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Chapitre II PREMIERES ARMES
ОглавлениеSOMMAIRE.--La langue tchilcotine--Visite préliminaire--En route--La vallée--Première mission--Chez les Porteurs--Touchante coutume.
Mon premier soin, lorsque je fus chargé des Tchilcotines, fut de me mettre à l'étude de leur langue. De grandes difficultés m'attendaient dans cette étude, mais la connaissance de l'idiome de la peuplade évangélisée est, pour ainsi dire, une condition sine quâ non de succès.
Ce n'est certes pas chose facile que de pénétrer, sans livre ou guide d'aucune sorte, dans les arcanes d'une langue inconnue, dont le génie diffère autant du français que le français du chinois, pour en découvrir et confier à la mémoire non seulement les mots, mais les règles grammaticales et les idiotismes qui lui sont propres.
Cette tâche me fut grandement facilitée par le concours d'une vieille femme tchilcotine assez intelligente qui s'était, avec son mari, un nègre, établie tout près de la mission du lac William. La première difficulté sérieuse à vaincre était ces explosions linguales ou gutturales qui, appliquées à une syllabe, en changent complètement le sens.
Ainsi tsû (pron. tsoû) veut dire grand'mère, en porteur, langue sœur, mais t'sû se traduit pruche et t'sû avec le même "click", ou explosion vocale, ajouté à une s d'une sibilance toute spéciale rend notre idée de mamelle. De même ta signifie lèvres; 'ta, plume, et tha, trois (choses). D'où nécessité absolue de se bien pénétrer de ces différences essentielles, et puis de les rendre par la voix.
Or, à part les savants qu'on appelle philologues, je n'ai encore trouvé personne qui pût prononcer correctement ces noms baroques. Ils me furent de prime abord d'autant plus difficiles à exprimer moi-même que mon guide, familière avec eux depuis sa plus petite enfance, les rendait nonchalamment, se contentant, quand je voulais l'imiter, de me faire remarquer que je n'y parvenais point, sans pouvoir jamais me dire dans quelle partie du mot j'étais fautif.
Comme j'étais alors jeune et doué d'une assez bonne oreille, m'adonnant à la musique depuis longtemps, je pus, dès la première leçon, arriver à prononcer correctement, et, plus tard, j'en vins même, aidé de ma maîtresse d'école, à traduire le catéchisme, quelques prières et quelques chants. Un dictionnaire d'environ six mille mots fut aussi l'un des résultats de nos études communes.
Sans être aussi riche ni aussi compliquée que le porteur, la langue des Tchilcotines est très belle, mais assez difficile, à cause de son génie, de son mécanisme et de ses irrégularités, sans compter le fait que ses conjugaisons changent selon que vous affirmez ou que vous niez, que vous parlez d'une seule chose ou de plusieurs, que vous leur faites rendre une idée de généralité ou de particularité, selon que le verbe est objectif ou fréquentatif, actif ou passif, réfléchi ou dénotant réciprocité, etc.
Ce n'est pas tout. Vous ne saurez qu'imparfaitement cette langue si vous n'en savez pas la musique. Car, à l'instar des Napolitains, les Tchilcotines ont une manière de parler qui est un véritable chant. Il m'arriva plus d'une fois de leur demander quelque chose en bon tchilcotine sans parvenir à en être compris. S'il y avait alors parmi mes auditeurs un individu plus intelligent que les autres, il devinait ma pensée, répétait ma phrase dans les mêmes termes, mais l'accentuant d'une manière toute différente, en la chantant, pour ainsi dire, sur un air tchilcotine.
***
Ce qui précède doit suffire, il me semble, pour faire connaître un peu les Tchilcotines et leur langue. Je puis maintenant entrer dans quelques détails au sujet des missions que je leur donnai et la manière dont ils répondirent à mes efforts.
J'ai dit que ces sauvages avaient été forcément privés de la visite régulière des missionnaires du lac William. La cause principale de cet abandon apparent était moins la distance qui les séparait de la mission que le fleuve Fraser qui, à certaines époques, est pour le prêtre comme une barrière infranchissable.
