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MÉMOIRE

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POUR NICOLAS- JEAN PALMIER, Chirurgien-Oculiste à Paris, seul & unique Neveu, & éleve de défunt CHARLES DE SAINT YVES, ancien Chirurgien-Oculiste, Défendeur;

CONTRE ETIENNE LÉOFROI, aussi Chirurgien-Oculiste, Demandeur.

LA cause dans laquelle on m'engage aujourd'hui, présente peut-être l'espece la plus singuliere qu'on ait jamais vue.

Deux domestiques introduits chez Charles de Saint Yves mon Oncle, ont trouvé le secret de devenir ses maîtres. Ils m'ont chassé de sa maison, & m'ont enlevé toute sa tendresse & tout son bien qui consistoit en plus de 500000 livres. Ils ont fait plus, ils ont abusé de la foiblesse de ce Vieillard, jusqu'au point de lui extorquer un consentement par lequel il leur a permis de porter son nom. Qui croiroit qu'après m'avoir dépouillé de la sorte, il me restât encore quelque chose de mon Oncle, qui pût faire l'objet de leur jalousie?

Elevé par cet Oncle, instruit par lui-même dans les secrets de son art, je regardois la gloire d'avoir eu un si grand maître, comme une consolation que personne ne me pouvoit ôter. Je comptois me faire honneur de la liaison que le sang avoit formée entre lui & moi; enfin je m'imaginois qu'étant à la fois & son neveu & son éleve, personne ne pouvoit espérer plus que moi, de jouir des avantages de sa réputation: c'étoit, pour ainsi dire, une portion de sa succession qui sembloit m'avoir été transmise d'avance, & dont je me flattois d'être le paisible possesseur. C'est cependant l'usage de ces droits naturels que mes adversaires veulent aujourd'hui m'interdire. Ils viennent solliciter avec chaleur l'autorité de la Justice pour me faire des défenses expresses de m'annoncer au Public, comme le neveu de mon Oncle, & comme l'éleve de mon maître.

Je n'aurois jamais pensé qu'une prétention aussi bizarre pût faire la matiere d'une contestation sérieuse; mais sur quoi ne plaide-t-on pas! Voyons donc si l'on m'empêchera d'être le neveu & l'éleve de Charles de Saint Yves; c'est-à-dire, si l'on me fera cesser d'être ce que je suis: voici en deux mots les faits de ma cause.

Charles de Saint Yves mon Oncle, commença à exercer la Chirurgie à Saint Lazare; il s'attacha principalement à la partie de cet art, qui a pour objet les maladies des yeux: ses travaux furent suivis d'un succès que le public n'ignore pas; comme j'étois son unique neveu, il me destina à la même profession, & m'enseigna les principes & les regles de son art. Je travaillai sous lui à Saint Lazare, & je fis sous sa conduite différentes opérations; la preuve en est écrite dans l'Enquête que j'ai fait faire.

La multitude de malades dont la réputation de mon Oncle attira la confiance, le força de sortir de Saint Lazare: il alla demeurer rue Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles: je l'y suivis; il continua de me donner des leçons, & moi, de pratiquer sous ses ordres. Il me menoit chez tous ses malades; je les pansois souvent devant lui, & il me les confioit lorsqu'il ne pouvoit pas les voir; il y a même certains malades que j'ai vus avec lui pendant dix-huit mois; mon Enquête en fait foi. C'est ainsi que j'ai passé environ six années à recevoir les instructions de mon Oncle, & à exercer sous ses yeux la profession d'Oculiste; mais voici l'époque de ma disgrace.

Mon Oncle prit chez lui une jeune domestique nommée Manon, sous le titre de cuisiniere. C'étoit une fille qui réunissoit beaucoup de talens; aussi mon Oncle fut-il extrémement satisfait de son service & de son attachement, & comme il avoit l'ame infiniment reconnoissante, il crut qu'il y avoit de la justice à la tirer de la servitude; il changea donc son état, & la retint auprès de lui comme une compagne, qui par ses attentions lui tenoit lieu de femme dans le menu détail du ménage.

L'empire de cette fille sur l'esprit de mon Oncle devint bientôt une sorte d'enchantement: il n'étoit plus à lui-même; il ne pensoit plus, il n'agissoit plus que par elle & pour elle; son cœur pour haïr ou pour aimer ne se déterminoit plus que par les impressions de cette fille. Comme j'eus le malheur de déplaire à Manon, & que ma qualité d'héritier présomptif lui paroissoit une assez bonne raison pour me haïr, je fus une des premieres victimes de son despotisme, & Leofroi, mon adversaire, y trouva dans la suite le principe de sa fortune.

