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MÉMOIRE

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Table des matières

POUR Messire JEAN- LOUIS DE LESTENDART, Marquis de Bully, Défendeur;

CONTRE EDME- ELIZABETH DE LECLUSE, dite DE MEREUIL, ci-devant Actrice de l'Opéra, Demanderesse.

LA Demoiselle de Lécluse vient de m'intenter un procès, contre lequel il m'étoit assurément impossible de me précautionner. Elle fait paroître sur la scene un enfant de dix-huit ans, dont elle prétend être la mere. Qu'elle le soit, ou non, c'est ce que je ne sçais point; au reste, je rends trop de justice à son mérite, pour la chicaner sur cette qualité. Mais ce qui me surprend, & ce que je ne lui passerai pas avec la même indulgence, c'est qu'elle veut absolument que je m'avoue le pere de cet enfant, dont j'entends aujourd'hui parler pour la premiere fois.

Pour me prouver que je lui dois à titre de justice cet aveu, qu'elle exige de moi, la Demoiselle de Lécluse allegue des faits, cite des Loix.

Quant aux Loix, j'avoue que je ne les entends gueres: j'ai seulement appris de quelques maris mécontens, qu'il y en avoit d'assez puissantes pour rendre peres beaucoup d'honnêtes gens, qui n'avoient pas même pensé à le devenir. Cela m'a d'abord effrayé; mais on m'a rassuré en me faisant connoître que je n'étois point dans ce cas malheureux; ainsi me voilà dispensé de répondre à l'érudition répandue dans les écrits de la Demoiselle de Lécluse.

A l'égard des faits, cela est de mon ressort: je vais exposer naïvement ce que j'en sçais. Mes Juges décideront.

La Demoiselle de Lécluse est née à Paris sur la Paroisse de Saint Méry, le premier Avril 1696. Je ne m'amuserai point à lui contester la prétendue noblesse de son origine. Ce que j'en ai appris, c'est qu'elle est fille d'un pere, qui décoroit effectivement son extrême pauvreté, du titre d'Ecuyer.

Je ne suis point assez instruit de toute la vie de la Demoiselle de Lécluse, pour sçavoir ce qu'elle est devenue depuis sa naissance jusqu'à l'adolescence. Elle ne paroît pas en être trop instruite elle-même, puisqu'elle ignore, ou du moins qu'elle feint d'ignorer que Paris est le lieu de sa naissance, & qu'elle y demeuroit avec son pere & sa mere.

En effet, si l'on veut s'en tenir à son Roman, ce fut son pere, qui en 1718 l'amena pour la premiere fois à Paris, âgée alors de seize ans, dans le dessein de la mettre en Couvent. Elle ajoute qu'en cette même année, elle se trouva en liaison avec la Demoiselle de Tagny ma niece, qui lui procura ma connoissance. C'est ainsi que la Demoiselle de Lécluse commence le récit de ses aventures; mais je me crois obligé de l'avertir que sa mémoire est en défaut sur cette premiere époque; j'y découvre un petit anacronisme, qu'il est important de faire remarquer.

Elle prétend être arrivée à Paris en 1718, à l'âge de seize ans; mais elle en impose sur chaque circonstance.

En premier lieu, son Extrait Baptistaire prouve qu'elle est née en 1696, ainsi en 1718 elle avoit vingt-deux ans.

En second lieu, comment persuadera-t-elle qu'elle n'est arrivée à Paris qu'en 1718, lorsqu'on voit qu'elle y est née, qu'elle y a toujours demeuré, que dès 1717 elle étoit fille des Chœurs à l'Opéra, sous le nom de la Demoiselle de Méreuil, & que cette même année elle joua dans l'Opéra de Tancrede?

Enfin, comment a-t-elle imaginé qu'elle ait lié connoissance avec moi par le moyen de la Demoiselle de Tagny, qu'elle n'a jamais vûe? Je suis d'assez bonne foi pour avouer ingénument de quelle maniere se fit cette connoissance, & j'ai peine à croire que la Demoiselle de Lécluse ose me démentir sur cet article.