Le Fraser est la grande artère fluviale de la Colombie, et de Soda-Creek au fort Yale, distance d'environ 400 milles, c'est un véritable torrent, d'une rapidité extrême. Pour le traverser, en quelques endroits où ses eaux sont un peu moins tumultueuses, hommes et bagages doivent se confier à un tronc d'arbre creusé décoré du nom de canot, tandis que le cheval suit à la nage comme il peut.
Cette opération, toujours plus ou moins dangereuse, n'est pourtant pas de nature à arrêter le missionnaire. Mais comme, en raison de la topographie du pays, fait surtout de montagnes, ou du moins de forts accidents de terrain, ainsi que des énormes couches de glace qui s'y amoncellent au nord, le fleuve est sujet à des crues fréquentes et très considérables--plus de cent pieds en 1894--il arrive souvent que le canot qu'on croyait bien amarré est emporté par le courant, et alors comment traverser?
C'est cette considération qui, jointe à plusieurs autres, porta Mgr D'Herbomez à permettre au missionnaire des Tchilcotines d'aller passer quelque temps chez eux, pour les amener à bâtir une église et une maison pour le prêtre.
Je fus heureux de pouvoir le premier profiter de cette autorisation, et, à cet effet, me rendis au printemps de 1883, en compagnie du R. P. Frédéric Guertin, auquel je succédais, dans la vallée de la Tchilcotine, où nous choisîmes ensemble pour église et résidence l'emplacement qui nous parut le plus favorable. Je déterminai alors aux Indiens le jour où ils auraient à venir me chercher, et leur promis que le bon P. Georges Blanchet, qui était passé maître dans l'art de construire des églises pour les sauvages, viendrait diriger leurs travaux.
De cette visite préliminaire je ne me rappelle aucun incident bien remarquable, sinon que nous dûmes à la bienveillante Providence qui veille tout particulièrement sur le missionnaire de ne pas nous être noyés en traversant le Fraser.
Nous étions, je crois, au 5 avril 1883. Le fleuve était libre de glace, excepté juste à l'endroit où nous devions le traverser avec nos chevaux. Ce que voyant, mon cicérone, le P. Guertin, me demanda:
--Vous voyez dans quel état est la glace; vous sentez-vous assez brave pour essayer de traverser quand même?
--Si vous essayez vous-même, je vous suis, répondis-je sans trop de bravoure.
S'étant alors muni d'une perche très solide, mon compagnon s'en servit pour sonder la glace dans tous les sens, après quoi il se décida à tenter le passage.
Nous atteignîmes l'autre rive sans accidents. Mais un sauvage qui nous avait rejoints avec quelques chevaux ne put se résigner à risquer la traversée et rebroussa chemin. Le jour même, nous apprîmes que le pont de glace qui nous avait servi s'était effondré deux heures après notre passage.
Nous ne pûmes visiter alors que les deux principaux camps, ou villages: celui du chef Toûzi, le plus proche du Fraser, et celui d'Anarhèm, plus populeux, à une distance assez considérable à l'ouest de ce fleuve.
Mes premières impressions? C'était bien primitif, assez peu (que dis-je? pas du tout) chrétien, et les toits de terre des huttes de ceux qui voulaient approcher de notre civilisation n'étaient pas faits pour entretenir la propreté--sans compter le reste...
On me regardait avec une curiosité dans laquelle je ne pouvais lire beaucoup de sympathie. Que pensait-on de moi? Probablement que j'étais bien jeune, et que je ne pouvais leur donner beaucoup de fil à retordre. En quoi ils se trompaient, ainsi qu'ils devaient bientôt l'apprendre à leurs dépens; car si j'ai conscience d'avoir toujours été bon pour eux, je ne m'en montrai pas moins constamment strict lorsqu'il était question de la morale. Par ailleurs, ils traduisirent plus tard d'une manière significative leurs sentiments à cet endroit en m'appelant "le jeune Prêtre à la parole forte".
Tout était si primitif chez eux que, pour le dîner qu'ils nous servirent, des pommes de terre frites dans la graisse de caribou, on ne put nous trouver de fourchettes. N'étant pas comme eux habitués à manger avec les doigts, nous nous fîmes des espèces de bâtonnets chinois empointés à un bout, et pique dedans, pitch in, comme disent les Anglais.