Ce Garçon qui n'avoit alors pour tout mérite que les bonnes graces de Manon, fut substitué à ma place dans la maison de mon Oncle; mais il y entra sous de plus heureux auspices que moi. Au reste, je ne dois point lui envier la fortune qui s'est offerte à lui; puisque j'aurois sans doute eu la délicatesse de n'en vouloir pas profiter; il fut moins difficile, & peut-être plus sage; il épousa Manon, ou plutôt il épousa, pour ainsi dire, mon Oncle lui-même, qui par la force du charme étoit en quelque façon identifié avec cette fille.

Depuis cette utile union mon Oncle eut une infinité d'égards pour le nouveau mari, qui y répondit de son côté par une extrême complaisance. Mais comme les obligations que mon Oncle avoit à ces généreux commençaux s'étoient apparemment multipliées de jour en jour, il craignit que la mort ne le surprît sans leur avoir donné des marques solides & singulieres de sa reconnoissance: son premier bienfait fut d'adopter Leofroi, en consentant par un acte précis, qu'il portât le nom de Saint-Yves: le second fut d'instituer Manon & Leofroi son mari, ses légataires universels, &, comme pour mettre le comble à toutes ces libéralités, il mourut.

Depuis la mort de mon Oncle, Leofroi & moi, nous exerçons à Paris, chacun de notre côté, la profession d'Oculiste, lui dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre, & moi rue Barre-du-Bec, du côté de la rue de la Verrerie, près du Cimetiere-saint-Jean. Il prend le nom de Leofroi de Saint-Yves, & moi la qualité de neveu & d'éleve de Saint-Yves; & c'est sur cette qualification qu'il m'intente aujourd'hui un procès. Il demande qu'il me soit défendu de me dire dans le public le neveu & l'éleve de Saint-Yves.

J'avoue que je ne conçois pas quel expédient il fournira à mes Juges, pour les mettre en état de soupçonner un moment, qu'il soit possible de lui accorder ce qu'il demande: car enfin je ne pense pas qu'il soit au pouvoir des hommes, ni de Dieu même, de faire que je ne sois pas le neveu de mon Oncle. Leofroi convient avec moi que Charles de Saint-Yves étoit mon Oncle; je saisis cet aveu, & il me paroît qu'avec un peu de dialectique on peut aisément en inférer que je suis son neveu. Or, si je suis le neveu de mon Oncle, pourquoi m'empêchera-t-on de dire que je le suis? Voilà donc d'abord une moitié de la demande de Leofroi qui me paroît détruite par des raisonnemens assez solides: voyons l'autre partie.

J'ai prouvé par une Enquête que mon Oncle m'a élevé dans son art, & que j'ai travaillé pendant environ six ans sous ses yeux & sous ses ordres. N'est-ce pas là être son éleve? pourquoi ne prendrai-je donc pas ce titre qui dans ma profession m'est aussi honorable, qu'avantageux?

Mais, dit Leofroi, je produis des témoins qui ont été fort liés avec votre Oncle, & qui cependant ne vous ont jamais vu travailler sous lui; & la plupart déposent que votre Oncle n'étoit pas content de votre conduite.

Je n'ai que deux mots à répondre: je demande d'abord, si, lorsqu'il s'agit de constater la preuve d'un fait positif, comme dans l'espece où il est question de sçavoir si j'ai travaillé sous mon Oncle, la déposition des témoins qui déclarent n'avoir aucune connoissance de ce fait, doit l'emporter sur le témoignage de ceux qui en attestent affirmativement la vérité? Je ne crois pas qu'il faille être Jurisconsulte pour prendre son parti sur cette question.

Je ne dis rien des discours désavantageux qu'on prétend que mon Oncle a tenus sur mon compte: j'ai déja annoncé que je n'étois pas l'ami de Manon, & l'on date de son regne.

Voilà toute ma cause dont j'ai cru devoir ce petit détail au public: j'espere que mes Juges ne me laisseront pas jouer plus long-tems le rôle de Sosie avec un nouveau Mercure.

Ce Mémoire est du célebre feu M. de Gennes, Avocat.


"Sa Compagne charitable la secourut, et obligeamment, &tc



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