Elle partageoit avec son pere, sa mere, & son frere un troisieme étage rue Aubri-Boucher, & elle avoit pour amie, une nommée Pellegrin, qui postuloit alors pour entrer à l'Opéra. Ces deux filles avoient reçu de la nature des attraits, & des talens, qui sembloient les destiner aux grandes aventures; mais sans ignorer le prix de ces avantages, elles avoient acquis assez de connoissance du monde, pour sçavoir que le mérite sans appui perce difficilement; c'est ce qui les avoit déterminées à se mettre sous la protection d'un Patron, qui pour une part dans le produit, s'étoit chargé du soin de faire valoir leurs charmes.

Cet honnête homme se trouva un jour à l'Opéra près de moi. Je ne le connoissois point; mais chacun sçait qu'aux spectacles il suffit à deux personnes de se trouver dans une même loge, pour que l'une des deux ait le droit de s'entretenir avec l'autre: notre conversation roula particulierement sur les intrigues modernes des Actrices. La matiere étoit ample, & réjouissante. Enfin, après avoir parcouru les fastes galans de l'Opéra, il me fit remarquer du côté du Roi, la Demoiselle de Lécluse, qui portoit alors le nom de Méreuil, & il me demanda comment je la trouvois. Je fixai les yeux sur elle, & je répondis qu'elle me paroissoit assez jolie; mais comme je m'en expliquois froidement, il sentit bien que la conversation, que nous venions d'avoir, m'avoit peu disposé en faveur de la jeune personne. Ne vous y trompez pas, me dit-il, celle-ci est bien différente des autres. C'est une fille de condition, qui est sage, & très-sage: je la connois, & je pourrois répondre d'elle; il n'y a que la nécessité, qui l'ait obligée de prendre un parti indigne de sa naissance, & de ses sentimens. Il continua sur le même ton, & avec un air de sincérité, qui commença à m'intéresser, & qui me fit souhaiter de connoître ce Phénix de l'Opéra. Je lui témoignai donc de la meilleure foi du monde, l'envie qu'il me faisoit naître, & j'ajoutai que je serois charmé de trouver l'occasion de servir utilement une fille si aimable, & si estimable. A ces mots, l'adroit Proxenete me voyant arrivé au point où il me souhaitoit, m'assura avec toutes les démonstrations d'une noble sensibilité, qu'à la premiere occasion il instruiroit la Demoiselle de Méreuil de notre entretien, & que d'avance je pouvois compter sur sa reconnoissance.

Il me tint parole, & trois jours après nous nous rencontrâmes à l'Opéra, où il m'annonça pour le lendemain la visite de la Demoiselle de Méreuil. Effectivement il me l'amena à l'heure marquée, avec la Demoiselle Pellegrin sa compagne. Ces deux Demoiselles se présenterent avec une modestie fort piquante. Mademoiselle de Méreuil, & moi nous nous fîmes des politesses assez bien soutenues de part & d'autre, & après une petite conversation, qui se passa en complimens, je proposai au galant trio d'accepter mon dîner: on fit par bienséance toutes les petites façons, & on accepta par goût. Je dis par goût, car la contenance, que chaque convive tint à table, me persuada qu'aucun des trois n'avoit accepté avec répugnance.

Mais malheureusement un petit accident troubla la fête. La Demoiselle de Méreuil, qui apparemment avoit peu ménagé son estomac, se trouva mal au dessert. Sa compagne charitable la secourut, & obligeamment elle me laissa voir, en la délaçant, des graces, auxquelles la défaillance n'avoit rien fait perdre: cependant je n'en étois encore qu'à trouver beau, ce qui l'étoit réellement, & j'avoue franchement, que mes vues ne se portoient pas plus loin.