Puis, au jour dont nous convînmes alors, deux chefs, avec deux de leurs gens, vinrent me chercher à la mission Saint-Joseph pour commencer chez eux les exercices de mon ministère sacré.
Ils m'avaient promis de faire préparer les matériaux nécessaires pour la construction de leur première église. Mais, entre ma visite d'introduction et l'époque fixée pour ma seconde, le meurtre des deux Chinois et les troubles qui s'ensuivirent étaient survenus. L'échauffement des esprits avait fait oublier les promesses faites au prêtre. Il semble même que leur empressement à venir me chercher provenait moins de leur zèle pour la religion que de motifs politiques.
En effet, à leur arrivée à la mission, ils n'eurent rien de plus pressé que de me parler des troubles qui affligeaient leur pays. Ils me dirent combien ils avaient le cœur malade de ce que les blancs venaient arrêter leurs amis, pour les emmener au loin dans la maison forte (la prison). Puis le grand chef Anarhèm m'apprit qu'un grand nombre des siens s'étaient enfuis dans la forêt, de peur d'avoir à subir le même sort, et, pour mettre un terme à l'incertitude qui pesait sur eux, il me demanda d'écrire... à qui? à la reine tout simplement.
Le brave homme avait appris que les blancs de ce pays avaient pour chef suprême un être quelconque, homme ou femme, qu'ils appelaient Queen (reine), et il s'imaginait sans doute que cet être mystérieux s'empresserait de m'accorder tout ce que je lui demanderais.
N'ayant pas de mon influence sur Sa Majesté Britannique une aussi haute idée que le chef des Tchilcotines, je me contentai de lui promettre d'écrire au docteur Powell, le surintendant général des sauvages, si, après un mûr examen, je voyais que sa cause était juste.
Et je me mis en route.
Nous étions au 2 juillet, jour de bon augure, puisque c'était la fête de la Visitation de notre bonne Mère et l'anniversaire de mon ordination. Refaisons ensemble, ami lecteur, ce premier voyage qui fut les prémices de mes si nombreuses tournées apostoliques.
Il est déjà neuf heures du matin, il est temps de partir. Montant des chevaux plus ou moins fringants, nous descendons d'abord la vallée de la Mission, longeons le lac William, pièce d'eau de dimensions plutôt modestes comparées à celles que je devais plus tard traverser dans tous les sens, et nous trouvons à quelque quatre ou cinq milles du Fraser.
S'il y avait un canot sur le rivage, nous pourrions le traverser tout à l'heure et abréger notre route de deux journées de marche. Mais le courant a emporté celui qui s'y trouvait il y a deux mois. Pour atteindre la rive opposée, il nous faut remonter jusqu'à Soda-Creek, à quelque vingt-cinq milles au nord.
Inutile pourtant de nous perdre en regrets superflus. Contre mauvaise fortune bon cœur. Voici la colline: en avant! Nous avons en la gravissant un avant-goût des nombreuses ascensions que nous aurons à faire pendant le reste du voyage. Nos chevaux font voler la poussière, soufflent avec effort et semblent demander grâce.
Enfin nous voilà sur le sommet. Maintenant, à part quelques ravins qu'il nous faudra franchir, nous aurons un assez bon chemin--c'est-à-dire un sentier de la largeur de nos montures, quelquefois moins.
Nous pénétrons dans la forêt. Elle est tapissée de fleurs, de baies sauvages et de fraises odoriférantes, qui semblent nous inviter à faire halte quelques instants.
Bref, le trajet serait très agréable n'étaient les branches d'arbres qui nous fouettent le visage et surtout, pour ceux qui ne sont pas en tête de la caravane, les nuages de poussière que soulèvent les chevaux, et dont il nous faut, bon gré mal gré, avaler une bonne partie.
D'un autre côté, le bon P. Blanchet, vieillard de 65 ans qui nous accompagne, ne tarde pas à s'apercevoir qu'il a perdu l'habitude du cheval, et, lorsque le soir nous arrivons à Soda-Creek, il se plaint de la fatigue. Le lendemain et pendant tout le reste du voyage, il est obligé, pour ne pas aggraver son état, de faire à pied une bonne partie du chemin.
A Soda-Creek, nous sommes hébergés par M. Peter Dunlevy, dont la femme est une excellente catholique.
