crevasses des rochers qui bordent le fleuve affolé, tandis que son partenaire resté dans le canot empêche celui-ci d'aller se mettre en pièces contre les brisants en l'en éloignant avec l'aviron.

Le rapide de la rivière aux Trembles n'a pas moins d'un demi-mille de long. Il nous fallut une demi-journée d'efforts surhumains pour le remonter et à peu près trois minutes pour le descendre.

Dans ce dernier cas, à moins que l'automne ne soit assez avancé, on voyage généralement avec deux canots; on fait le portage de l'un jusqu'au pied du rapide, et l'on s'en sert pour rattraper l'autre qu'on a lancé à l'eau.

Nos canots de voyage étant de bois, et non d'écorce de bouleau comme à l'est des montagnes Rocheuses, on ne fait le portage qu'à la dernière extrémité. Les seuls canots d'écorce en usage parmi nos Indiens sont ceux que fabriquent provisoirement les chasseurs au cours de leurs expéditions dans leur pays de chasse.

La population de Black-Water était peu nombreuse, mais je la trouvai composée d'assez bons chrétiens. Plusieurs manquaient au rendez-vous. Une bande se trouvait à une dizaine de milles dans l'intérieur assistant une jeune fille qui se mourait: je dus aller l'administrer. Naturellement ses parents et amis profitèrent de ma présence pour se réconcilier avec Dieu, car beaucoup de Porteurs étaient déjà baptisés.

Le retour à Quesnel fut aussi prompt et agréable que la première partie de notre voyage avait été lente et pénible.

Nous descendions rapidement, emportés par les flots qui nous avaient fait tant d'opposition, lorsque l'un de mes rameurs fit signe de garder le plus profond silence, en désignant un point noir sur la grève à un quart de mille en aval. Ses yeux d'Argus avaient deviné un ours.

Immédiatement les avirons sont remis sans bruit dans le canot; car si Martin n'a pas bon œil, il a en revanche l'oreille extrêmement fine.

Un instant et l'animal s'enfonce dans les fourrés du rivage.

--Il nous a entendus, dit Michel; c'est pourtant dommage, nous aurions bien besoin de sa chair.

--Mais non, le voilà qui revient, murmure son compagnon.

Effectivement l'ours apparaît de nouveau, et même se met à l'eau comme pour traverser le fleuve. Le visage de mes gens s'épanouit; c'est l'araignée qui se sent sûre de sa proie.

Nous laissons le fauve s'avancer jusqu'au milieu, puis faisons force de rames pour l'atteindre. Il s'aperçoit alors du danger, mais il est trop tard: presque à bout portant Michel lui envoie la charge de son fusil.

Un flot de sang se mêle aux eaux jaunâtres du fleuve, et nous avertit que le coup a porté. En même temps, le courant a descendu notre embarcation jusqu'auprès du monstre, qui se trouve bientôt à moins d'un pied de moi.

--Ilhtchoût! Ilhtchoût! Prends-le! Attrape-le! Il va enfoncer, me crie Michel.

Je ne m'étais jamais trouvé aussi près d'un ours de cette taille, et j'avoue que j'hésitai quelque peu à m'en saisir. Pourtant, pour ne pas le laisser couler à fond, je lui portai la main pour m'emparer de lui.

En un clin d'œil, l'animal avait la tête levée, et, au dire de mes sauvages, il ne s'en fallut que d'un doigt qu'il ne me happât la main. Il n'était que légèrement blessé au cou.

--S'il t'eût attrapé, nous étions tous perdus, me crient en chœur mes deux compagnons. Dans l'état de colère où il est, il ne t'eût pas lâché pour si peu et nous aurait fait tous chavirer.

Pendant que Michel recharge son arme, l'autre rameur cherche à assommer l'ours de son aviron. Peine perdue; le monstre le met en pièces. Puis, s'en prenant à notre canot, il enfonce ses terribles dents au travers du zinc qui en solidifie la proue. Il ne faut pas moins de quatre coups de feu pour avoir raison de sa résistance.

Une fois de plus, je constatai qu'il y a une Providence spéciale pour le missionnaire.


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