Depuis ce jour la Demoiselle de Méreuil me rendit des visites assez fréquentes. Comme je ne demeurois pas loin du Palais-Royal, elle me venoit voir tous les jours d'Opéra; du moins elle n'y manquoit, que lorsque son tems étoit employé plus utilement ailleurs. Les désagrémens de son état, les mauvais traitemens de sa mere, qu'elle me peignoit comme la femme la plus bizarre & la plus farouche, furent les premiers sujets de nos conversations. Elle me contoit ses prétendus chagrins avec des apparences de confiance si persuasives, qu'aidée par les préjugés avantageux, qu'on m'avoit inspirés, elle réussissoit insensiblement à m'attendrir sur son état.

Nous en étions-là, lorsque je ne sçais quelle aventure la fit chasser de l'Opéra: elle eut grand soin de me déguiser cet événement, en me disant que sa mere, par délicatesse de conscience, l'avoit obligée de se retirer d'un lieu, où elle prétendoit qu'on respiroit un air malsain pour la vertu; cela étoit assez vraisemblable pour être cru.

Son expulsion de l'Opéra fut suivie d'une catastrophe encore plus fâcheuse. La mere mieux informée que moi, de la mauvaise conduite de sa fille, la maltraita vivement, & voulut la faire enfermer. La Demoiselle de Méreuil, accoutumée à des traitemens plus doux, & jalouse d'une liberté dont elle faisoit un si charmant usage, se trouva fort scandalisée de la mauvaise humeur, & des indécentes résolutions de sa mere. Elle se sauva de la maison paternelle, vint me trouver, fondant en larmes, & en me déployant toute sa douleur, elle ne m'en cacha que la cause.

Elle me fit entendre qu'après la perte récente d'un Procès considérable, son pere & sa mere venoient de se retirer clandestinement dans la Province, pour soustraire quelques effets à l'avidité de leurs créanciers: que, réduits eux-mêmes à ne pouvoir se procurer les secours les plus nécessaires aux besoins de la vie, ils avoient été forcés d'abandonner leur fille aux charitables soins de la Demoiselle Pellegrin; que la fortune de celle-ci suffisant à peine pour la faire vivre, elles se trouvoient l'une & l'autre exposées à la misere la plus effrayante. Ce récit fut accompagné de tout ce qui pouvoit donner des graces à la douleur. Gestes, soupirs, larmes, sanglots, évanouissemens, rien n'y fut oublié. Peut-être en falloit-il moins pour m'engager à lui payer une pension de 400 livres, chez la Demoiselle Pellegrin son amie.

Cette petite marque d'amitié parut toucher la Demoiselle de Lécluse, qui dès-lors avoit quitté le nom de Méreuil; & comme dans les ames généreuses la reconnoissance est un des sentimens les plus vifs, cela me valut sur le champ une déclaration d'amour. Je ne sçais si elle me flatta plus, qu'elle ne me surprit; tout ce que je peux dire (car je ne déguise rien) c'est ce que j'y répondis avec assez de vivacité; mais la Demoiselle de Méreuil ne démentit point encore la merveilleuse idée, qu'on m'avoit donnée d'elle, & par-là elle ajouta beaucoup aux heureuses dispositions où j'étois à son égard: je suis même obligé de convenir que, peut-être par amour-propre, je ne laissai pas que de conserver dans la suite, toute cette bonne opinion, quoiqu'alors la Demoiselle de Lécluse semblât m'avoir permis d'en diminuer quelque chose. Au reste, je pense que cette crédulité n'est pas moins d'un galant homme, que d'une dupe.

Tout ce que je viens de dire, a pour époque l'année 1717; mais je l'ai déja remarqué, la Demoiselle de Lécluse ne date que de 1718, ainsi il ne doit pas paroître surprenant que toutes ces petites particularités aient été retranchées du journal de sa vie.