Le lendemain, nous traversons le Fraser après en avoir remonté le rivage près d'un demi-mille sans l'ombre de sentier, au milieu des épines et des broussailles, pour contrebalancer la fougue du courant qui, malgré tous nos efforts, nous fera redescendre d'autant.
Néanmoins cette opération n'est pas toujours aussi facile. Lorsque je traversai le fleuve au même endroit, lors de mon voyage précédent, les banquises qui le bordaient formaient de chaque côté comme un rempart de glace d'une douzaine de pieds d'épaisseur, franchissable seulement par une brèche qu'on y avait pratiquée, et les glaçons que le courant charriait en grand nombre menaçaient à chaque instant de faire chavirer notre frêle embarcation.
En franchissant la rampe qui forme l'autre rive du fleuve, l'un de mes compagnons aperçoit un ours et deux mouflons, et regrette vivement de n'avoir pris ni fusil ni munitions. Savez-vous que c'est lorsqu'on n'est point armé qu'on fait généralement les plus belles rencontres dans nos pays?
Nous sommes maintenant en territoire tchilcotine. Ici je me sépare du P. Blanchet qui, à cause de son état de fatigue, ne nous suivra que de loin et fera le voyage à petites journées.
***
Nous traversons maintenant une vaste forêt de conifères et de peupliers trembles, puis entrons dans d'immenses prairies naturelles que nous franchissons bride abattue.
Le lendemain, nous arrivons au village où la bande tchilcotine la plus civilisée a établi ses quartiers d'hiver. Ce sont les gens de Toûzi. Où sont-ils donc? Leurs cabanes en troncs d'arbres, au toit recouvert de terre où florissent quantité de plantes qui n'ont jamais été semées, sont désertes.
Remontons un demi-mille le ruisseau que nous voyons à droite, et nous les trouverons sous la tente, jouissant des douceurs de la vie de campement. C'est bien plus agréable, parce que plus primitif, que de se cabaner dans ces huttes enfumées par lesquelles on essaie, sans trop de succès, d'imiter la culture des blancs!
Si vous avez l'œil un tant soit peu observateur, vous ne manquerez pas de vous apercevoir à leur insu que, bien qu'ils paraissent jouir d'une excellente santé, ce ne sont, dès que nous nous montrons, que toux et gémissements, comme s'ils étaient sur le point de rendre l'âme. Ne vous en inquiétez pas plus qu'il ne faut: c'est simplement leur manière de nous demander les médecines dont ils nous croient porteurs.
Nous les faisons donc participer aux bienfaits des remèdes plus ou moins infaillibles de notre pharmacie ambulante (plus ils sont forts, meilleurs ils sont, va sans dire), et accompagnons leur dispensation de quelques bons conseils. Puis nous poursuivons notre chemin, car nous devons les revoir et les évangéliser à notre retour.
Depuis hier nous avons quitté la forêt. Désormais nous traversons de hauts plateaux couverts de bunch-grass (herbe en touffe), par des sentiers qui seraient détestables en pays civilisé, mais qui passent ici pour excellents.
Après avoir chevauché plus d'une demi-journée, nous apercevons tout à coup une vallée profonde, arrosée par un cours d'eau qui, des hauteurs où nous sommes, nous apparaît comme un filet d'argent.
C'est la rivière Tchilcotine et sa vallée. Elle est là, à nos pieds, à 1,700 pieds de profondeur, et il ne nous faudra pas moins d'une heure pour l'atteindre. Comme le Fraser, elle est très rapide, et souvent encaissée de montagnes qui, en maint endroit, forment un véritable rempart à pente perpendiculaire, ou peu s'en faut.
Une fois dans la vallée, il nous faut subir les ardeurs d'une chaleur sénégalienne, chaleur telle qu'à mon retour à la mission, après une absence de moins de six semaines, j'avais le teint basané comme un Turc.
A mesure que nous approchons de l'endroit choisi pour l'église principale, la vallée s'élargit, les montagnes s'écartent pour faire place à des forêts de pins et à des prairies qui seraient assez belles si elles étaient plus fraîches.
Mais pourquoi ces colonnes de fumée qui obscurcissent l'horizon et ces feux qui dévorent des forêts entières? Qu'on le demande aux sauvages qui les ont allumés, et ils répondront que cette fumée leur épargne de courir au loin pour retrouver leurs chevaux.