Au mois de Septembre de la même année 1717, je fus obligé de faire un voyage à ma terre de Bully. La Demoiselle de Lécluse m'y accompagna. Pendant le séjour que nous y fîmes, deux Dames de ma connoissance, Religieuses à l'Abbaye de Longchamp, vinrent prendre les eaux de Forges chez moi, & en y voyant la Demoiselle de Lécluse, elles ne me dissimulerent point qu'elles me trouvoient en trop bonne compagnie. Pour dissiper leurs inquiétudes, je leur contai notre histoire, jusqu'à la déclaration d'amour exclusivement. La singularité des circonstances les surprit, sans cependant leur inspirer une grande sécurité sur notre compte; ensorte qu'elles ne me parurent pas moins allarmées de l'avenir, qu'édifiées du passé. Leur charité se proposa donc dès le moment de nous garantir du précipice, où elles nous regardoient comme prêts à tomber.

Ces deux saintes filles travaillerent en effet très-sérieusement à remplir ce projet. La Demoiselle de Lécluse & moi nous eûmes chacun en notre particulier, bien de petits sermons, d'autant plus touchans, qu'ils étoient l'ouvrage visible de l'amitié la plus désintéressée, & du zele le plus pur. Leurs bonnes intentions eurent le succès, qu'elles en pouvoient attendre; la Demoiselle de Lécluse parut pénétrée autant que je le fus en effet, & il fut arrêté entre nous quatre, qu'elle se retireroit au Couvent de Longchamp, & que je payerois sa dot, qui devoit être de 10000 livres.

A mon retour de Bully je satisfis à mon engagement. Je conduisis la Demoiselle de Lécluse à l'Abbaye de Longchamp; mais Madame l'Abbesse exigea qu'avant son entrée au Noviciat, elle restât trois mois en qualité de Pensionnaire: c'étoit une sage précaution, dont l'objet étoit d'éprouver la vocation de la Demoiselle de Lécluse.

Cette épreuve fut plus longue, qu'on avoit cru qu'elle dût l'être. A l'expiration des trois premiers mois, lorsqu'il fut question d'entrer au Noviciat, la Demoiselle de Lécluse se trouva irrésolue: elle demanda un nouveau délai de trois mois, qui lui fut accordé. Cet espace de tems ne s'étant point encore trouvé suffisant pour décider sa vocation, c'est-à-dire pour l'enhardir à déclarer celle qu'elle avoit pour le monde, elle obtint par grace un dernier délai de trois mois.

Enfin, après m'avoir préparé pendant quelque tems par un petit air rêveur, & mélancolique, la Demoiselle de Lécluse crut qu'il étoit tems de prendre son parti; elle se détermina donc à me déclarer ses dispositions, par une lettre qu'elle m'écrivit.

Cette lettre, quoique bien tournée, n'étoit au fond qu'un assemblage assez bizarre de sentimens d'amour, de religion, de reconnoissance; en un mot, tout autre que moi auroit fort bien pu y découvrir les petites vues de la Demoiselle de Lécluse: mais je ne suis pas si pénétrant; je me laissai séduire par dix ou douze petites phrases fort jolies, dont la conclusion étoit que Dieu n'appelloit point la Demoiselle de Lécluse à la vie Religieuse, & je pris dès le moment la résolution de la retirer du Couvent, dans le dessein de lui procurer un établissement avec les 10000 livres, que j'avois d'abord consacrées au payement de sa dot.

Ce fut dans ce tems que je lui écrivis une lettre, qu'elle ose aujourd'hui produire contre moi. Dans cette lettre je lui marquois ingénument les sentimens d'amitié qui m'attachoient à elle, & je lui déclarois que puisqu'elle ne vouloit plus être Religieuse, je consentois de partager avec elle les plaisirs innocens que la vraie amitié permet, persuadé, lui disois-je, que quand le Seigneur n'y est point offensé, cela dure davantage.

La Demoiselle de Lécluse sortit donc de l'Abbaye de Longchamp le 25 Octobre 1718. Je lui fis meubler un appartement rue de Richelieu, & j'ose dire qu'elle y trouva avec assez de décence toutes les commodités de la vie. Comme elle sçavoit qu'en considération de la vertu, que je lui supposois j'étois dans la résolution de lui procurer un mariage honnête, elle avoit grand soin de soutenir avec moi cet extérieur de sagesse, dont jusqu'alors elle s'étoit masquée si heureusement; mais dès qu'elle n'étoit plus sous mes yeux, elle ne manquoit aucune occasion de se dédommager de cette contrainte, & j'avois chez moi un Intendant, qui lui fut en cela d'un grand secours. On juge bien que je n'étois pas informé de toute l'intimité de leur bonne intelligence; mais les choses arriverent à un point, où il étoit impossible de ne pas craindre que je m'en apperçusse. La Demoiselle de Lécluse devenoit insensiblement un témoin contre elle-même; chaque jour rendoit le danger plus pressant. Il n'y avoit qu'un moyen de prévenir l'éclat: c'étoit d'éloigner pour quelque tems la Demoiselle de Lécluse; mais il falloir un prétexte; il eût été étonnant que deux Amans en eussent manqué dans une conjoncture si intéressante: voici donc celui qu'ils imaginerent.

La Demoiselle de Lécluse vint me trouver avec une lettre à la main, qu'une de ses parentes venoit, disoit-elle, de lui remettre. Elle me présenta cette lettre d'un air consterné, & se laissa tomber dans un fauteuil sans me rien dire. Je lus; on marquoit à la Demoiselle de Lécluse que son pere étoit à l'extrémité, qu'il désiroit ardemment de la voir, qu'il la demandoit sans cesse. Le Secretaire, qui autant que je peux me souvenir, prenoit la qualité d'Oncle, exhortoit vivement sa niece à partir sur le champ. Cette lettre me toucha, & après avoir témoigné à la Demoiselle de Lécluse combien j'étois sensible à sa juste douleur, je voulus lui faire quelques petites remontrances pour la détourner d'un voyage, qui me paroissoit devoir être aussi désagréable pour elle, qu'inutile à son pere; mais elle entra dans des transports de tendresse, qui me firent presque regarder mes remontrances comme une injure que je faisois à son bon coeur, ensorte que ne pouvant en moi-même désapprouver une résolution si louable, je consentis qu'elle partît avec sa prétendue parente. Je lui donnai même quelque argent, tant pour les frais du voyage, que pour les besoins de son pere.

Je ne sçais point de quel côté la Demoiselle de Lécluse tourna ses pas. Si je veux l'en croire, ce fut vers la rue de la Harpe, chez la nommée le Moine, qui fut la discrete dépositaire du secret qu'on vouloit me cacher.

Après cette éclipse la Demoiselle de Lécluse reparut sur l'horison, comme un astre, qui n'avoit rien perdu de son éclat. Je la reçus avec amitié, & je me réjouis très-sincérement avec elle de la convalescence imaginaire du bonhomme, qui n'auroit pas, dit-on, manqué de m'écrire, si l'état de foiblesse où il étoit, lui avoit permis de me marquer toute sa reconnoissance.

Je pris tout cela le mieux du monde, & comme il semble que tout ne serve qu'à fortifier les premieres impressions d'un esprit prévenu, ce qui devoit deshonorer la Demoiselle de Lécluse, devint à mes yeux un nouveau mérite pour elle. Le tendre attachement, que je croyois qu'elle venoit de me marquer pour son pere, me parut un garant sûr de l'excellence de son cœur, & je pris de-là occasion de la proposer à mon Intendant, comme un parti qui pouvoit le rendre heureux. Je n'oubliai point les 10000 livres de dot, & quelques menues bagatelles, qui pouvoient être d'une grande ressource dans la Communauté. Mon Intendant étoit un homme, en qui j'avois placé ma confiance depuis long-tems, & je croyois lui procurer une bonne fortune. Il me parut très-sensible à mon choix, & m'assura qu'il se trouvoit fort honoré de ma proposition. Il me dit, & il disoit vrai, qu'il connoissoit tout le prix de la Demoiselle de Lécluse; en un mot il renchérit sur tout le bien que je pouvois lui en dire, & finit en déclarant, qu'il seroit charmé d'être agréé par la Demoiselle de Lécluse. Il ajouta néanmoins qu'il étoit de son intérêt de différer cet établissement, jusqu'à ce qu'il eût arrangé quelques affaires de famille, qui tenoient sa petite fortune en échec. Je n'avois garde de désapprouver une conduite qui paroissoit si sage, & si prudente. J'en prévins la Demoiselle de Lécluse: je lui vantai les bonnes qualités de son futur; elle avoua modestement qu'il méritoit l'éloge que j'en faisois, & qu'au surplus l'estime, que je marquois avoir pour lui, étoit le titre le plus avantageux, sous lequel un homme pût se produire auprès d'elle.