--Sans elle, vous diront-ils, nos chevaux, tourmentés par les moustiques, s'enfuient dans le bois, croyant échapper à la poursuite des insectes; avec elle, ils restent près de nous, sachant bien que la fumée les protège de leurs atteintes.
C'est ingénieux, mais pas très économique.
Samedi soir, après quelques allées et venues dans la vallée pour voir une malade et baptiser un nouveau-né qui mourut le lendemain, nous arrivons à l'emplacement du camp d'Anarhèm.
Sur la rive gauche de la Tchilcotine, le regard s'étend sur une plaine magnifique unie comme un lac congelé, arrosée par le T'lo-then-khoh (rivière qui chemine dans l'herbe), joli ruisseau à l'eau limpide qui descend de la colline, et, après quelques méandres dans la prairie, va se jeter dans la rivière qui porte le nom des sauvages.
A environ un quart de mille de la Tchilcotine, la plaine se relève soudain pour former, à une quarantaine de pieds au-dessus de son niveau, un plateau de presque un demi-mille de large sur un mille de long, accolé à une hauteur escarpée qui forme le fond du paysage.
C'est sur ce plateau que les sujets d'Anarhèm ont planté leurs tentes. C'est là que le Souverain Maître du ciel et de la terre aura sa première résidence parmi les Tchilcotines.
Ici il convient de faire remarquer qu'au camp de Toûzi j'avais rencontré le chef des sauvages du lac Louzkeuz. Se trouvant à Quesnel, petit village de blancs alors composé d'une demi-douzaine d'habitants, il avait appris que je devais bientôt aller donner la mission aux Tchilcotines, et il était venu avec deux jeunes gens pour m'emmener chez lui.
Il m'assura que, depuis près de deux mois, les Indiens d'un camp situé à trois journées de marche de sa place m'attendaient à ce village. Ils n'avaient, disait-il, pas encore vu de prêtre, et il craignait beaucoup que le manque de vivres ne les contraignît à retourner dans leur pays si je ne me pressais d'aller les voir.
De plus, il m'avait lui-même longtemps attendu chez les Tchilcotines, et il avait hâte de revoir un de ses enfants qu'il avait laissé très malade.
Mû par ces considérations, je me décidai à laisser le P. Blanchet avec les sauvages d'Anarhèm pour commencer leur église, tandis que j'irais moi-même là où le devoir semblait m'appeler.
C'est pourquoi le lundi 9 juillet je me mettais de nouveau en route.
J'avoue que cette partie du voyage me parut longue et assez fatigante. Nous étions dès lors en pleine sauvagerie, dans la forêt vierge, ou peu s'en faut.
Quatre longs jours durant, nous chevauchâmes dans une sapinière agrémentée de distance en distance par des bouquets de trembles; forêt sans chants, sans fleurs et sans fruits. De quelque côté que vos regards s'étendent, ils ne se reposent que sur l'éternelle verdure de millions de conifères. Çà et là, une petite montagne se détache du sein de la forêt, comme une île émerge des profondeurs de l'océan; mais elle est invariablement revêtue des immanquables pins et sapins.
Je ne dirai pas le nombre des révérences à droite et à gauche qu'il me fallut faire pour éviter un peu les branches d'arbres qui, malgré mes précautions, me souffletaient à chaque instant. En dépit de mes inclinations profondes, je crus plus d'une fois que le dos de ma lévite allait être emporté par les arbres à demi tombés sur le sentier, qui formaient des arcs de triomphe par trop modestes en élévation.
Mais ce qui rendit cette tournée particulièrement pénible, fut l'énorme quantité d'arbres gisant sur le sol et formant un obstacle qui, un jour, faillit m'être fatal. Le chemin était obstrué par deux ou trois gros arbres tombés les uns près des autres sans pourtant se toucher. Inutile de penser à les éviter en faisant un détour, la forêt étant à cet endroit littéralement jonchée de troncs d'arbres à une hauteur de trois ou quatre pieds.
Devant cet obstacle, mon cheval s'arrête et refuse d'avancer. J'essaie, en l'éperonnant sans pitié, de le faire enjamber ces arbres l'un après l'autre. Mais, excité par mes instances, il recule soudain, puis, d'un bond terrible, il franchit l'obstacle, me lançant sur un tronc d'arbre où je tombe lourdement.