Dès ce moment je crus pouvoir regarder l'affaire comme conclue, & je ne pensai qu'à donner de jour en jour à l'un & à l'autre, de nouvelles marques de confiance & d'amitié. Je ne rapporterai sur cela qu'un trait, qui peut faire juger des autres, & qui d'ailleurs doit nécessairement trouver ici sa place.

Je l'ai déjà dit, le pere de la Demoiselle de Lécluse étoit fort pauvre; il le devint encore davantage: on avoit exécuté ses meubles; un petit domaine de vingt ou trente pistoles de revenu, qui faisoit tout son patrimoine, se trouvoit saisi depuis quelque tems par ses créanciers; on en poursuivoit la vente avec vivacité; & le sieur de Lécluse, qui n'avoit pas plus de crédit que d'argent, se voyoit chasser tristement de la chaumiere de ses peres, sans espérance d'y rentrer. Mon Intendant, de concert avec la Demoiselle de Lécluse, me conta toute l'infortune de son futur beau-pere: deux cens pistoles, disoit-il, pourvoient le tirer d'affaire, & la Demoiselle de Lécluse, dans la crainte de paroître abuser de mes bontés, en me demandant ce petit secours, avoit pris son parti, c'étoit de mourir de chagrin. Assurément j'aurois été bien fâché d'avoir à me reprocher la mort de la Demoiselle de Lécluse. Je chargeai donc mon Intendant de s'informer des arrangemens, qu'il y avoit à prendre, pour conserver des jours qui lui étoient si précieux. Les éclaircissemens ne furent pas longs à trouver. Je fus diligemment instruit, & en fort peu de jours: moyennant 4000 livres, que je fis porter par mon Intendant au sieur Boiceau, Procureur des créanciers du sieur de Lécluse, l'affaire fut terminée, & les pieces me furent remises.

Mon intention étant que cette libéralité profitât à la Demoiselle de Lécluse, à condition néanmoins qu'elle laisseroit à son pere, pendant sa vie, la jouissance du domaine en question, mon Intendant fut attentif à tourner la quittance, ou l'acte, d'une maniere propre à remplir sur ce point mes volontés. Cependant je sçais qu'il oublia finement d'y insérer la réserve de l'usufruit au profit du bonhomme. Mais ç'auroit été faire injure à la Demoiselle de Lécluse, que de regarder l'omission de cette clause, comme quelque chose d'important, & l'on va voir, par la maniere dont elle se disposa à user de mon bienfait, que je n'avois pas lieu de la soupçonner.

Elle me pria avec des transports de joie & de reconnoissance qui me charmoient, de lui laisser la satisfaction d'aller elle-même rétablir son pere dans ses biens. Elle devoit perdre, disoit-elle, le plaisir le plus vif de sa vie, si toute autre personne qu'elle, étoit chargée de porter une si heureuse nouvelle. Je n'avois point de raisons pour me refuser à ses instances: je lui fis donc remettre les papiers, avec les quittances du Procureur, & je la laissai partir accompagnée de sa domestique, dans une chaise que je lui fournis. Je lui donnai même 800 livres, tant pour les frais du voyage, que pour réparer le dommage, qu'avoient causé dans les meubles de son pere, les incursions des Huissiers.