--Estropié pour la vie! pensai-je alors. Mais non, ce n'était qu'un vulgaire accident avec lequel je devais plus tard me familiariser.
Néanmoins, la blessure que cette chute me causa, jointe à une indisposition continuelle due à la mauvaise nourriture et à l'eau de marais, la seule que nous eûmes à boire plus d'une fois, me rendit le reste du voyage très pénible.
En outre, des bourbiers sans fond et les débris sans nombre d'énormes blocs de rochers s'ajoutaient souvent aux troncs d'arbres du sentier pour faire souffrir cheval et cavalier, d'autant plus que mon guide avait hâte de revoir son pays, et, pour accélérer la marche, semblait ne voir ni bourbiers, ni pierres, ni troncs d'arbres.
Lorsque, chaque soir, nous pouvions trouver un endroit où nos deux chevaux eussent un peu à manger, nous campions sous quelque tremble ou sapin dont le feuillage nous servait de tente. Alors mes trois compagnons, quoique non encore baptisés, ne manquaient jamais de faire à haute voix leur prière et de chanter leurs cantiques, car pour eux les idées de prière et de chant sont corrélatives; l'une ne va pas sans l'autre.
Je me rappelle encore l'émotion que j'éprouvai lorsque, le premier soir, pendant que je récitais mon bréviaire à la lueur du feu de bivouac, je les entendis entonner leurs chants, que s'empressèrent de répéter les échos d'alentour.
--Combien de gens, me dis-je alors, ont été baptisés dans l'Eglise catholique et comblés des grâces dont elle est la dispensatrice, qui sont moins fidèles à remplir leurs devoirs religieux que ces pauvres enfants des bois qui ne voient le prêtre qu'une fois par an et n'ont pas encore été régénérés par les eaux du baptême!
Le second jour, nous touchons à un lac qui est comme la tête d'une chaîne de neuf ou dix petits lacs de deux à trois milles de longueur, reliés entre eux par une des branches de la rivière à l'Eau-Noire (Nazkhoh) qui prend sa source dans le premier. Nous la traversons sept ou huit fois sans pourtant, excepté le dernier jour, nous écarter de sa vallée.
La veille de notre arrivée, Pekhen, le chef qui me sert de guide, m'avertit que dernièrement deux de ses gens étaient venus à notre rencontre, mais que, ne nous trouvant point, ils étaient retournés au lac Louzkeuz.
--D'où tiens-tu ces renseignements? lui demandai-je.
Pour toute réponse il me montra une branche d'arbre plantée dans la cendre du foyer, marquée de deux coches faites récemment et inclinée dans la direction du lac Louzkeuz.
J'admirai la simplicité du procédé, et me dis, à part moi, que, sous certains rapports, nos sauvages pouvaient encore en apprendre aux blancs.
***
Enfin le vendredi 13 juillet, après un voyage d'environ 150 milles, nous atteignons l'extrémité du lac Louzkeuz, dont la vallée est peuplée par des Porteurs. Dès le matin, le chef a pris les devants. Il est allé annoncer à ses gens l'arrivée du Ya'kestapa-yalhthek (le Parleur, l'Interprète de Celui qui est au ciel), le prêtre.
Bientôt nous voyons déboucher des massifs de saules qui bordent le lac deux cavaliers accourant bride abattue. Ce sont deux Indiens de la place qui s'empressent de venir me souhaiter la bienvenue. Peu après, un, puis deux, puis une dizaine leur succèdent les uns après les autres. Après une chaleureuse poignée de main et l'inévitable klarhaoyam! (bonjour, en jargon tchinouk), ils vont se placer les uns derrière les autres, et forment dans l'étroit sentier une procession d'une quinzaine de sauvages à cheval à laquelle je préside.
C'est escorté de ce cortège que je fis mon entrée au village du lac Louzkeuz.
Cette pièce d'eau se trouve près du 53e degré de latitude nord. C'est une belle nappe en forme de fer à cheval renflé au centre, ou de croissant à courbe exagérée, dont les branches, effilées aux extrémités, peuvent avoir de quatre à cinq milles de longueur. Le climat en est si rigoureux, à cause, probablement, de la proximité des monts neigeux de la Côte (ou Cascades), qu'on ne peut y récolter ni céréales d'aucune sorte, ni même de pommes de terre de taille convenable.
Tous les soirs, pendant les dix jours que j'y séjournai, il fallait s'approcher d'un bon feu pour ne pas grelotter de froid, et cela au mois de juillet. Par contre, le lac est très poissonneux, abondant surtout en une espèce de carpe, appelée lhouz; d'où son nom.
Les sauvages qui habitaient ses bords n'étaient guère plus d'une soixantaine, mais je les trouvai dans d'excellentes dispositions. Leur empressement à s'instruire des vérités de la foi et à conformer leur conduite aux enseignements du prêtre me parut former un contraste frappant avec la quasi-indifférence d'un trop grand nombre de Tchilcotines. Evidemment ils sentaient leur isolement au milieu de la forêt, et savaient que le prêtre ne pouvait être au milieu d'eux aussi souvent qu'ils en avaient besoin.
Dès mon arrivée, je m'enquis des sauvages qu'on m'avait annoncés comme n'ayant pas encore vu de prêtre. Malheureusement, après m'avoir attendu deux mois, se trouvant à bout de provisions, ils avaient quitté la place depuis deux jours seulement. Mais Pekhen, le chef local, avait déjà dépêché un de ses gens pour faire revenir ceux qu'il pourrait rejoindre.
Le lendemain soir, il était de retour avec deux familles qui s'étaient attardées à ramasser dans les bois des fruits et des racines et qui, en rebroussant chemin pour me voir, firent tant de diligence qu'une petite fille se cassa la jambe dans les embarras du sentier.
Ces sauvages méritaient certainement qu'on fît quelque chose pour eux. C'était, paraît-il, la cinquième fois que leur bande venait d'Elh-ka-tcho au lac Louzkeuz pour profiter de la visite du missionnaire, et chaque fois leurs espérances avaient été déçues.
Aussi, sur les instances de ceux que je vis, promis-je que, l'année suivante, je ne manquerais pas d'aller les voir.
Je commençai la mission, ou retraite, dès que ces deux familles furent revenues au camp. Je dois dire d'abord que tous les exercices en furent suivis avec une rigoureuse exactitude. Tout le monde, hommes, femmes et enfants, au premier son de la corne--les cloches étaient encore inconnues dans toute l'étendue de mon district--quittaient leurs tentes et venaient à l'église (qui, en pays quasi-civilisé, eût passé pour une vieille bicoque), qu'ils saluaient, avant d'entrer, par une inclination profonde accompagnée d'un grand signe de croix.
Leur ponctualité était d'autant plus méritoire que, ayant dépensé toutes leurs provisions dans un tatezsan t'sekorollai, ou festin funèbre, qu'ils avaient fait selon leurs habitudes traditionnelles--dont nous aurons beaucoup à dire en temps et lieu--pour honorer le fils du chef décédé deux jours avant mon arrivée, ils étaient obligés de vivre au jour le jour de ce qu'ils pouvaient prendre dans le lac ou sur la lisière de la forêt.
Matin et soir, tout le temps que dura la retraite, je leur donnai une instruction sur un sujet dogmatique ou moral, et, vers le milieu du jour, je leur fis un catéchisme qui dura ordinairement de deux à trois heures.
Le reste du temps fut employé à faire mes propres exercices de piété et à répondre à leurs nombreuses questions.
A chaque instant, ils assiégeaient ma tente, et m'accablaient de questions dont on chercherait en vain la solution dans les Casus conscientiae de Gury.
Il fallait, par exemple, leur dire quel péché commettait celui qui mangeait avant sa prière du matin, celui qui entrait dans l'église sans mocassins, qui, le dimanche, cueillait des fruits sauvages alors qu'il n'avait rien à manger, etc.
Ces sauvages avaient une peur terrible du diable, et chaque fois que, dans mes instructions, il m'arrivait de prononcer son nom, vieux et vieilles ne manquaient pas de se signer avec leur médaille.