Arrivée à Fulvie (c'est le nom du Village où demeuroit le pere), la Demoiselle de Lécluse, qui n'avoit point oublié ses premiers rôles, y prit tous les airs d'une Divinité, qui vient honorer la terre de sa présence. Elle regarda sa famille, comme un petit essain de misérables, qui devoient solliciter à genoux sa protection, & pour se déterminer à secourir son pere & ses freres, elle attendoit froidement, que par leur encens, & leurs hommages, ils commençassent à mériter ses bontés. Mais pendant qu'avec ses proches, la Demoiselle de Lécluse tranchoit ainsi de la Déesse, elle ne dédaigna pas de s'humaniser avec quelques étrangers. Il y eut entr'autres un Chevalier, à qui elle ne refusa aucunes marques de sa prédilection. J'ai entre les mains une lettre, qui prouve à quel titre il la méritoit. Il faut remarquer que ce galant étoit un Profes dans l'Ordre des Coteaux, & comme on prend assez volontiers le goût de ceux qu'on aime, la Demoiselle de Lécluse n'eut point de peine à s'habituer avec lui aux plaisirs de la table.

Dans ces amusemens mêlés, elle commença, suivant l'ordre, par dessécher l'Amant; à ses fonds expédiés succéderent mes 800 livres, avec lesquels on ne brilla pas long-tems: ensuite on trouva que ma chaise étoit un meuble assez inutile à des gens, qui ne voyageoient que de la table au lit; on la vendit. Enfin, après la chaise vendue, que faire des bottes du postillon? On s'en défit en faveur d'un Fermier, qui les prit à compte sur quelques provisions de bouche, qu'il avoit fournies.

Après cette économique expédition, la Demoiselle de Lécluse revint avec son Chevalier par la voiture publique, & sur la route, par maxime de bienséance, & pour éviter le scandale, & les embarras, elle eut l'attention de se faire passer pour sa femme, & se comporter comme telle.

Le postillon mécontent de ce qu'elle l'avoit renvoyé à pied, m'apprit toutes ces aventures; j'en fus d'ailleurs instruit par plusieurs lettres, qui sont entre les mains de mon Avocat; on y voit les lamentations du sieur de Lécluse, qui se plaint à moi de sa misere, & de ce qu'au lieu de soulager sa famille, la Demoiselle de Lécluse lui a laissé pour cent francs de dettes. On n'aura pas de peine à se persuader qu'après des découvertes de cette nature, je ne fis pas à la Demoiselle de Lécluse une réception bien gracieuse. Elle voulut justifier sa conduite, & je ne doute point que son apologie ne fût toute prête; mais le regne des fictions étoit passé, je refusai de l'entendre, & je la fis chasser de chez moi avec un mépris égal à l'estime, que j'avois eue pour elle.

Il est sensible que mon Intendant avoit intérêt de la ménager, dans la crainte qu'elle n'intentât contre lui l'action, qu'il lui fait aujourd'hui diriger contre moi, & ce motif, que je devois ignorer, pouvoit facilement se déguiser sous le spécieux prétexte de la compassion. Il crut donc pouvoir joindre auprès de mes amis, ses sollicitations à celles de la Demoiselle de Lécluse, qui me demandoit par charité une retraite dans un Couvent. Plusieurs personnes de piété m'en parlerent. Je cédai à leurs prieres, & je consentis de payer la pension de la Demoiselle de Lécluse à la Communauté des Filles de Saint-Chaumont. Je crois que ce fut vers la fin du mois d'Août 1722, qu'elle entra dans ce Couvent; mais la Supérieure, ayant appris que sa nouvelle Pensionnaire étoit une Pénitente de l'Opéra, ne fut pas curieuse de conserver un dépôt si suspect; elle pria poliment la Demoiselle de Lécluse de choisir un autre asyle.