Ils avaient aussi un très grand désir du baptême, et la seule difficulté sérieuse qu'ils m'aient donnée fut occasionnée par mon refus de les baptiser sans les connaître suffisamment. Cette décision souleva une véritable tempête. On me représenta que mon prédécesseur avait ainsi remis d'année en année, et à la fin il n'était point revenu. La même chose pouvait m'arriver.
En outre, ils étaient bien misérables, loin du prêtre, et avaient grand'peur d'aller dans le grand feu (l'enfer).
Néanmoins, je fus inébranlable, et me contentai de leur promettre qu'à une prochaine visite je baptiserais ceux d'entre eux qui seraient assez instruits et qui, par leur bonne conduite, m'auraient donné des garanties suffisantes de la sincérité de leurs promesses. Sévérité entachée de jansénisme, dira peut-être quelque lecteur peu au courant de la mentalité indienne; prudence tout à fait recommandable, répondra quiconque la connaît bien.
Ces Porteurs récitaient chaque jour le chapelet en entier et étaient très assidus à faire à l'église leurs prières du matin et du soir, et s'il arrivait à l'un d'eux de commettre une faute publique, il en était puni par une sérieuse fustigation, qu'il devait subir devant tout le monde, et qu'il acceptait dévotement, quand il ne la demandait pas lui-même, en expiation de son péché.
Ils avaient aussi une coutume, que je devais plus tard trouver universellement observée par les Porteurs du nord, qui me parut bien touchante. Lorsque vous arriviez à leur camp, vous remarquiez, éparpillées çà et là, sur les petites éminences qui dominaient leur village, des espèces de petites chapelles bigarrées de rouge et de bleu et surmontées de plusieurs croix. C'étaient leurs sépultures. C'est là que reposaient ensemble les membres défunts d'une même famille.
Plusieurs fois par semaine, au sortir de l'église après la prière du matin, les parents et amis des défunts se rendaient devant ces petites chapelles qu'ils appelaient tombes, pour prier en commun pour leurs morts.
Rien de pittoresque et d'émouvant comme ces groupes d'humbles enfants des bois priant ensemble sur ces tertres funèbres un Dieu qu'ils connaissaient à peine, et lui demandant de prendre en pitié ceux des leurs qui n'étaient plus. Et ces sauvages pour la plupart n'étaient pas encore baptisés!
Est-ce à dire qu'ils fussent déjà parfaits? Non assurément; le teyen, ou jongleur-médecin, avait encore beaucoup d'influence sur eux en l'absence du prêtre, et ils étaient encore loin de respecter les liens du mariage comme ils l'auraient dû. Mais comme ils me parurent dociles, j'avais tout lieu d'espérer que ces abus disparaîtraient peu à peu.
Au cours de la mission, j'admis au catéchuménat les deux familles dont j'ai parlé. Chacun fit son rhenat'sekwelnek, ou accusation publique de ses fautes, et le dernier jour je confessai les vieillards et les enfants qui étaient baptisés. De ce chef, j'entendis seize confessions, fis six baptêmes et bénis deux mariages.
J'avais décidé que, eu égard à leur extrême pénurie, je ne prêcherais que cinq jours. A l'expiration de ce terme, ils me demandèrent de leur parler encore trois jours, ce que je fis sans trop me faire prier. Mais quand, au bout de ces huit jours de mission, ils voulurent encore me faire prolonger mon séjour au milieu d'eux, je leur dis que je n'étais pas venu pour les faire mourir de faim, et, pour trancher la question, je me mis à faire mes bagages.
Les adieux furent pénibles. On sentait qu'ils me voyaient partir avec peine, et j'avoue que les regrets étaient réciproques. Après mes dernières recommandations, tout le monde prit le chemin de la forêt, tandis qu'avec mon interprète et un autre Tchilcotine je me mettais en route pour rejoindre le P. Blanchet.
Adieu donc, chers enfants des bois; que le bon Dieu vous protège et vous préserve de tout danger!
Je me suis quelque peu étendu sur ma première visite au lac Louzkeuz. On en comprendra la raison: c'est là que je fis mes premières armes comme missionnaire, et l'on aime à se reporter à ses premières amours. Du reste, les détails qui précèdent serviront à donner une idée de mes visites aux sauvages en général, et aux Porteurs en particulier, bien que plus tard mes journées aient été bien plus chargées chez ces derniers.