De ce Couvent, où la Demoiselle de Lécluse ne coucha qu'une nuit, elle passa à la Communauté de Bonnes-Nouvelles; mais je n'y payai pas long-tems sa pension. La Demoiselle de Lécluse n'étoit pas née pour la retraite; elle fit à la grille la conquête d'un Gendarme nommé de Chavanne. Aussi-tôt les billets doux se glisserent de part & d'autre; quelques-uns furent interceptés, & découvrirent l'intrigue. La Demoiselle de Lécluse fut chassée; & afin de n'être plus dans le risque de trahir par des lettres, le secret de ses amours, elle alla demeurer avec le Gendarme; ils resterent même assez long-tems ensemble. Les bons & les mauvais momens que la Demoiselle de Lécluse passa avec lui, la porterent à croire qu'elle étoit sa femme, & elle en parut si intimement persuadée, qu'à la mort du sieur de Chavanne, elle prit le deuil, & se présenta en qualité de veuve, pour recueillir sa succession. C'est une anecdote singuliere, dont je trouve la preuve dans une lettre du sieur de Lécluse, son cousin-germain.

Les veuves sont sujettes à trouver dans les héritiers de leurs maris, des gens mal disposés, & peu traitables; c'est un malheur qu'éprouva la Demoiselle de Lécluse. Les héritiers du sieur de Chavanne ne voulurent même entrer dans aucune composition avec la veuve de leur parent; ils la traiterent au contraire d'une maniere, qui n'étoit rien moins que respectueuse; mais la Demoiselle de Lécluse sçut profiter de ces leçons de l'adversité; l'injustice de ces collatéraux servit à lui ouvrir les yeux. Outrée de leurs mauvais procédés, elle fit des réflexions sérieuses sur les risques, auxquels s'expose une fille raisonnable, en donnant toute sa tendresse à un seul homme, qui peut lui être enlevé par la mort, ou par l'inconstance; elle quitta sur le champ les lugubres ornemens de la viduité, & engagea son cœur & sa foi au Public. Je ne crains point de le dire, c'est le seul engagement, auquel elle ait été fidele.

Voilà dans la plus exacte vérité, quelle est cette fille de condition, qui, après dix-huit ans de réflexion, m'accuse aujourd'hui d'avoir séduit son innocence. Tant que mon Intendant a eu toute ma confiance, & qu'il a demeuré chez moi, la Demoiselle de Lécluse a gardé le silence, je n'ai point entendu parler d'elle; mais depuis que je n'ai plus cet Intendant à mon service, ils ont projetté ensemble de se débarrasser en ma faveur du fruit de leurs amours. L'Intendant y trouve son compte, & il a fait entendre à la Demoiselle de Lécluse, que cette translation de paternité seroit une fortune pour elle, & pour son fils. Il paroît effectivement qu'elle le pense ainsi, puisqu'elle croit me faire grace en ne me demandant que 80000 livres, tant pour ses dommages & intérêts, que pour les alimens de ce fils, comme si, en me supposant pere, on pouvoit exiger de moi autre chose qu'un métier pour un enfant, âgé, dit-on, de dix-huit ans, qui dans l'hypothèse, seroit un bâtard adultérin, puisqu'au tems où l'on place sa naissance, ma femme étoit encore vivante; aussi cette demande ne m'effraye-t-elle pas beaucoup. Au reste je laisse à mon Défenseur le soin d'en faire sentir tout le ridicule. Pour moi, je ne me suis engagé qu'à une exposition naïve des faits; je viens de m'en acquitter à ma maniere, & j'ose me flatter de les avoir rapportés avec toute l'exactitude & la bonne foi possibles; je peux même dire qu'ils sont presque tous soutenus de preuves écrites. J'avouerai cependant que je rougis du détail, dans lequel je viens d'entrer. Devois-je descendre à cette espece de justification, & n'est-ce pas faire trop d'honneur aux fictions d'une Héroïne de Coulisse?

Ce Mémoire est de feu M. de Gennes, Avocat.



Causes amusantes et connues

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